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Crédits : La Découverte

1Fruit d’une collaboration de longue durée, l’ouvrage de Céline Bessière et Sibylle Gollac propose d’apporter une contribution originale à la sociologie des inégalités et des rapports sociaux, en défendant une thèse forte : au cœur des arrangements patrimoniaux familiaux, qui participent de façon centrale aux stratégies de reproduction sociale, se joue également la reproduction des inégalités entre les sexes.

2À partir d’une réflexion établissant des liens entre les travaux de Pierre Bourdieu sur les stratégies de reproduction familiale des classes sociales et les contributions du courant matérialiste de la sociologie du genre et des rapports sociaux de sexe, parmi lesquelles celle de Christine Delphy (1999), les deux autrices participent au débat sur les formes et dynamiques des inégalités sociales et sur le rôle de l’accumulation patrimoniale dans l’amplification des inégalités au sein du système capitaliste contemporain (Piketty, 2013).

3Elles le font en centrant leur travail sur la circulation et le partage des biens matériels au sein des structures familiales en France, pays dans lequel ont eu lieu les enquêtes qu’elles mobilisent. Elles y observent comment et par quelles institutions sont produits et appliqués les arrangements et les règles qui régissent ces circulations et partages au fil des générations, des alliances et des séparations. Les « stratégies familiales de reproduction » y sont interrogées à l’aune des rapports de sexe, en explorant les effets différenciés de ces stratégies sur les trajectoires sociales des femmes et des hommes. L’ouvrage soulève cette question à un moment spécifique de l’histoire des rapports sociaux entre les sexes : un moment où, dans un pays du Nord global comme la France, l’éthos égalitaire assoit sa légitimité dans le droit comme dans la vie quotidienne et où certains fondements de l’institution familiale sont déstabilisés ou remaniés. En particulier, le rôle du mariage comme institution productrice des rôles de sexe et comme source d’accumulation et de transmission du patrimoine se trouve ébranlé.

4La composition de l’ouvrage reflète une démarche portée par une double intuition empirique. Première intuition, les divorces et les successions forment des moments idéaux pour mettre au jour les logiques économiques familiales. Ces moments permettent ainsi d’ouvrir une des boîtes noires de la production des inégalités de richesse : les transactions internes à l’unité statistique, en pratique fictive, du « ménage ». Deuxième intuition, les pratiques juridico-administratives, extérieures à l’unité domestique et qui organisent matériellement et légalement le transfert et la répartition des richesses, sont centrales pour comprendre les logiques inégalitaires. Celles-ci se nouent au sein de ce qu’on pourrait appeler une division du travail patrimonial pris en charge par un ensemble d’intermédiaires : avocat·es, conseiller·es fiscalistes, juges, notaires.

5Le premier chapitre de l’ouvrage offre d’abord une discussion théorique croisant les éclairages apportés par les travaux féministes matérialistes, la sociologie économique et la sociologie du droit. L’ouvrage se décompose ensuite en six chapitres, déroulant une analyse centrée dans un premier temps sur les moments clés où se répartissent les richesses puis, dans un second temps, sur les acteurs et pratiques professionnelles de cette économie patrimoniale. Le chapitre 2 porte ainsi sur la succession comme épisode révélateur d’un droit et de coutumes successorales (re)productrices de grandes inégalités selon le sexe au sein des fratries, en particulier celles de classes supérieures. Puis, le chapitre 3 aborde ce que le cadre légal contemporain des divorces entérine, voire amplifie sur le plan des asymétries matérielles et financières au sein des couples hétérosexuels. Les trois chapitres suivants décryptent les routines de travail les plus anodines des intermédiaires du droit et les principes juridiques qui produisent de façon très systématique un avantage masculin, en activant des normes de genre. Pour conclure l’analyse des différents mécanismes imbriqués produisant les inégalités, le chapitre 7 montre comment les rapports de classe contribuent à l’amplification des inégalités de genre, en revenant plus particulièrement sur les situations vécues en bas de l’échelle sociale.

7Grâce à ce travail empirique à la fois rigoureux et foisonnant, l’ouvrage apporte la démonstration très convaincante de trois résultats majeurs. Premièrement, il démontre le caractère structurel et ample des inégalités de richesse entre les sexes au sein des familles où, quelle que soit la classe sociale, les stratégies collectives de maintien, de consolidation voire d’amélioration de la position sociale opèrent systématiquement au détriment des femmes.

8Deuxièmement, la fabrication de ces inégalités se déploie selon des modalités qui participent à leur invisibilité. Tout d’abord, la construction de l’inégalité patrimoniale entre les sexes se joue dans une succession de petits écarts, entre mécanismes formellement égalitaires et pratiques concrètes qui entérinent des hiérarchies (de sexe, d’aînesse, d’âge, de classe sociale), souvent « à l’ombre du droit » ou parfois contre celui-ci. Deuxième cause de leur invisibilité, ces petits écarts inégalitaires ne manifestent souvent leurs effets que de façon différée. En suivant les « carrières » de patrimoines familiaux, l’ouvrage montre par exemple que les ruptures conjugales soldent les comptes d’inégalités dissimulées pendant la vie de couple et, simultanément, les renforcent car les asymétries de ressources construites antérieurement entre homme et femme donnent aux deux conjoints une maîtrise inégale du tempo de la procédure de divorce.

9Le troisième résultat mis en évidence est que les arrangements privés qui produisent les inégalités patrimoniales sont relayés et mis en forme avec le concours d’un ensemble de professionnel·les usant de formes routinières d’application du droit qui fournissent une légitimité et une assise aux inégalités. Au croisement de leurs propriétés sociales et des logiques socio-historiques de construction de leurs groupes professionnels respectifs, ces expert·es empruntent des routines aux fondements souvent très sexistes, cachés sous le bon sens de la rationalité légale et de l’argument gestionnaire.

10Céline Bessière et Sibylle Gollac montrent une capacité remarquable à articuler empirie et théorie, ouvrant de multiples pistes très stimulantes, dont il est difficile de rendre compte de façon exhaustive dans le cadre de cette note. De ces pistes, on retiendra une réflexion majeure sur le caractère indissociable des rapports sociaux de genre et de classe dans la production de l’ordre social contemporain. Il est à cet égard dommage que l’ouvrage omette de discuter des travaux importants sur ces questions et avec lesquels il dialogue implicitement : tout d’abord, la problématisation des rapports entre capitalisme et patriarcat proposée par Silvia Federici (2014) et les approches féministes marxistes ; ensuite, les études critiques des masculinités qui invitent à repérer au sein du groupe des hommes des inégalités de répartition du « dividende patriarcal » (Connell, 2014).

11Quoi qu’il en soit, Le genre du capital montre tout l’intérêt d’opérer un aller-retour entre genre et classe pour la compréhension de la structure des inégalités. Cette approche permet non seulement de confirmer le rôle déjà établi du capital économique, plus central que celui du capital culturel, dans le creusement des inégalités sociales au XXI^e siècle, mais surtout de montrer plus finement le relais des mécanismes sexistes, qui augmentent le « hold-up » et la concentration de ce capital : son accumulation est masculine. Avec l’appui d’un matériau couvrant un vaste champ de configurations conjugales et familiales et de positions sociales, l’articulation du genre et de la classe permet également d’interroger comment selon la classe sociale, les inégalités de genre sont amplifiées ou atténuées. Loin d’un constat manichéen, l’ouvrage souligne notamment les ressources différenciées dont disposent les femmes selon le milieu social pour confronter les biais sexistes de l’institution judiciaire ; il montre aussi que les inégalités patrimoniales sont à resituer dans un panorama plus large : inégalités sur le marché du travail (avec un poids accentué des discriminations et de la précarité dans les emplois du bas de l’échelle) et dans la division du travail domestique (avec la possibilité ou pas de déléguer le travail domestique gratuit).

12Par les résultats et les réflexions produits, tout comme par la dimension collective et la durée du travail d’enquête qui les ont nourris, Le genre du capital est une invitation à une forme très stimulante de sociologie, où densité empirique et exigence théorique se nourrissent mutuellement.