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AccueilNumérosVol. 64 - n° 1-2Comptes rendusCamille Boutron, Femmes en armes....

Comptes rendus

Camille Boutron, Femmes en armes. Itinéraires de combattantes au Pérou (1980-2010)

Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2019, 226 p.
Nathalie Duclos
Référence(s) :

Camille Boutron, Femmes en armes. Itinéraires de combattantes au Pérou (1980-2010), Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2019, 226 p.

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Mots-clés :

Femmes, Pérou, Lutte armée
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Crédits : Presses universitaires de Rennes

1Ce livre paru en 2019 est la version remaniée d’une thèse de sociologie. Dans une perspective féministe revendiquée, l’autrice y analyse l’engagement des femmes dans les mouvements péruviens de lutte armée, le Parti communiste péruvien Sentier lumineux (PCPSL) et le Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA) et, à un moindre titre, les Comités d’autodéfense (CAD). Les deux premiers sont des organisations armées luttant contre l’État, tandis que les CAD sont des organisations paramilitaires constituées par l’armée péruvienne pour l’épauler dans sa « lutte antisubversive ». Alors que dans ces situations de guerre civile, les femmes n’acquièrent généralement une visibilité qu’en tant que victimes, l’autrice entend montrer qu’elles ont bien été actrices du conflit (p. 22) durant cette période courant des années 1980 aux années 2010. Pour ce faire, Camille Boutron s’emploie à « resituer l’expérience combattante féminine (mais aussi masculine) dans un temps long » en analysant trois temps forts — celui de l’engagement dans les mouvements armés, celui de l’emprisonnement et celui de la sortie de conflit — qui constituent l’ossature des trois parties du livre. L’analyse de ces trajectoires doit notamment permettre de rendre compte de « l’articulation entre les différents espaces que ces conflits affectent, familiaux et privés, publics et politiques, économiques, communautaires, etc. » (p. 25).

2Ce travail repose sur une immersion de longue durée dans la société péruvienne dont l’autrice est incontestablement une spécialiste. Camille Boutron a ainsi constitué un corpus reposant sur des récits biographiques et des entretiens semi-directifs (vingt-trois en tout : six de femmes ayant appartenu à des CAD, neuf en provenance du MRTA et huit relevant du PCPSL). Elle a par ailleurs réalisé un véritable travail ethnographique du milieu carcéral, en particulier la prison de haute sécurité de Chorrillos II, dans le sud de Lima, la capitale, où elle a réalisé des observations entre janvier 2007 et août 2008. Elle s’appuie par ailleurs sur les travaux de la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) mise en place en 2002, avec notamment une vingtaine d’entretiens menés dans les prisons, ainsi que sur des documents d’époque, comme la presse.

3Envisager la question féminine à propos de la guerre civile au Pérou suppose, selon Camille Boutron, de s’atteler à trois principaux enjeux transversaux : l’émancipation par les armes, le tabou de la violence des femmes et le continuum de la violence, notamment lors du retour à la vie civile (p 14-19). Elle aborde ces enjeux à propos des trois séquences de l’engagement, de la prison et de la sortie de conflit.

4Dans la première partie du livre, Camille Boutron analyse les processus d’engagement des femmes dans les trois principales organisations armées, PCPSL, MRTA et CAD, distinguant trois modes d’engagement : par vocation, du fait des circonstances et par contrainte. Elle souligne la forte présence des femmes dans la guérilla du Sentier lumineux, y compris dans les positions dirigeantes de l’organisation, et l’explique notamment par l’appropriation du féminisme par cette organisation, au contraire des partis politiques de gauche, très traditionnels, où les femmes étaient largement invisibilisées et assignées à des rôles stéréotypés. Elle montre que les femmes engagées dans le PCPSL mais aussi dans le MRTA avaient un haut niveau d’éducation, souvent universitaire, mais se traduisant rarement en réalisation professionnelle. Sous cet aspect, leur engagement pourrait passer pour une forme d’émancipation, au regard de leurs positions élevées dans l’organisation du Sentier lumineux, mais l’autrice remarque que les modes de contrôle étroit de l’espace privé (relations de couple, relations de famille) pratiqués par cette organisation interdisent d’y voir cette dynamique. Il n’en demeure pas moins que cet engagement armé participe d’une transformation des rapports de genre, allant parfois jusqu’à une inversion des rôles, comme lorsque les femmes sont amenées à s’interposer avec leurs bébés dans les bras entre les militaires et les hommes de la communauté pour protéger ces derniers ou pour réclamer la libération des hommes arrêtés. À cet égard, les veuves occupent une place particulière de « troisième genre », selon l’expression empruntée à Kimberley Theidon, intermédiaire entre le féminin et le masculin.

5Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Camille Boutron rend compte avec beaucoup de finesse de ses observations menées dans les prisons péruviennes, qui ont accueilli jusqu’à 20 000 personnes du fait de la mise en œuvre, surtout à partir des années 1990 et sous la présidence autoritaire d’Alberto Fujimori, d’une politique « antiterroriste » sans faille. Camille Boutron montre comment la prison a été investie par le PCPSL et le MRTA comme un espace de prolongement de la lutte armée, à travers la poursuite d’un rapport de force entre les prisonniers et l’État, notamment au milieu des années 1980. Ainsi les prisons ont-elles été des centres de formation politiques et de planification de la lutte armée. On découvre aussi avec beaucoup d’étonnement que les membres du Sentier lumineux sont parvenus à auto-gérer leur espace, décorant les murs de fresques à la gloire du PCPSL, imposant aux autorités carcérales la reconnaissance d’un statut spécial leur garantissant une liberté d’organisation de leurs activités militantes, et récusant leur transfert dans une nouvelle prison. Mais, à terme, on a assisté à un processus de « prisonniérisation », au sens de Donald Clemmer, c’est-à-dire à une (re)domestication des corps insurgés (p. 97), qui a produit ses effets, surtout sur les femmes dont les conditions de détention ont été plus sévères, aussi bien en ce qui concerne les interactions avec l’extérieur de la prison que dans l’organisation même de l’emprisonnement, ainsi qu’en témoigne notamment le contrôle exercé sur leur sexualité afin d’empêcher les prisonnières de devenir mères. Camille Boutron analyse également les processus de stratification à l’œuvre dans les prisons, qui se caractérisent notamment par la distinction établie par les ex-combattantes entre elles-mêmes et les femmes emprisonnées pour des motifs de droit commun.

6En ce qui concerne la sortie de conflit, Camille Boutron différencie le cas des combattantes engagées dans le PCPSL et le MRTA, emprisonnées en grand nombre, de celui des ronderas, ces femmes engagées dans les CAD, pour lesquelles l’enjeu du retour à la vie civile s’est posé avec la fin du conflit armé. L’autrice montre que la reconstruction nationale au Pérou passe notamment par l’invisibilisation du rôle des femmes dans les CAD, le récit national de la contribution des comités d’autodéfense à la lutte antiterroriste étant marqué par une héroïsation des « défenseurs de la patrie » qui repose sur une association entre masculinité et autodéfense armée, ainsi qu’en témoigne l’éviction des femmes des cérémonies de commémoration le jour de la fête nationale. Ce processus d’éviction symbolique des femmes est d’autant plus agissant que l’engagement dans les ronderos, qui a supposé une coopération avec les militaires, est perçu comme le gage d’une intégration dans la communauté nationale pour des paysans considérés auparavant comme des citoyens de seconde zone. Le processus de sortie du conflit armé est également marqué par le transfert de la violence armée vers la sphère domestique et Camille Boutron restitue à ce sujet des récits assez insoutenables de brutalités vécues par des femmes, en provenance souvent de leur mari. À cela s’ajoute une dynamique de trivialisation par laquelle le caractère politique de l’engagement est dénié, si bien que la place des femmes sur la scène publique d’après-guerre est des plus réduites. L’autrice y voit l’effet conjugué de la « militarisation des rapports sociaux, [de] la normalisation de la violence dans les rapports interpersonnels, [et de] la transmission d’une mémoire axée sur l’identité virile du rondero comme nouvelle figure héroïque locale » (p. 190). Elle considère qu’on assiste de la sorte à une forme de résistance de la société patriarcale qui avait été remise en cause par les mouvements armés. Ce faisant, Camille Boutron met en évidence la présence d’un continuum de la violence dans les trajectoires des combattantes, avant, pendant et après la guerre civile.

7Ce livre apporte donc une contribution précieuse à la compréhension de la période de guerre civile qui a marqué l’histoire du Pérou pendant une vingtaine d’années, à partir du prisme du genre. On regrette toutefois que ce livre n’engage pas de vrai dialogue avec certaines controverses de sciences sociales (en histoire, en science politique, en anthropologie) sur les enjeux de l’engagement dans la lutte armée et des sorties de conflits armés. La question du continuum de la violence se trouve au cœur des travaux anthropologiques de Paul Richards et a été appropriée par une politiste comme Marielle Debos dans ses recherches sur le Tchad. Les enjeux des sorties de violence ont été envisagés également par des historiens (Bruno Cabane, Guillaume Piketty, John Horne) ou en science politique, en particulier en ce qui concerne les ex-combattants (Nathalie Duclos), y compris dans une perspective genrée (Susan Shepler). La mobilisation de ces travaux aurait pu donner une dimension comparative à l’ouvrage et permettre une plus grande montée en généralité.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nathalie Duclos, « Camille Boutron, Femmes en armes. Itinéraires de combattantes au Pérou (1980-2010) »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 64 - n° 1-2 | Janvier-Juin 2022, mis en ligne le 02 mai 2022, consulté le 15 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/41115 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.41115

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Auteur

Nathalie Duclos

Université de Tours
50, avenue Jean Portalis, 37200 Tours, France
nathalie.duclos[at]univ-tours.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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