Coquard, B., 2019, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte, Paris.
Renahy, N., 2010, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, Paris.
Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural, Presses de Sciences Po, Paris, 2021, 264 p.
1Comment vit-on sa jeunesse en milieu rural quand on est une fille ? Pour répondre à cette question, Yaëlle Amsellem-Mainguy s’appuie sur les résultats d’une large étude qualitative conduite pour l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP). Des travaux récents existent déjà sur les jeunes ruraux, et le titre choisi par l’autrice constitue un clin d’œil revendiqué au livre pionnier de Nicolas Renahy (2010), Les gars du coin. Si certaines expériences masculines de la ruralité sont aujourd’hui bien documentées (Coquard, 2019), leur pendant féminin restait encore à explorer. Mettant au cœur de ses analyses « les liens entre image du territoire et image de soi sur son territoire » (p. 15), Yaëlle Amsellem-Mainguy a opté pour un dispositif méthodologique qui lui permet d’interroger la diversité du monde rural. Elle s’éloigne ainsi de l’approche ethnographique intensive, centrée sur l’étude d’une communauté locale en déclin, qui avait été privilégiée par Nicolas Renahy et Benoît Coquard. Son enquête n’engage pas les mêmes formes de proximité et de familiarité avec les espaces qu’elle étudie mais lui donne accès à des « histoires et situations socio-économiques et politiques distinctes » (p. 15). Au total, 193 jeunes femmes âgées de 14 à 28 ans et majoritairement issues des classes populaires ou de la petite classe moyenne ont été interrogées dans deux espaces touristiques et attractifs (le massif de la Chartreuse et la presqu’île de Crozon), un espace peu connu (les Deux-Sèvres) et un territoire subissant les conséquences de la désindustrialisation (les Ardennes).
2L’ouvrage s’organise en six chapitres, qui évoquent successivement différentes facettes de ces expériences de vie rurale au féminin, en suivant deux fils directeurs : les enjeux de mobilité qui conditionnent les pratiques de l’espace et structurent les inégalités intragénérationnelles, et les formes de sociabilité qui caractérisent des enquêtées aux prises avec des bifurcations scolaires, intimes ou professionnelles.
3Comment les jeunes femmes perçoivent-elles les territoires ruraux dans lesquels elles vivent et comment les situent-elles dans des espaces contrastés, composés de hameaux plus ou moins isolés, de villages et de petites villes ? Le premier chapitre dresse un portrait subjectif du monde rural : un monde « vide », « paumé », souvent vieillissant, au sein duquel hiérarchies et rivalités rejouent une opposition classique entre bourgs et campagne. L’ancrage territorial s’adosse à des histoires familiales : l’ancienneté d’implantation et la participation active à la vie locale sont un gage de reconnaissance et de notoriété, que Yaëlle Amsellem-Mainguy associe à un capital d’autochtonie déjà mis en avant à travers l’analyse des expériences masculines de la ruralité. Les nouvelles arrivantes, ou celles dont les trajectoires familiales ont été plus heurtées, sont plus souvent soumises à des situations de précarité.
4Le chapitre 2 interroge ensuite la construction des relations amicales. Dans un contexte où domine une interconnaissance qui « protège et procure certaines marges de liberté en même temps qu’[elle] enferme et contraint par effet de contrôle social et d’observation permanente » (p. 69), Yaëlle Amsellem-Mainguy décrit l’évolution d’un entre-soi adolescent, depuis le noyau dur des groupes d’amies de l’école primaire jusqu’à l’éclatement progressif qui caractérise les années de collège et de lycée : « Au fil des expériences et de l’avancée en âge, le groupe des copines […] se constitue non plus uniquement à partir d’un territoire commun, mais autour de styles de vie et, dans une certaine proportion, de valeurs communes » (p. 84-85). Les applications et les réseaux sociaux permettent à ces groupes successifs de maintenir un contact à distance qui rend moins exclusive la dynamique des relations amicales mais qui révèle aussi les situations de solitude juvénile que certaines jeunes femmes expérimentent, en raison de leur précarité ou parce qu’elles adhèrent à des pratiques culturelles marginales.
5Le chapitre 3 approfondit la question du lien entre sociabilités et parcours scolaires. L’analyse permet ici de mettre en évidence l’importance des « choix » d’orientation, parfois subis ou en tout cas contraints. Car si le collège représente déjà, par rapport aux écoles primaires locales, « un élargissement du cadre de référence » des jeunes filles (p. 105), poursuivre des études au-delà de la 3e suppose des arbitrages qui font intervenir à la fois l’offre de formation, les perspectives professionnelles et les ressources des familles. Yaëlle Amsellem-Mainguy souligne le poids des situations familiales (renoncer à l’internat pour continuer à aider sa mère) et plus largement l’implication de l’entourage (amies, petit ami) dans les orientations scolaires.
6Les plus âgées, celles qui ne sont plus en études, font face à l’enjeu de l’obtention d’un premier emploi (chapitre 4), dans un contexte où l’accès au travail est « rendu difficile à la fois par leur âge et [par] la faiblesse du réseau de transports en commun qui limite leurs déplacements » (p. 135). Les liens d’interconnaissance sont souvent mobilisés, même s’ils conduisent à des déconvenues, qu’il s’agisse de l’écart entre l’emploi obtenu et les formations suivies, de la faiblesse des salaires ou de la précarité des contrats. Les expériences d’insertion professionnelle sont donc difficiles, souvent décevantes, et nécessitent de « faire avec ce qui est là » (p. 147).
7Le chapitre 5 explore les pratiques de loisir d’une jeunesse rurale confrontée à l’absence d’infrastructures (culturelles ou sportives) et de lieux de consommation adaptés, aux difficultés récurrentes de mobilité qui imposent de faire appel à la famille ou à des ami·es déjà motorisé·es, et aux « regards réprobateurs du groupe de pairs et des adultes » quand les pratiques « s’écartent des normes de genre » (p. 168). Les enjeux de réputation et de respectabilité sont ici particulièrement prégnants. Mais on observe aussi, en creux, la diversité des expériences liées aux situations socio-économiques contrastées des familles.
8Enfin le chapitre 6 aborde la vie amoureuse, sexuelle et conjugale, dont Yaëlle Amsellem-Mainguy rappelle qu’elle répond à un déroulement moins linéaire et plus réversible que celui des générations précédentes. Le contrôle social exercé sur les fréquentations et sur les comportements conduit pourtant à la stigmatisation et à l’isolement de celles qui ne répondent pas aux attentes collectives. Le chapitre traite de ces parcours minoritaires (célibat prolongé, homosexualité, etc.), tout en rappelant la force de la norme conjugale, la mise en couple étant « un signe de respectabilité, de responsabilité mais aussi de désintéressement et de sécurité matérielle » (p. 235). Toutefois, si le couple peut libérer des cadres familiaux ou amicaux, il participe aussi à d’autres formes de contrôle, dont certaines se traduisent par des violences conjugales.
9L’ouvrage livre ainsi un regard informé, vivant et souvent empathique sur les conditions de vie des jeunes femmes en milieu rural, leurs aspirations, et la manière dont elles s’adaptent à des réalités locales contraignantes. L’âge des enquêtées, saisies dans ce moment des « possibles » qui caractérise le passage à l’âge adulte, permet à Yaëlle Amsellem-Mainguy de restituer de manière très convaincante les incertitudes et les difficultés caractéristiques de cette période de la vie, redoublées ici par les spécificités d’un monde rural peu favorable aux expériences juvéniles et au sein duquel le poids du regard d’autrui paraît omniprésent. Au fil des chapitres se dessine un tableau très complet de cette jeunesse féminine et rurale saisie à la fois à travers ses relations amicales, ses orientations scolaires, ses loisirs, son rapport à l’emploi et ses engagements affectifs ou éventuellement conjugaux. On souhaiterait parfois en savoir plus sur les enquêtées elles-mêmes, afin d’appréhender l’ensemble de ces dimensions sous forme de portraits plus approfondis, quand l’autrice fait plutôt le choix d’une exploitation thématique de ses entretiens. Cela aurait peut-être permis de mettre plus encore en valeur la force de certaines ruptures et surtout la diversité des expériences (en fonction des origines sociales, des parcours scolaires, du lieu de vie) qui, en raison des choix d’écriture de l’autrice, s’efface parfois derrière les situations les plus partagées. Enfin, si l’ouvrage ouvre des perspectives stimulantes sur la question du travail et de l’emploi, celle-ci apparaît un peu secondaire, ce qui différencie aussi les analyses conduites par Yaëlle Amsellem-Mainguy de celles de Nicolas Renahy, qui s’intéressait aux ouvriers en milieu rural. Les expériences professionnelles ne concernent ici qu’une partie des enquêtées, mais on aurait aimé, par exemple, suivre jusque sur les lieux de travail la recomposition des relations amicales qui est traitée de façon très convaincante sous l’angle des parcours scolaires.
Coquard, B., 2019, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte, Paris.
Renahy, N., 2010, Les gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, Paris.
Laure de Verdalle, « Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 64 - n° 1-2 | Janvier-Juin 2022, mis en ligne le 02 mai 2022, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/41138 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.41138
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