Afficher l’image
Crédits : Raisons d’agir

2Une réflexion sur le temps — historique, de l’enquête, du chercheur — traverse cet ouvrage massif de bout en bout. Il y a d’abord le déroulé progressif d’un parcours individuel sur lequel l’auteur revient lui-même dans l’entretien publié en fin de volume. La trajectoire de ce professeur de lettres devenu sociologue « par la bande », qui s’est formé « sur le tas » en intégrant le Centre de sociologie européenne dirigé par Pierre Bourdieu et en participant à des enquêtes collectives, permet de saisir cette propension à faire feu de tout bois, propice au décloisonnement entre sous-champs disciplinaires qu’il défend. On comprend aussi sa quête d’un « vrai terrain », d’un terrain « à soi », qu’il trouve à Sochaux auprès de Christian Corouge. Un terrain dans lequel il entraîne Stéphane Beaud et où ils s’investissent durablement, aboutissant à une des contributions les plus remarquables sur le monde ouvrier des années 1990. Un terrain sur lequel il peut déployer une approche ethnographique immersive, qui a besoin de temps justement. C’est donc aussi une plongée dans un autre « temps » de la recherche en France, moins contraint, moins pressé, plus politique aussi, qui paraît bien éloigné des temporalités accélérées et pressées de la recherche aujourd’hui.

3Ce qui frappe à la lecture de ces textes aujourd’hui est sans doute d’abord la qualité et la rigueur de la posture d’enquêteur et d’analyste que Michel Pialoux a tenue toute sa carrière : une posture compréhensive sans être complaisante de la réalité de vie des hommes et des femmes qu’il étudie, une critique énergique de toute perception « d’en haut » (voir le chapitre 5 pour sa recension critique du livre de Jacques Donzelot, La police des familles), une honnêteté et humilité intellectuelle qui le conduit à donner aux lecteurs et lectrices les conditions de production de ses matériaux — dire d’où et à qui parlent les enquêté·es — sans se mettre au centre de cette démarche réflexive. On a beaucoup loué cette attention à la parole des enquêté·es de Michel Pialoux, oubliant, comme Paul Pasquali le rappelle, la dimension théorique de ses productions. Grand lecteur, il discute, dans le cours même de ses observations empiriques et dans un style d’écriture toujours fluide, des enjeux sociologiques, épistémologiques et méthodologiques importants.

4Nous ne pouvons ici tous les souligner, ni revenir sur les détails des nombreux résultats exposés dans cet ouvrage. Ceux-ci pourraient être mis en valeur sous l’angle de la sociologie du logement, de l’urbain, des politiques publiques, des classes sociales et bien sûr du travail. C’est l’un des apports centraux de Michel Pialoux que de penser ensemble toutes ces dimensions. Le chapitre 6 intitulé « Jeunesse sans avenir et travail intérimaire », un de ses textes les plus connus publié dans les Actes de la recherche en sciences sociales en 1979, est caractéristique de cette approche d’un groupe social — ici des « jeunes des cités » — articulant, d’une part, leurs conditions sociales d’existence dans la cité, leur famille, l’école, la bande, expliquant la « forme spécifique que prend leur “résignation” à l’ordre établi » et, d’autre part, leur insertion sur le marché du travail, essentiellement via l’intérim, où ils sont perçus comme une « force disqualifiée et démonétisée » (souligné par l’auteur, p. 230). L’attention portée ici aux mots, métaphores et univers mentaux de ces jeunes permet à Michel Pialoux de relier leurs « systèmes d’attitudes » à des conditions matérielles d’existence, embrassant ainsi dans son analyse les dimensions symboliques et matérielles de la domination, comme il le fait quand il scrute les catégories de « bons ouvriers » et de « mauvais éléments » utilisées par les recruteurs du secteur industriel de la région parisienne qui rendent la relégation de ces jeunes « pratiquement possible, socialement acceptable et économiquement rentable » (p. 356).

5Une autre dimension des analyses de Michel Pialoux sur laquelle il faut insister est la mise en œuvre d’une sociologie relationnelle et située des classes sociales. Relationnelle car, pour comprendre les conditions de vie du « sous-prolétariat », il les met en relation avec les fractions plus stables des classes populaires (notamment dans le chapitre 1 sur le logement social), et avec des travailleurs et travailleuses sociales ou des recruteurs qu’il prend la peine de « sociologiser », loin d’une vision monolithique des institutions. Située parce qu’il prend en compte les variations dans le temps et dans l’espace des catégories de perception et de gestion des classes populaires, des marchés de l’emploi, des conditions de logement, se donnant ainsi les moyens de maîtriser, à une échelle locale, à la fois le poids de l’histoire et des conjonctures. La fin du chapitre 12 — « L’ouvrière et le chef d’équipe, ou comment parler du travail ? » — montre ainsi combien la dévalorisation progressive des savoirs ouvriers pèse sur le rapport au travail de celles et ceux qui pouvaient les faire valoir. Il ne rejette pas pour autant les statistiques et valorise leur pouvoir de rupture avec les prénotions (voir les chapitres 2 et 8 écrits avec des économistes ou statisticiens), mais il met en avant la force d’une enquête qualitative localisée qui ne renonce pas à l’analyse des structures, telles qu’elles sont médiées, pour montrer la complexité des processus en jeu, analyser les « batailles » qui aboutissent aux divisions qu’on peut observer statistiquement.

6Le travail engagé avec Christian Corouge, valorisé ici dans les chapitres 10 et 11, mériterait de nombreux développements, notamment du point de vue de la force d’une sociologie du syndicalisme ancrée dans l’analyse du travail et des relations sociales à l’usine. Soulignons aussi le grand intérêt, y compris théorique, de cette discussion approfondie et exigeante avec un ouvrier spécialisé de Peugeot-Sochaux. Le texte sur l’alcool, paru en 1992 dans Genèses (ici chapitre 10), est caractéristique de l’ingéniosité analytique de Michel Pialoux. Il démontre tout le potentiel heuristique d’un objet comme la consommation d’alcool sur le vieillissement ouvrier, l’usure du travail, les relations d’atelier et l’ordre usinier, à condition qu’il soit rapporté aux évolutions des conditions de travail et d’emploi, de vie et de logement des ouvriers, bref à tout l’univers social dans lequel la consommation d’alcool prend sens. On peut regretter ici qu’il ne s’engage pas dans des réflexions sur les masculinités de ces ouvriers. Il y aurait tant à dire sur ce que ces pratiques de consommation collectives et fières se transformant en pratiques individuelles honteuses révèlent de la menace qui pèse sur une certaine forme de masculinité ouvrière et des stratégies de préservation de celle-ci par ces ouvriers vieillissants. Si la sociologie de Michel Pialoux porte essentiellement sur des ouvriers, ce qui découle en partie de la construction de ses objets et de ses terrains, on ne peut qu’inviter le lecteur ou la lectrice à lire les passages consacrés aux femmes ouvrières et/ou déléguées de la deuxième « Chronique Peugeot », parue dans les Actes de la recherche en sciences sociales en 1984, et de l’ouvrage publié en 2011, Résister à la chaîne, pour voir tout l’intérêt du regard, certes masculin mais très acéré et honnête, de Christian Corouge sur les relations femmes-hommes en usine, et plus largement sur les questions de sexualité et d’articulation entre vie professionnelle et vie personnelle.

7Paul Pasquali valorise dans son introduction le grand intérêt de lire cet ouvrage aujourd’hui, que ce soit pour « sociologiser le passé » ou pour « historiciser le présent » (p. 11). Qu’il s’agisse des phénomènes d’exclusion et de déclassement, des « jeunes de banlieue » ou du vieillissement ouvrier, les analyses de Michel Pialoux comportent encore une actualité alarmante politiquement mais frappante sociologiquement. Cette lecture permet avant tout d’éviter, pour la nouvelle génération de chercheurs et chercheuses s’intéressant aux classes populaires, de mythifier un « avant » en observant ici que des processus réputés nouveaux sont déjà bien présents dans les années 1970 ou 1980. Cela fait par exemple très longtemps qu’on représente la classe ouvrière comme en train de mourir. Michel Pialoux nous invite d’ailleurs à interroger « le sens de la permanence des “crises” et des “réformes” » (souligné par l’auteur, p. 108). Cette crise perpétuelle du monde ouvrier, et en particulier de ses fractions les plus basses, suscite une inquiétude permanente sur l’avenir, thème qui revient inlassablement dans les entretiens que réalise Michel Pialoux. Sans même évoquer la crise sanitaire liée à la Covid-19, qui redouble ce sentiment, ce livre et ce parcours de recherche des années 1970 aux années 1990 montrent que l’incertitude sur l’avenir est une caractéristique fondamentale de la condition ouvrière, hier et aujourd’hui, ce qui ne peut qu’inciter à suivre l’invitation de Michel Pialoux à toujours penser des processus plutôt que des états figés des réalités sociales des dominé·es.