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Crédits : La Découverte

1L’environnement marchand dans lequel nous évoluons nous rappelle chaque instant à une identité de consommateur déconnectée de notre condition de producteur. Dans un style alerte et efficace, Anthony Galluzzio retrace dans son essai d’histoire l’émergence et l’approfondissement de cette « mentalité de consommation » (p. 6) entre la seconde moitié du XIX^e siècle et les années 1960. Il s’appuie pour ce faire sur un ensemble de travaux issus des consumer studies américaines. Celles-ci, développant une approche critique du marketing très marquée par la pensée de Jean Baudrillard, s’intéressent au travail des acteurs du marché pour socialiser les individus à des manières d’être, de penser et d’agir soutenant l’extension de la sphère marchande. Au fil des dix chapitres qui composent l’ouvrage, l’auteur puise ainsi dans l’histoire des dispositifs et des techniques commerciales (le catalogue, le grand magasin et le supermarché, les magazines féminins, le placement de produits dans le cinéma, le merchandising…), dans celle de la commercialisation de nombreux objets de consommation de la vie courante aux États-Unis et en France, ou encore dans celles des grandes marques emblématiques du capitalisme.

2Dans le premier chapitre qui dessine la thèse du livre, le processus historique de fabrique culturelle du consommateur est présenté au carrefour d’une triple dynamique : l’évolution des techniques permettant la dissociation et la distanciation entre production et consommation, le développement endogène de l’ingénierie marchande qui travaille à l’attachement de valeurs et de signes aux objets, et la dynamique de la structure sociale.

3Les chapitres deux et trois sont consacrés aux premiers moments de construction de « l’infrastructure marchande ». L’invention du grand magasin et de son corollaire, le shopping, très documentée dans l’historiographie américaine et européenne, marque l’étape fondatrice de l’autonomisation culturelle de l’espace marchand ainsi théâtralisé, en dissociant la fréquentation des commerces de l’acte d’achat. Cette mutation imposée dans l’ordre symbolique s’accompagne d’une transformation du modèle économique de la distribution qui repose désormais sur la baisse des prix et le renouvellement accéléré des stocks. Ce modèle ne peut se maintenir qu’en entretenant une économie du désir et de la frustration à laquelle est dédiée une série de sciences, de techniques et de dispositifs marchands. Ces innovations commerciales concentrées dans les grands magasins rencontrent un succès important au tournant du XX^e siècle parce qu’elles entrent en résonance avec l’ethos bourgeois. Reprenant les grandes lignes de la théorie des objets-signes de Jean Baudrillard, l’auteur confère aux objets un rôle essentiel d’affiliation et de distinction sociales dans une société de classes, plus fluide, du moins en apparence, que la société des trois ordres qui l’a précédée.

4Le ruissellement des marchandises du haut vers le bas de la structure sociale et du centre vers les périphéries, nécessite une infrastructure commerciale capable de susciter le désir de l’objet à distance de sa production et des centres d’achat. L’amélioration des moyens de transport, très rapide à partir de la fin du XIX^e siècle, conditionne l’invisibilisation du travail cristallisé dans l’objet qui, dès lors, peut exister pour lui-même et pour le statut social auquel il donne symboliquement accès. Entrent alors en scène (chapitre 4) tous les dispositifs techniques d’imagerie marchande qui connaissent un progrès rapide à partir du milieu du XIX^e siècle : brochures et catalogues distribués par les grands magasins et cartes données à collectionner par les marques font exister les rayonnages de magasins virtuellement et de manière uniforme auprès d’un grand nombre d’individus. À la fin du XIX^e siècle, le magazine, économiquement subordonné aux entreprises de biens de consommation via les recettes publicitaires, socialise les masses à la culture du consommateur, son imaginaire, ses normes d’idées et de pratiques, culture qui sera renforcée par la diffusion du cinéma à partir des années 1920.

5La naissance de « l’esprit de consommation » est alors reliée dans le chapitre 5 à l’invention de la jeunesse comme groupe social uni par des pratiques communes de loisirs marchands à distance de la communauté villageoise : les sorties dans les parcs d’attraction, la fréquentation des salles de cinéma participent de cette construction d’un imaginaire commun de classe d’âge. Les relations publiques (chapitre 6) et la publicité (chapitre 7) constituent les deux courroies de transmission de l’idéologie marchande, les premières en direction de l’opinion publique, la seconde auprès des clients potentiels. Aussi l’auteur défend-il l’idée selon laquelle l’impact des publicités résiderait moins dans le déclenchement d’actes d’achats singuliers que dans leur capacité à alimenter de manière non coordonnée une idéologie de la consommation au service de l’économie marchande. Quels que soient les produits ou les marques, la publicité véhicule en effet les mêmes clichés, les mêmes images et les mêmes récits stéréotypés de l’accomplissement individuel par l’acquisition d’objets matériels avec, comme personnage principal, la « mère au foyer » (chapitre 8).

6La segmentation en groupes de consommateurs organisée par les acteurs du marché eux-mêmes conduit à des oppositions culturelles entre les générations mais aussi au sein des jeunes générations dont les revendications identitaires s’expriment par des styles de consommation (chapitre 9). La contre-culture des jeunes des sixties célèbre l’authenticité et l’hédonisme en phase avec l’infrastructure marchande dans laquelle ils ont grandi. L’auteur conteste la thèse de la « récupération » des idéaux libertaires des révolutions de 1968, lui préférant celle de l’émanation intrinsèquement marchande de ce mouvement culturel qui accompagne une mutation de la rhétorique publicitaire par des marques capitalisant sur des valeurs d’anticonformisme, à l’image d’Apple par exemple.

7L’histoire de la fabrique du consommateur se termine avec le chapitre 10 à la fin des années 1960 car, selon Anthony Galluzo, tous les éléments de l’infrastructure et de la superstructure de la société marchande d’aujourd’hui n’en sont que des hypertrophies : la circulation des marchandises et des images ne connaît quasiment plus de barrière physique ; la complexification de la chaîne logistique radicalise le rapport fétiche à la marchandise ; et les biens, qui sont autant de promesses d’identités endossables, deviennent immédiatement disponibles. Cette culture de « l’hyper consommateur » survit pourtant aux dépens de la part de l’humanité enchaînée au travail, grâce à un réseau de production global et à l’exploitation de ressources naturelles finies. L’ouvrage fait donc peu de cas de la contestation de la société de consommation dans un régime de production globalisé, au moins dans les sociétés occidentales depuis les années 1970. Les appels à relocaliser la production au plus près des consommateurs et la promotion de l’achat en « circuit court » qui font florès depuis la crise sanitaire des deux dernières années reposent pourtant sur la dénonciation des effets délétères d’un système que l’auteur met lui-même au jour.

8Si les grandes entreprises de biens de consommation qui vont fonder leurs marques sont désignées comme les grandes orchestratrices de cette construction du fétichisme de la marchandise, on pourra reprocher à l’auteur d’ignorer les deux autres acteurs du marché que sont l’État d’un côté et les mouvements de consommateurs de l’autre. Par conséquent, il manque la dimension proprement politique de la fabrique de ce consommateur auquel se sont progressivement attachés des droits garantissant la liberté de choisir et que des politiques keynésiennes de la demande ont légitimé après-guerre. Dans cette optique, cet ouvrage apparaît comme complémentaire de celui publié par Louis Pinto, L’invention du consommateur. Le dialogue avec les travaux de Marie-Emmanuelle Chessel sur les mouvements de consommateurs et leur contribution à une « culture de consommation » (Chessel, 2012) serait également opportun pour donner une lecture plus complexe de cette histoire sociale. Par ailleurs, les rapprochements parfois rapides entre les cas français et états-unien ainsi que le brouillage répété des repères chronologiques peuvent gêner le lecteur ou la lectrice attentive à la contextualisation institutionnelle et politique de l’activité économique.

9Cet ouvrage constitue avant tout une relecture des consumer studies américaines convoquées au service d’une thèse claire. Celle-ci s’ancre dans une lecture matérialiste des premiers écrits de Jean Baudrillard, ceux d’avant le tournant post-moderniste, en leur offrant en retour un socle empirique de seconde main bienvenu. L’apport principal de l’ouvrage réside alors dans la capacité de l’auteur à articuler sur le temps long un vaste matériau historiographique pour donner à voir les processus concrets par lesquels les grandes entreprises du capitalisme marchand tentent de modeler le sens que nous donnons aux marchandises.