3Depuis deux siècles, des consommateurs et des consommatrices considèrent qu’ils et elles peuvent intervenir dans le monde du travail et discuter des conditions sanitaires et sociales dans lesquelles les biens et les services sont produits. Au nom de leur rôle sur le marché, ils et elles exigent des contreparties dans le monde du travail, et s’interrogent sur l’utilité publique de l’acte d’achat et sur leur propre responsabilité vis-à-vis du monde du travail.

4Que se passerait-il si l’on arrêtait d’acheter du sucre afin de mettre fin à l’esclavage ? Pourquoi ne pas faire des listes de couturières respectant certaines règles concernant le travail de leurs ouvrières ? Et si l’on refusait de faire ses achats le dimanche ? Est-ce que les consommatrices et consommateurs peuvent in fine contribuer à modifier le droit du travail ? Ces questions ont mis en évidence l’importance de l’éthique de la consommation (Newholm et al., 2015). Elles se posaient déjà à différentes échelles, locale, nationale ou globale. La question religieuse y était présente, parce qu’il était question de morale, mais aussi parce que certains militants croyants y ont vu une manière d’articuler leur foi et leurs pratiques. Grâce à leur action sociale, ces consommateurs engagés, hommes et femmes, pouvaient aussi contribuer à la genèse de droits et devenir en partie des citoyennes et des citoyens.

5Cet article a pour but de donner quelques exemples de mouvements qui, dans le passé, ont permis de penser l’éthique de l’achat, posant indirectement la question de l’utilité sociale de la consommation et la question de la reconnaissance du travail des femmes et des hommes. Il ne s’agit pas d’être exhaustif — certains mouvements, qui s’intéressent à la question du travail, seront plus traités que d’autres, qui se focalisent sur des questions impériales ou nationales — mais plutôt de voir en quoi l’histoire de ces mouvements peut éclairer autrement les mouvements contemporains mettant en relation consommation, travail et politique (Dubuisson-Quellier, 2018 ; Ducourant et Perrin-Heredia, 2019).

6Dans une première partie, qui porte sur l’invention du pouvoir des acheteurs au XIX^e siècle, nous nous intéresserons aux mouvements de lutte contre l’esclavage, au XIX^e siècle, et aux ligues de consommateurs qui se développent dans un espace transatlantique à la fin du XIX^e siècle et au début du XX^e siècle. Cette partie questionne la chronologie de cette genèse mais aussi les éléments qui ont pu être transmis d’un mouvement à l’autre. Ainsi en est-il de l’idée selon laquelle les biens produits, sucre ou vêtements, peuvent être tachés du sang et de la sueur des esclaves ou des ouvriers. La deuxième partie de l’article porte sur l’articulation entre devoirs et droits. Comment est-on passé des devoirs des acheteurs et des acheteuses au droit du travail ? Est-ce que la prise en compte des devoirs des consommateurs a pu indirectement amener à défendre les droits des consommateurs et ceux des travailleurs ? Cette partie insiste sur le rôle donné aux « faits », mis en évidence dans des enquêtes sociales, dans le passage entre droits et devoirs.

1. L’invention du pouvoir des acheteurs

7Au XIX^e siècle, la consommation apparaît comme un outil d’action pour des mouvements réformateurs occidentaux luttant contre l’esclavage, notamment en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Plus tard, au début du XX^e siècle, elle est à nouveau utilisée pour dénoncer les conditions de travail des ouvriers et employés dans le monde occidental. Même si le lien entre ces deux campagnes n’est pas direct, on peut néanmoins mettre en évidence quelques filiations.

1.1. Sucre : la sueur et les larmes des esclaves

8La genèse d’une consommation engagée s’inscrit dans le premier âge du capitalisme, celui du commerce (François et Lemercier, 2021). Depuis la fin du XVIII^e siècle, des femmes et des hommes expriment qu’ils ont une responsabilité vis-à-vis de l’esclavage et ils tentent d’agir pour l’abolir, en tant que consommatrices ou consommateurs. Cet activisme a principalement lieu entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, à partir des années 1780 et tout au long du XIX^e siècle (Holcomb, 2016).

9Dès les années 1780, en Grande-Bretagne, des militants et militantes refusent de consommer du sucre, parce que celui-ci incorpore selon eux la sueur et les larmes des esclaves (Sussman, 2000). Les femmes prennent une place particulière dans ce mouvement abolitionniste. La notion de responsabilité individuelle et celle de culpabilité est particulièrement mise en avant par des Méthodistes et des Quakers. Le terme anglais d’« abstention » est utilisé ; il comprend une dimension morale sous-entendant une résistance face au luxe. Il sera repris plus tard dans les luttes contre l’alcoolisme. La responsabilité féminine est spécifiquement mentionnée, dans la mesure où les femmes sont considérées comme responsables des achats de la famille et « naturellement » les plus à même de les prendre en charge. Des industriels comme Josiah Wedgwood en profitent et commercialisent des objets en porcelaine soutenant la lutte abolitionniste. Des associations féminines produisent des brochures qui incitent les femmes à agir en tant que consommatrices en s’abstenant de consommer du sucre. D’autres actions, des pétitions par exemple, sont également menées. Dans une deuxième phase, un nouveau mouvement de boycott est lancé, autour du sucre mais aussi du coton (Midgley, 1992).

10Aux États-Unis, entre 1820 et 1840 environ, le mouvement abolitionniste se développe, nourri par la foi des Quakers. Il fait quant à lui la promotion des « produits libres ». Des abolitionnistes tentent de promouvoir, dans le cadre de magasins, des biens qui n’ont pas été produits par des esclaves. Ce mouvement est notamment soutenu par des Quakers et des abolitionnistes noirs. Pour les Quakers, le travail des esclaves est un travail « volé ». Boycotter les produits issus de ce travail est aussi une manière de réguler un marché considéré comme immoral (Holcomb, 2016). Ces magasins n’ont pas beaucoup de succès chez les abolitionnistes. On reproche ainsi à ces entreprises de réduire la politique à des actions individuelles. L’idée était en effet d’insister sur la responsabilité des consommateurs dans le fonctionnement de l’économie. Là encore, les militants essayaient de montrer que les objets portaient en eux un peu de la souffrance des esclaves : le sucre, le riz ou les vêtements en coton étaient pleins du sang ou de la sueur de celles et ceux qui avaient souffert pour les produire. Vers 1850, le mouvement abolitionniste abandonne les « produits libres ». Le mouvement circule à nouveau vers la Grande-Bretagne où il prend un nouvel élan (Glickman, 2005).

11Cet activisme transatlantique est également plus global, comme le montrent des travaux récents. En effet, le militantisme se déplace aussi en Afrique de l’Ouest. Des entreprises, comme la Sierra Leone Company, choisissent ainsi de payer plus leurs salariés pour qu’ils consomment leurs produits. Cette entreprise produit des marques éthiques pour différencier ses produits et rendre leur commerce légitime (Everill, 2020). Ainsi, certains commerçants se sentent eux-mêmes responsables des produits qu’ils transportent, posant très tôt la question de l’éthique dans le capitalisme que l’on retrouve ailleurs plus tard (Abend, 2014 ; Chessel et al., 2018).

1.2. De l’esclavage à l’industrie

13À la fin du XIX^e siècle, on note clairement un temps de déclin des mouvements de consommation éthique au détriment d’autres causes, comme le libre-échange (Trentmann, 2008). Le mouvement abolitionniste nourrit néanmoins une autre génération de femmes qui vont utiliser la consommation comme un langage politique, dans une nouvelle phase de l’histoire du capitalisme qui serait « l’âge de l’usine » (François et Lemercier, 2021). C’est le cas des fondatrices américaines des consumers’ leagues américaines. Le mouvement pour les produits libres est ainsi soutenu par Sarah Pugh, institutrice et présidente de la Philadelphia Female Anti-Slavery Society. Cette dernière est la tante de Florence Kelley, fondatrice de la National Consumers League en 1899. Josephine Shaw Lowell, fondatrice de la consumers’ league de New York, est aussi élevée dans un milieu de militants abolitionnistes (Sklar, 1995 ; Waugh, 1997).

14Le principe d’une consommation engagée et certaines conceptions sont reprises par les consumers’ leagues. Le fait que les produits portent en eux indirectement la trace de la souffrance des travailleurs est par exemple un thème qui circule dans le temps, de la lutte contre l’esclavage à la protection des enfants et des femmes. Ce thème est partagé par d’autres acteurs au début du XX^e siècle, socialistes ou chrétiens, alors que le travail salarié apparaît comme une nouvelle forme d’esclavage, en particulier des enfants (Stanziani, 2020, p. 161). L’écrivain socialiste Jack London dénonce ainsi dans un texte autobiographique de 1905 les femmes de la bourgeoisie américaine :

« Ce qu’elles mangeaient et les splendides robes qu’elles portaient étaient payés par des dividendes tachés du sang versé par la main-d’œuvre enfantine. [Elles refusaient de] se dépouiller de leurs soieries et de leurs bijoux souillés de sang » (London, 2015 [1906], p. 28).

15Les consumers’ leagues américaines servent clairement d’exemple aux hommes et femmes qui créent, en 1902 à Paris, une Ligue sociale d’acheteurs (Chessel, 2011a ; Chessel, 2012). La circulation de l’idée ne se fait pas de manière directe ; elle passe aussi par la Grande-Bretagne et l’Allemagne, même si les Français écrivent directement aux Américains. Le transfert est rendu possible par le fait que la fondatrice, Henriette Brunhes, est d’origine protestante et connaît l’Angleterre de John Ruskin, lui-même promoteur d’une consommation engagée. Convertie enfant au catholicisme, mariée au géographe Jean Brunhes, elle est désormais nourrie du milieu catholique social auquel elle contribue par ses écrits et son militantisme. De plus, Jean Brunhes est lui-même intéressé par les États-Unis, où le catholicisme se transforme. Autrement dit, la Ligue sociale d’acheteurs est le résultat de circulations entre le protestantisme et le catholicisme, et entre l’Europe et les États-Unis, dans le cadre d’un mouvement réformateur transatlantique désormais bien connu (Rodgers, 1998).

16L’appropriation du modèle des consumers’ leagues par un groupe de catholiques sociaux autour de Jean et Henriette Brunhes est aussi rendue possible par l’existence d’une autre filière de transmission, autour des mouvements de mobilisation contre le travail du dimanche. Ces mouvements existent depuis le XIX^e siècle, à la fois dans les milieux catholiques et protestants, en France et dans d’autres pays comme la Suisse, où la Ligue sociale d’acheteurs va aussi s’implanter (Lathion, 2009 ; Brejon de Lavergnée, 2013). L’existence de liens entre les milieux philanthropiques de différentes villes, notamment Paris et Genève, a sans doute favorisé les échanges (Topalov, 2019). La question de la responsabilité individuelle des consommateurs est posée ici autour du « moment » de l’achat dans la semaine. Il s’agit d’inciter les acheteurs et acheteuses à ne pas consommer le dimanche. La Ligue sociale d’acheteurs poursuit cette cause en faisant des listes de gâteaux résistant tout le week-end ou en créant des papillons à coller sur les lettres et colis à ne pas distribuer le dimanche. Cette action vise à soutenir le vote d’une loi sur le repos hebdomadaire (1906), mais surtout à favoriser son application.

17Alors que cet outil était utilisé par les abolitionnistes britanniques, les consumers’ leagues puis la Ligue sociale d’acheteurs n’utilisent pas le boycott, un des moyens pour le consommateur de se faire entendre (Hirschman, 1995). Au contraire, elles font la promotion d’actions « positives », qui visent à promouvoir certains achats à la place d’autres. Que ce soit via les magasins de « produits libres », les « listes blanches » — que la Ligue sociale d’acheteurs utilise pour recenser les « bonnes » couturières respectant certaines conditions — ou les labels, utilisés surtout aux États-Unis, il s’agit d’orienter les consommateurs et de les inciter à prendre en compte les conditions sociales de la production du bien ou du service.

2. Des devoirs des consommateurs aux droits sociaux

20Ainsi en est-il des droits des femmes. Dès le XIX^e siècle, le mouvement pour l’abolition de l’esclavage sert clairement de plate-forme à l’action publique et politique des femmes. C’est en prenant d’abord appui sur leurs devoirs de femmes et d’êtres moraux que des militantes contre l’esclavage telles que les sœurs Angelina et Sarah Grimké en arrivent à défendre le droit de suffrage des femmes, dans les années 1830 (Sklar et Stewart, 2007). Plus tard, si la LSA n’est clairement pas une association féministe, les femmes qui en font partie, et qui parlent en tant que consommatrices, utilisent leur rôle genré au sein de la famille pour avoir une parole publique (Chessel, 2011b).

21En passant de discours sur les devoirs à la défense de droits, les femmes et hommes catholiques mettent indirectement en évidence leur utilité sociale et font leur place dans la III^e République. Alors que ces femmes n’ont pas le droit de vote et ne le revendiquent pas, alors que ces hommes sont plutôt en marge d’une République radicale, elles et ils utilisent le langage de la consommation pour devenir indirectement des réformateurs du travail et des citoyens. Nous allons examiner successivement la défense en acte, par ces militants consommateurs, de deux types de droits : les droits des consommateurs et, surtout, le droit du travail.

2.1. Consommation engagée et consumérisme

22Les membres de la Ligue sociale d’acheteurs défendent seulement indirectement les droits des femmes et ceux des consommateurs. Ils veulent par exemple des vêtements qui ne leur donnent pas de maladies ; ils refusent le « bon marché » pour défendre leur mode de consommation de biens de qualité (artisanaux ou produits sur mesure). Mais cette défense des droits des consommateurs est pour eux très secondaire.

23Aux États-Unis, les consumers’ leagues, qui servent de modèle à la LSA au début du XX^e siècle, se transforment et deviennent très vite des organisations consuméristes, qui défendent le droit des consommateurs à avoir accès à des produits de qualité à des prix raisonnables. La National Consumers League, créée en 1899 et qui existe toujours, symbolise cette évolution des devoirs vers les droits des consommateurs (Storrs, 2000 ; Cohen, 2003). Ce virage n’a pas lieu en France au sein d’une seule association, mais par la création d’une autre organisation. L’Union féminine civique et sociale (UFCS) est en effet reconnue officiellement en 1961 comme une association de consommateurs.

24La question de la transmission entre la LSA et l’UFCS, qui prend le relais de la LSA à partir de l’entre-deux-guerres, n’est pas simple. On note clairement des héritages assumés entre les deux associations. Toutefois, le passage des « devoirs » des consommateurs bourgeois envers les ouvriers et employés aux « droits des consommateurs » à consommer des produits de bonne qualité à un bon prix ne se fait pas aisément (Chessel, 2015). Par le biais des questions de consommation, l’UFCS est appelée à agir dans l’espace public et politique dans les années 1950 et 1960. Alors qu’elle compte 70 000 membres et qu’elle a de bonnes relations avec les centristes du Mouvement républicain populaire, l’UFCS aide les pouvoirs publics à résoudre les problèmes de ravitaillement puis à lutter contre l’inflation. Son action est valorisée par les pouvoirs publics dans le cadre de la promotion de la productivité. Son utilité sociale — et sa contribution à la lutte contre l’inflation — est clairement reconnue par l’État (Pulju, 2011, 2015). Au même moment, le consommateur américain se voit aussi reconnaître un rôle dans la construction des États-Unis d’après-guerre (Cohen, 2003).

25La plupart des associations de consommateurs d’après-guerre se centrent exclusivement sur la question des droits et oublient peu à peu la question des devoirs et responsabilités des consommateurs. Cette dernière « revient » pour ainsi dire à partir des années 1970 par le biais du commerce équitable dans ses différentes formes (Le Velly, 2006). Les acteurs du commerce équitable ou des associations environnementales ne savent pas qu’une partie de leurs racines se trouvent dans les premières ligues d’acheteurs. Les associations de consommateurs, de leur côté, ont du mal à supporter la concurrence d’autres associations sur « leur » terrain. L’histoire des tensions entre les associations de consommateurs devenues consuméristes et les associations de commerce équitable et environnementales, malgré un passé commun, reste encore à écrire (Dubuisson-Quellier, 2014).

26Les deux exemples d’associations catholiques de consommateurs françaises que nous avons mentionnés ne sont pas isolés. En 2008, en France, la moitié des associations de consommateurs reconnues comme telles par l’État sont d’origine catholique. Cette « matrice catholique », qui prend comme point de départ les devoirs des consommateurs, débouche partiellement sur la défense de droits. C’est particulièrement le cas en ce qui concerne le droit du travail.

2.2. La contribution des consommateurs à la genèse du droit du travail

27Dans le cadre de son action, la Ligue sociale d’acheteurs s’intéresse directement au droit du travail. Comportant plusieurs juristes catholiques, le plus souvent spécialistes de « droit du travail », une spécialité en cours de constitution au début du XX^e siècle, la LSA participe à plusieurs campagnes de réforme du droit du travail, en lien avec le milieu réformateur qui comprend des républicains et des socialistes (Topalov, 1999 ; Horne, 2004 ; Audren et Rolland, 2008). Ces catholiques sociaux font la promotion de l’action de l’État dans l’économie.

28Citons quelques campagnes auxquelles les membres de la LSA participent. Ils et elles réclament la réglementation du salaire des femmes qui travaillent à domicile, ce qui aboutit à la loi du 10 juillet 1914 sur le salaire minimum des ouvrières à domicile de l’industrie du vêtement (Avrane, 2013). Ils et elles défendent la limitation du travail du dimanche (soutien à la loi de 1906 sur le repos hebdomadaire et à son application ; à ce sujet, voir Beck et Brejon de Lavergnée, 2009). Enfin, les membres de la LSA demandent l’amélioration des conditions du travail de nuit des boulangers (Jarrige, 2010).

29Ainsi, sans s’appuyer sur un discours relatif aux droits des travailleurs, les membres de la LSA participent à la genèse de législations sociales. Par ce biais, la LSA favorise l’insertion des femmes et des hommes catholiques dans la III^e République. Précisons que ces catholiques sociaux — qui sont le plus souvent des acteurs de la bourgeoisie — dialoguent avec les syndicats chrétiens d’ouvriers ou d’employés qui, eux, utilisent plus directement la rhétorique des droits des travailleurs. La LSA est notamment en lien avec les syndicats chrétiens féminins (Chabot, 2003).

30En 1910, Henriette Brunhes et d’autres femmes de la LSA sont reçues par la commission du Conseil supérieur du travail (une instance purement consultative), pour parler du travail des femmes à domicile. Pourquoi sont-elles auditionnées ? Leurs activités les ont transformées en expertes de la question du travail des couturières à domicile. Leur légitimité vient de leurs différentes activités qui les positionnent en témoins d’une réalité sociale. Par leurs enquêtes, leurs écrits, par leurs expositions d’objets fabriqués à domicile et par leurs cartes postales, elles sont reconnues comme de légitimes expertes de la question du travail des femmes. Parmi les différents discours et pratiques qui favorisent le passage des devoirs aux droits, la manière dont les « faits » sont rapportés est centrale. On le retrouve dans différents écrits des catholiques sociaux lors des Semaines sociales (Chessel, 2019).

31Les « faits » sont en effet centraux pour justifier la mise en place d’une législation, et ils proviennent de différentes sources. Ainsi Jean Brunhes explique-t-il à propos de la nécessité de réguler le travail à domicile des femmes :

« Quant aux faits, sur lesquels nous nous sommes appuyés pour établir notre thèse, ils sont légion, et nous ont été signalés par le premier Congrès pour la protection légale des travailleurs, tenu à Berlin en 1904, et par la toute récente exposition de l’Industrie à domicile, ouverte également à Berlin au mois de janvier 1906 » (Jean Brunhes, « La désorganisation de la famille par le travail à domicile. Cours de M. Jean Brunhes », Semaine sociale de 1906, p. 140-143).

32Une ligueuse explique aussi à propos de couturières travaillant la nuit, d’employés faisant de grosses journées ou des conditions de travail des domestiques :

« Et notez que nous n’empruntons pas ces renseignements à des romans ou même à des articles de sensibles philanthropes, mais aux comptes rendus des enquêtes officielles entreprises par le ministère du travail » (Mme Auguste Audollent, « Les responsabilités du consommateur », Semaine sociale de Versailles, 1913, p. 351-370).

33Les enquêtes sociales, que les catholiques sociaux pratiquent largement, et dans le cadre desquelles l’activisme des femmes est valorisé, constituent une des sources privilégiées de la mise en évidence des faits, avec les images ou les romans sociaux (Chessel, 2011c ; Pedersen, 2019). Or, explique l’abbé Mény, membre de la LSA :

« Par l’enquête, [les femmes enquêtrices] ont admis l’idée de législation, de limitation et d’intervention légale pour la protection du travail » (Abbé Mény, « Les enquêtes sociales féminines. Cours de l’abbé Mény », Semaine sociale de Bordeaux, 1909, p. 401).

34C’est par l’enquête sociale, qui met en évidence des « faits », que s’effectue le passage paradoxal entre les devoirs des consommateurs et le droit du travail.

3. Conclusion

35Bien que le mouvement abolitionniste du XIX^e siècle, les ligues de consommateurs du début du XX^e siècle et les actions contemporaines relèvent de contextes très différents, on peut insister sur les résonnances entre ces mouvements. Ils ont en effet posé, de manière différente, la question de l’utilité sociale de l’achat et de la reconnaissance du travail des femmes et des hommes.

36À partir de 1995, une grande campagne est lancée pour aller voir derrière les étiquettes et regarder dans quelles conditions de travail sont produits les vêtements que l’on achète, sous-traités par de grandes marques dans des pays du Sud. Dans ces campagnes — la « Clean Clothes campaign » ou en France « l’éthique sur l’étiquette » —, désormais bien connues, le système de la sous-traitance est scruté de près et les consommateurs deviennent des acteurs actifs (Barraud de Lagerie, 2019). Certains événements comme l’incendie du Rana Plaza au Bengladesh en 2013 ont des conséquences sur les normes internationales en matière de responsabilité des entreprises (Mesnard et Camerer, 2020). Tout comme dans des campagnes bien plus anciennes, datant de la fin du XIX^e siècle, des militants remettent en cause le « sweating system », autrement dit le « système de la sueur » (Barraud de Lagerie, 2012). Par ailleurs, des enquêtrices telles que la journaliste Naomi Klein vont, comme avant elle Florence Kelley ou Henriette Brunhes, voir ce qui se passe derrière les vitrines rutilantes et examiner les conditions de production des biens de consommation (Klein, 2001).

37L’action par le biais de la consommation témoigne d’une action politique où les consommateurs sont éloignés géographiquement ou socialement de celles et ceux qu’ils défendent. Mais cela peut être un moyen d’entrer en politique, notamment pour les femmes qui sont exclues du suffrage. C’est le cas dans le contexte de la lutte contre l’esclavage mais aussi dans les campagnes pour la réforme du monde du travail. Dans les mobilisations contemporaines, la distance est aussi géographique et sociale. Le consommateur est éloigné des travailleurs des sous-traitants dans les pays du Sud où leurs produits sont fabriqués. Par ailleurs, la consommation engagée reste défendue par un petit groupe de consommateurs (des femmes, autour de 35-40 ans, ayant fait des études et disposant d’un niveau de vie confortable) dont les pratiques sont spécifiques (Dubuisson-Quellier, 2018).

38L’accent a été mis ici sur les consommateurs organisés dans des associations, qui expliquent leurs actes et tentent de mobiliser d’autres consommateurs. Ils et elles sont évidemment plus faciles à appréhender que les consommateurs et consommatrices « ordinaires » qui peuvent être autonomes dans leurs pratiques sans pour autant être politisé·es (Chessel et Dubuisson-Quellier, 2018). Il est important de garder en tête que ces associations constituent pour ainsi dire une toute petite partie des consommateurs (Trautmann, 2004 ; Albert et Rossigneux-Méheust, 2013). Cela dit, elles nous donnent à penser autrement les pratiques des hommes et femmes qui font leurs achats. Aujourd’hui comme hier, un certain nombre pensent aussi à l’utilité sociale de leur acte : ils et elles peuvent boycotter ou bien utilisent leur capacité de choix pour défendre des salariés et des conditions de travail. Ils ou elles veulent faire reconnaître leur rôle en tant que consommateurs mais aussi, en tant que réformateurs, l’importance des hommes et des femmes qui travaillent pour produire les biens mis dans leur panier.