1Le 15 mars 2020 en France, dans le cadre du confinement organisé pour faire face à la pandémie de Covid-19, un arrêté du ministre de la Solidarité et de la Santé précisait qu’il y avait lieu de fermer les établissements recevant du public « qui ne sont pas indispensables à la vie de la Nation tels que les cinémas, bars ou discothèques », ainsi que les commerces « à l’exception de ceux présentant un caractère indispensable comme les commerces alimentaires, pharmacies, banques, stations-services ou de distribution de la presse ». Quelques jours plus tard, de premières analyses, produites tant par des journalistes que par des chercheur·es (par exemple Lambert, 2020), soulignaient combien ces circonstances permettaient de rendre visibles celles et ceux qui continuaient à travailler mais aussi la contradiction flagrante entre le caractère indispensable de leur présence et la faiblesse de leurs salaires — une manifestation de la piètre reconnaissance de leurs services accordée par la société, pointée de longue date par les enquêtes sociologiques.

3Après cette analyse des différentes catégories mobilisées pour décrire les travailleurs essentiels et un rappel de la contradiction entre hiérarchie des salaires et utilité sociale redécouverte à l’occasion du confinement, l’article s’interroge sur les raisons de cette distorsion puis sur la question de savoir quelles seraient les conditions pour y remédier en s’intéressant notamment à la manière dont la notion d’utilité sociale pourrait trouver une traduction concrète.

1 Quelles catégories pour définir les travailleurs « indispensables au fonctionnement de la société » ?

4Au long du premier confinement et dans les différents pays confrontés à la même situation, les catégories mobilisées pour décrire ces travailleurs et travailleuses ont été diversifiées et n’ont pas toujours recouvert les mêmes réalités. Deux types de critères ont été mobilisés : le caractère vital de l’activité pour le fonctionnement normal de la société et la possibilité ou non d’exercer le travail à distance. Les notions de première et deuxième ligne sont venues complexifier cette distinction, non seulement parce qu’elles n’ont pas toujours été mobilisées pour désigner les mêmes réalités mais aussi parce qu’elles ont évolué au cours du temps : dans certains travaux, soignants et non soignants sont considérés comme appartenant à la première ligne alors que dans d’autres seuls les premiers y appartiennent (cf. tableau 1).

5Dès le mois d’avril 2020, le Center for Economic and Policy Research (CEPR) nord-américain utilisait la notion de Frontline workers, les travailleurs et travailleuses des « industries de première ligne » pour s’intéresser spécifiquement à celles et ceux qui continuaient à travailler au contact du public malgré la pandémie. Le CEPR indiquait qu’« avant la pandémie de Covid-19, plus de 30 millions de travailleurs étaient employés dans six grandes industries qui sont maintenant en première ligne. Il s’agit notamment de commis d’épicerie, d’infirmières, d’agents d’entretien, d’employés d’entrepôt et de chauffeurs de bus ». Il poursuivait ainsi : « ils étaient essentiels avant l’arrivée de la pandémie, mais aussi surchargés de travail, sous-payés, sous-protégés et sous-estimés » (Rho et al., 2020). Quelques mois plus tard, Francine Blau et son équipe estimaient le nombre des travailleurs de la première ligne en recensant d’abord les travailleurs essentiels grâce à la liste publiée par le Département de la sécurité intérieure le 28 mars 2020, puis en ôtant de ce groupe ceux qui pouvaient travailler à distance (Blau et al., 2020). Selon cette estimation, les travailleurs essentiels représentaient 70 % de la force de travail et les travailleurs de la première ligne (frontline), 47 %. Si les travailleurs essentiels présentaient des caractéristiques comparables à celles de l’ensemble de la force de travail, notamment en termes de salaire, le groupe de la première ligne comportait plus de femmes et de personnes immigrées. Il présentait également des salaires moins élevés.

6Cette notion de première ligne, une métaphore militaire mais également médicale (l’équipe de première ligne étant celle qui reçoit en premier le patient), fut également utilisée en France au début du confinement avant de laisser place à une catégorisation plus fine distinguant les travailleurs de la première ligne — le personnel de soin — de ceux de la deuxième ligne — tous les autres. Cette nouvelle configuration déjà promue par le Président de la République le 25 mars 2020 dans son discours de Mulhouse semble s’être imposée au cours de l’année 2020, notamment lorsque, le 30 octobre 2020, la ministre du Travail, Élisabeth Borne, confia à deux expertes, Christine Erhel et Sophie Moreau-Follenfant, une mission « visant à accompagner les partenaires sociaux dans la démarche de reconnaissance des travailleurs de la deuxième ligne », la mobilisation exceptionnelle de ceux-ci ayant mis en lumière « l’écart qui existe entre leur utilité à la cohésion sociale et la manière dont ils sont reconnus ».

7Pendant ce temps, le Royaume-Uni mobilisait une troisième catégorie, celle de key worker (travailleur-clé). Dans une étude remarquable parce qu’elle était l’une des premières à quantifier précisément la surmortalité par profession, l’Office national statistique britannique publiait le 11 mai 2020 des résultats mettant en évidence la surmortalité des travailleurs-clés (National Office for Statistics, 2020a). Cette notion avait émergé au tout début des années 2000 au Royaume-Uni lorsque l’augmentation des prix des loyers avait rendu ceux-ci inaccessibles pour les salariés des secteurs publics et parapublics délivrant un service de proximité nécessaire au bon fonctionnement de la société. Il s’agissait alors du personnel médical et hospitalier, du personnel éducatif, des puéricultrices, de la police et des gardiens de prison, dont les difficultés de recrutement étaient devenues préoccupantes et pour lesquels des mesures d’aide à l’acquisition de logement au centre de la capitale allaient être déployées. La politique mise en œuvre par Tony Blair sera évaluée en 2006 puis abandonnée, mais la notion de key workers continuera à être utilisée notamment dans certaines politiques publiques, par exemple pendant le confinement pour organiser l’accueil des enfants de ces travailleurs lors de la fermeture des écoles. Selon le National Office of Statistics (2020b), les travailleurs-clés représentent 33 % de la force de travail totale et un tiers d’entre eux travaillent dans le secteur de la santé et du social. Ils appartiennent tant au secteur privé qu’au secteur public et comprennent des personnes de toutes catégories socio-professionnelles qui se positionnent de manière très diversifiée dans l’échelle des rémunérations, comme le montre le tableau suivant.

8Une partie d’entre eux (un peu plus de 15 %) peuvent travailler à distance. On le voit, il s’agit d’une catégorie forgée dans des circonstances particulières et pour un usage précis, qui comprend une diversité de profils, tant du point de vue des catégories socio-professionnelles que des conditions de rémunération et de vie.

9Cette catégorie a été utilisée par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) dès 2014 (Arènes et Virot, 2014). Elle avait été présentée, discutée et adoptée lors d’un atelier organisé par l’Atelier parisien d’urbanisme en 2013 (APUR, 2014) dans les mêmes circonstances et pour servir au même usage que celui pour lequel elle avait été inventée plus de dix ans plus tôt au Royaume-Uni : l’augmentation des prix du logement. Comme au Royaume-Uni, il s’agissait de recenser tous les travailleurs assurant des activités essentielles pour le fonctionnement social et appartenant à des secteurs connaissant des difficultés de recrutement. En 2020, c’est cette catégorie que les agents de l’Observatoire régional de Santé de l’Île-de-France mobiliseront pour calculer combien de travailleurs ont dû aller travailler :

« En pleine crise sanitaire liée au Covid-19, le confinement a été promulgué le 17 mars 2020 en France mais plusieurs millions de travailleurs voient leur emploi maintenu pour des intérêts publics (services de santé, commerces alimentaires, industries pharmaceutiques), sanitaires (traitement des eaux, ramassage des déchets, nettoyage, services funéraires), logistiques (transports, entrepôts) ou utilitaires (fournisseurs d’énergie : électricité, pétrole, gaz, services informatiques, construction) [en raison du] caractère indispensable de leur activité » (Telle-Lamberton et Bouscaren, 2020, p. 2).

10On notera là aussi le caractère hétérogène de cette catégorie, qui comprend des travailleurs qui sont tous indispensables, mais dont les revenus et les appartenances socio-professionnelles sont diversifiées — on trouve des médecins, des infirmiers hospitaliers et libéraux et des techniciens à côté des agents d’entretien ou des vendeurs —, certains étant très visibles et en contact avec le public, d’autres non. C’est ce que souligne l’Institut Paris Région (IPR) dans sa note de décembre 2020, qui propose de distinguer au sein des travailleurs essentiels : 1) des professions de première ligne 2) leurs relais qui ne sont pas nécessairement exposés et 3) des professions assurant des services publics nécessaires au quotidien. L’IPR procède donc à la même opération que celle réalisée aux États-Unis par Francine Blau et son équipe : partir des travailleurs essentiels ou clés (dont le périmètre diffère selon les époques et les contextes) et en ôter ceux qui peuvent travailler à distance pour obtenir les travailleurs de la première ligne comprenant soignants et non soignants.

11En Île-de-France, précise l’Institut, les actifs dits essentiels sont composés pour 42 % de travailleurs de première ligne, pour 32 % de travailleurs relais des premières lignes et pour 26 % de salariés des services publics du quotidien. Détaillant chacun de ces groupes, il indique que « les premières lignes sont composées pour une grande part d’actifs employés ou ouvriers, plus souvent peu diplômés et immigrés et logés dans le parc social. Ils comptent une part élevée de familles monoparentales. Ces actifs sont un peu plus souvent des femmes » (Beaufils et al., 2020).

13Si la définition des travailleurs essentiels semble pouvoir varier selon les lieux et les contextes historiques et recouvrir des professions très diverses, il apparaît qu’un sous-ensemble de travailleuses et travailleurs présentant systématiquement des conditions de travail et d’emploi beaucoup moins favorables que la moyenne est mobilisé en permanence pour prendre en charge des tâches à la fois indispensables pour le fonctionnement de la société et impliquant une présence physique — qui explique la plus forte exposition de ces personnes aux risques épidémiologiques.

2. Inégalité ou injustice : les fondements de la condition des travailleurs de deuxième ligne

14La contradiction entre le caractère indispensable des fonctions exercées par les travailleurs de la deuxième ligne et la grande médiocrité de leurs conditions de rémunération et de travail est devenue objet d’indignation pendant la crise. L’étude issue de la mission de Christine Erhel et Sophie Moreau-Follenfant dresse un portrait précis et édifiant de ces travailleurs qui présentent des salaires très faibles (en moyenne moins de 12000 euros de revenu salarial net annuel, mais moins de 8200 euros pour les aides à domicile ou autour de 9000 pour les agents d’entretien et les ouvriers de manutention), des conditions d’emploi et de travail très dures et une grande hétérogénéité en matière de satisfaction de la vie professionnelle.

15De nombreux travaux ont confirmé, depuis le confinement, les caractéristiques de cette population : très féminine en raison de la forte présence des femmes dans certains des métiers concernés, notamment les aides à domicile, les agents d’entretien et les caissières ; avec beaucoup de personnes nées à l’étranger ou issues de l’immigration ; à la tête de familles monoparentales ; habitant loin de leur lieu de résidence et présentant de faibles revenus. Ces travailleurs ont également connu une surexposition au virus, une surcontamination et un surcroît de mortalité (National Office for Statistics, 2020a). Les analyses issues des enquêtes « Coronavirus et confinement : enquête longitudinale » (COCONEL ; voir Lambert et Cayouette-Remblière, 2021) et « Épidémiologie et conditions de vie sous le Covid-19 » (EpiCov ; voir Bajos et al., 2020) ont mis en évidence l’importance du type de logement et plus précisément de l’exiguïté de ceux-ci dans cette surexposition et surcontamination : d’après les données de l’enquête EpiCov, les personnes habitant un logement exigu ou surpeuplé (moins de 18 m² par personne pour celles qui partagent un logement) sont 2,5 fois plus nombreuses à avoir été positives au Covid-19. Or, certaines professions de la deuxième ligne ont des taux de surpeuplement de leur habitation élevés : il en va ainsi du personnel de nettoyage (21 %), des aides à domicile (18 %), ou des ouvriers salariés du bâtiment (20 %). Sans que l’on puisse encore dénouer les différentes chaînes de causalité, une série de facteurs se renforcent : le fait d’avoir de bas revenus ou un faible niveau de diplôme va de pair avec un renoncement aux soins et avec une plus forte présence de co-morbidités, deux facteurs prédisposant à une forme sérieuse de contamination par le virus.

16Plusieurs analyses ont de ce fait mis en évidence l’aggravation des inégalités entre catégories sociales que la crise sanitaire avait entraînées, soulignant le lourd tribut que les classes populaires payaient à celle-ci (Khlat et Counil, 2020), le renforcement des inégalités sociales (Bajos et al., 2020) mais aussi de genre, de générations et de lieu de résidence (Lambert et Cayouette-Remblière, 2021). On se trouve donc devant un tableau particulièrement frappant : une fraction importante de la population active dont les conditions de travail et d’emploi étaient déjà les plus mauvaises avant la crise a rendu d’éminents services en continuant à travailler et a vu sa situation personnelle, en matière d’emploi ou de santé, personnelle ou familiale, particulièrement dégradée. Cela explique pourquoi une véritable indignation morale dénonçant l’absence de reconnaissance et l’injustice de cette situation s’est exprimée, le Président de la République lui-même ayant souligné celle-ci en rappelant l’article 1er de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». On peut penser que si ce principe était respecté, chacun devrait bénéficier d’une reconnaissance à la hauteur de la contribution qu’il apporte à la vie sociale.

17Comment expliquer ce qui apparaît au premier abord comme un paradoxe, cette contradiction entre utilité de la contribution et faiblesse de la rétribution, entre hiérarchies du prestige et de l’utilité sociale dont David Graeber (2018) soutenait le caractère systémique dans son ouvrage Bullshits jobs ? Selon cet auteur, les métiers socialement utiles seraient sous-rémunérés et les métiers inutiles surpayés. C’est oublier qu’une partie des métiers utiles au fonctionnement de la société ne sont pas nécessairement visibles, qu’ils sont pour certains bien payés et qu’il est surtout difficile de faire le départ entre des métiers qui seraient en soi utiles au fonctionnement social et d’autres qui ne le seraient pas. Ne peut-on soutenir qu’un même métier peut, dans certains cas, être très utile au fonctionnement de la société — un banquier qui aide une PME à se développer — et dans d’autres nocif — lorsque le même banquier aide un particulier à placer ses fonds dans des paradis fiscaux ? C’est une des raisons pour lesquelles la passionnante étude de la New Economic Foundation publiée en 2009 — qui estimait monétairement la valeur sociale créée ou détruite par deux groupes de métiers, les uns très mal payés (agent d’entretien hospitalier, ouvrier d’usine de recyclage, employée de crèche), les autres très bien payés (banquier, publicitaire, comptable) et concluait que les trois métiers les plus mal payés créaient beaucoup plus de valeur pour la société que les autres — a été critiquée. Mais c’est aussi parce qu’elle mobilisait, pour calculer cette création de valeur pour la société — et non pas pour l’entreprise ou pour l’individu —, des critères qui auraient sans doute exigé d’être choisis au terme d’une délibération collective.

20Les économistes néo-classiques soutiennent que, lorsque son fonctionnement naturel n’est pas entravé, le marché permet de rémunérer les individus selon leur productivité marginale et que les agents sont récompensés à la hauteur de leur contribution à l’œuvre commune. Mais une partie des économistes eux-mêmes ne sont pas d’accord avec cette théorie : Stephan Kampelmann et François Rycx indiquent par exemple au terme de leur enquête empirique que :

• 5 Notre traduction. Le texte original est le suivant : « The occupations at the top of the wage hiera (...)

« Les professions situées au sommet de la hiérarchie des salaires (“cadres” et “professions libérales”) semblent être surpayées, tandis que les “travailleurs des services et de la vente” ainsi que toutes les professions ouvrières apparaissent comme nettement sous-payées par rapport à leurs productivités marginales relatives » (Kampelmann et Rycx, 2011, p.126, cités par Jael, 2019, p. 9)5.

21Un grand nombre d’économistes s’accordent néanmoins sur l’idée que la hiérarchie des rémunérations est fondée rationnellement sinon sur la productivité marginale individuelle, du moins sur le capital humain et/ou la qualification, celle-ci constituant un critère solide et non arbitraire (Gautié et Lhorty, 2005). Mais un tel système est-il pour autant juste ?

22Tentant de répondre à la question du fondement de la distribution des richesses, Elie Halévy (1906) soulignait dès le début du XX^e siècle sa nature non seulement conventionnelle — comme Jean Saglio (1999) a par ailleurs pu le dire à propos, également, de la hiérarchie des rémunérations — mais aussi imposée par la domination de certaines classes sur d’autres et donc par une forme de violence : la répartition inégale « tient à ce que les hommes, au degré de civilisation intellectuel où ils sont parvenus, se font une conception aristocratique de la société », écrivait-il (Halévy, 1906, p. 578). La majorité des individus acceptent la situation présente parce qu’« ils croient obéir à la volonté des institutions sociales, et comme à une sorte de commandement mystérieux et sacré » (Halévy, 1906, p. 578). Parmi ces commandements, figure au premier chef l’idée de la nécessité d’une élite :

« On appelle aristocratie une classe qui incarne pour les autres classes le principe social, qui a reçu des autres classes le mandat de donner un prix à leur travail, et de cultiver, pour le compte de la société tout entière, le luxe, l’art, la science désintéressée » (Halévy, 1906, p. 579).

23On peut rattacher à cette idée générale — qui consiste à soutenir que la hiérarchie des rémunérations n’a rien de naturel mais est au contraire le résultat d’un rapport de force — les analyses sociologiques de la qualification développées par Pierre Naville (1956) dans son fameux essai sur la qualification du travail. Cette dernière est en effet, selon le sociologue, « un rapport entre certaines opérations techniques et l’estimation de leur valeur sociale ». Dans l’ouvrage collectif consacré au travail non qualifié (Méda et Vennat, 2005), José Rose précisait :

« Elle est avant tout le résultat d’un rapport de forces entre les employeurs et les salariés, un objet de négociation dans la relation salariale. Elle est aussi un rapport entre des situations d’emploi et un état de la société dans la mesure où elle dépend des valeurs dominantes du moment et des formes sociales de représentation et de reconnaissance du travail » (Rose, 2005, p. 228).

24On peut voir également dans l’actuelle hiérarchie des salaires le résultat d’un double mouvement de délégation et de déconsidération du « sale boulot » tel que décrit par Everett C. Hugues (1996) : parmi les 17 métiers recensés par Christine Erhel et Sophie Moreau-Follenfant figurent en effet ceux qui exigent le contact avec des déchets, de la souillure, des excréments (agents d’entretien, aides à domicile…) mais aussi qui supposent des conditions de travail physiquement très dures (ouvriers de la manutention, du bâtiment, des industries agro-alimentaires…). Le fait que ces métiers soient le plus souvent exercés par des personnes étrangères ou issues de l’immigration n’est pas sans lien avec leur sous-rémunération. Le caractère chronique de la sous-rémunération de plusieurs de ces métiers, notamment ceux qui sont majoritairement exercés par des femmes, a aussi de longue date été mis en relation par de nombreuses chercheuses avec le processus d’occultation et de non-reconnaissance des capacités mises en œuvre par les femmes, trop souvent considérées comme naturelles (Gadrey et al., 2005 ; Lemière et Silvera, 2010).

25Sans tomber dans un relativisme absolu qui voudrait que la qualification résulte exclusivement d’un rapport de forces sans aucune prise en considération des capacités techniques exigées pour occuper un poste, on voit bien que cette hiérarchie salariale dépend aussi à un moment donné des formes de régulation imposées par l’État ou les conventions collectives, de la puissance des syndicats dans les différents secteurs et entreprises, ainsi que de la force du Code du Travail. À cet égard, la critique permanente dont celui-ci a fait l’objet depuis des décennies et plus encore ces dernières années, l’introduction de nouveaux contrats qui n’offrent plus aucune protection, la remise en cause incessante dont le salaire minimum de croissance (SMIC) et plus généralement les règles et les institutions protectrices du travail ont été la cible, n’ont pu que faciliter l’absence de revalorisation des salaires les plus faibles dans notre pays. Plus précisément, le processus d’externalisation a permis un contrôle beaucoup plus strict des salaires grâce notamment à une moindre présence syndicale (Devetter et Valentin, 2021). Enfin, concernant les professions financées par des contributions publiques — comme certaines aides à domicile ou certains agents d’entretien — le rationnement pesant sur ces dernières et l’argument du nécessaire contrôle des dépenses publiques a constitué un argument supplémentaire pour ne pas augmenter les salaires. Comme l’écrit Axel Honneth :

« Les rapports de travail actuels, marqués par une déréglementation sans cesse croissante, semblent faire insulte aux discours hégélien et durkheimien sur l’infrastructure morale de l’économie capitaliste » (Honneth, 2013, p. 275).

3. Une nouvelle hiérarchie des rémunérations ? De nouveaux fondements à la reconnaissance

26Est-il possible de revoir voire de renverser l’actuelle hiérarchie des salaires pour la rendre plus juste et faire en sorte qu’elle tienne compte de l’utilité sociale ou de la valeur créée pour la société ? Un tel souhait est en tout cas exprimé par les principaux intéressés. Dans l’enquête que nous avons consacrée à la question de la reconnaissance (Bigi et al., 2015), nous avons pu mettre en évidence que les travailleurs souhaitaient que leurs attentes et leurs avis soient pris en considération dans le travail — alors même qu’une partie d’entre eux se sentaient traités comme des « pions » et en butte à une forme de mépris —, confirmant ainsi les travaux d’Isabelle Ferreras (2007) qui témoignent de l’ampleur des attentes de justice dans le travail, mais qu’ils attendaient aussi que leur contribution soit à la fois rendue visible et reconnue. Cependant, est-il possible d’isoler la contribution de chacun·e à l’utilité sociale ?

27Cette dernière notion fait l’objet de fortes critiques tant de la part des économistes, pour lesquels cette conception holiste n’a pas de sens (il n’y a pas d’utilité sociale ou seulement sous la forme d’utilités individuelles agrégées), que des sociologues, pour lesquels cette expression sert à masquer un désengagement de l’État (Hély, 2008). Il est possible de surmonter la critique des premiers à la condition d’accepter à la fois que quelque chose comme « la société » existe et qu’il est légitime de parler du bien commun, du bien-être ou de la richesse de celle-ci. Serait alors « socialement utile » ce qui accroît ce bien commun, cette richesse, ce bien-être. C’est ainsi qu’il serait possible de rendre visible la possible contribution de chacun·e à l’utilité sociale, la création de valeur pour la société.

28Nous ne disposons aujourd’hui ni d’une telle représentation, ni d’un instrument de mesure permettant d’estimer ses variations. Ce dont nous nous servons usuellement comme d’un proxy de la création de valeur pour la société est le Produit intérieur brut (PIB), cet agrégat de la comptabilité nationale censé représenter « la création de richesse » d’une année sur l’autre. Le PIB est la somme des valeurs ajoutées par le secteur marchand et des coûts de production du secteur non marchand évalués monétairement. Ce dispositif ne permet pas de distinguer des activités plus ou moins utiles : toute production ou transaction, dès lors qu’elle est enregistrée dans le PIB, témoigne du fait qu’elle est utile. Dans Qu’est-ce que la richesse ?, j’ai rappelé, à la suite de Jean-Joseph Goux (1995), combien cette conception s’inscrivait dans le cadre de l’économie néo-classique et de sa séparation d’avec le sens commun et la morale (Méda, 1999). Léon Walras a parfaitement explicité le soubassement idéologique de cette représentation dans ses Éléments d’économie pure, lorsqu’il écrivait :

« Je dis que les choses sont utiles dès qu’elles peuvent servir à un usage quelconque et en permettent la satisfaction. Ainsi, il n’y a pas à s’occuper ici des nuances par lesquelles on classe, dans le langage de la conversation courante, l’utile à côté de l’agréable entre le nécessaire et le superflu. Nécessaire, utile, agréable et superflu, tout cela, pour nous, est seulement plus ou moins utile […]. Qu’une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c’est une question très importante à d’autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile, pour nous, dans les deux cas, et peut-être plus dans le second que dans le premier » (Walras, 1926, p. 21).

29Dans cette perspective, l’utilité est toujours individuelle, jamais collective, et l’utilité se confond avec la production.

30Pour renouer avec le sens commun et la morale — ou même avec la justice — il nous faudrait donc disposer d’une autre conception de la richesse de la société. Une conception qui nous permettrait de reconnaître un certain nombre d’activités qui ne sont pas actuellement considérées comme augmentant l’utilité sociale, de leur donner une valeur et, a contrario, de diminuer (voire nier) la valeur accordée à d’autres. Parmi ses graves insuffisances, notre indicateur actuel de richesse ne tient en effet aucun compte de certaines activités pourtant désormais considérées comme productives (OIT, 2013) : les activités domestiques, bénévoles, familiales, amicales, de loisir, politiques qui n’ont pas de contrepartie monétaire ne sont en effet pas enregistrées dans le PIB (Jany-Catrice et Méda, 2011). Tout se passe comme si elles ne créaient aucune valeur pour la société alors qu’elles contribuent au bien-être, à la cohésion, à la reproduction sociale (Fraser, 2004), au développement et au maintien de la société. Elles s’inscrivent le plus souvent dans un ensemble regroupé sous le terme de care, que Joan Tronto proposait de définir ainsi :

« Une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier à un réseau complexe, en soutien à la vie » (Tronto, 2009, p. 143).

31Si l’on prend ce terme de care dans le sens le plus large que suggère Joan Tronto, sans le limiter à certaines activités consistant à prendre soin des personnes, il permet alors de subsumer toutes les activités consistant à améliorer le bien-être social et peut donc constituer un proxy intéressant pour l’utilité sociale. Un tel concept suppose une complète reconsidération des cadres cognitifs dans lesquels sont conceptualisées et enregistrées nos actions. La valeur ajoutée par le care n’a pas nécessairement de traduction monétaire : elle est plus une valeur d’usage qu’une valeur d’échange. La reconnaître (mais aussi l’imputer et l’estimer) suppose l’adoption d’une autre conception de la richesse de la société que celle indiquée par le PIB — et donc d’autres indicateurs. Le bien-être social pourrait par exemple être approché par un indice de santé sociale (Jany-Catrice et Marlier, 2021) dont les dimensions et les pondérations devraient faire l’objet d’une délibération commune et d’un choix collectif. Un tel ensemble serait appréhendé par une approche non plus monétaire mais en termes de valeur d’usage. Estimées selon l’amélioration ou la dégradation de la richesse sociale qu’elles provoquent, par exemple en termes d’augmentation ou de réduction de l’empreinte carbone ou du bien-être social — selon les indicateurs adoptés —, les différentes activités pourraient obtenir une rémunération proportionnelle à celles-ci. Cette reconsidération permettrait une juste estimation de la manière dont certaines activités augmentent ou non le bien-être social. Elle n’exige pas nécessairement l’abandon de la loi de la valeur (Postone, 2010) mais sa relativisation. Elle aurait pour autre avantage de braquer le projecteur sur des pratiques visant non plus seulement à augmenter la production mais aussi à maintenir et améliorer le bien-être social. Une reconsidération appropriée pour repenser la hiérarchie des rémunérations et de la reconnaissance mais aussi pour alléger l’empreinte matérielle de nos activités.