Thébaud-Mony, A., Davezies, P., Vogel, L., Volkoff, S. (dir.), 2015, Les risques du travail. Pour ne pas perdre sa vie à la gagner, La Découverte, Paris.
Lucie Goussard et Guillaume Tiffon (dir.), Syndicalisme et santé au travail
Lucie Goussard et Guillaume Tiffon (dir.), Syndicalisme et santé au travail, Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine, 2017, 276 p.
Texte intégral
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1L’ouvrage collectif dirigé par Lucie Goussard et Guillaume Tiffon propose d’analyser comment et avec quelles limites les organisations syndicales inscrivent les enjeux de santé au travail dans leurs démarches revendicatives. Dans la préface comme dans l’introduction, les auteurs défendent la thèse selon laquelle l’intérêt des organisations syndicales pour la santé au travail dépend principalement de « la santé du capitalisme » (p. 11). Alors que pendant les trois décennies d’après-guerre la question des risques professionnels a été reléguée au second plan de l’action syndicale, derrière la défense de l’emploi et des salaires, celle-ci est devenue un thème de mobilisation face à la multiplication des troubles physiques et psychiques dont se plaignent de nombreux salariés exposés à des formes d’organisation du travail jugées dégradées. Les fédérations syndicales sont dans ce contexte « attendues sur le terrain de la prévention des risques professionnels » (p. 15). En réponse à cette demande sociale, l’ouvrage poursuit ainsi trois objectifs : réunir des savoirs dispersés, favoriser leur circulation entre les espaces académiques, militants et experts, mais aussi dévoiler « les ressorts de la violence faite aux salariés » afin de mieux « armer » les acteurs engagés dans la défense de la santé au travail (p. 17). De manière complémentaire aux Risques du travail (Thébaud-Mony et al., 2015), cet ouvrage met en perspective les contributions d’une vingtaine d’auteurs — chercheurs en sciences sociales, responsables syndicaux et experts en santé au travail — et couvre les secteurs public et privé.
2L’ouvrage s’organise en six grandes parties. La première interroge les politiques de modernisation des entreprises et leurs effets sur les conditions de travail et les capacités de mobilisation des organisations syndicales. Danièle Linhart rappelle que les stratégies patronales de contournement des forteresses ouvrières dans l’après-1968 ont eu pour effet de précariser — matériellement et subjectivement — les collectifs de travail. Emmanuel Martin s’intéresse ensuite au rôle ambivalent des managers en tant que groupe professionnel. Chargés d’assurer la « modernisation » des entreprises, ils occupent une place déterminante entre la direction et l’exécution, mais ont rarement les moyens d’honorer leur responsabilité en matière de prévention des risques professionnels.
- 1 Les lois Auroux, du nom du ministre du Travail Jean Auroux, sont constituées de quatre lois promulg (...)
3La seconde partie rassemble quatre contributions qui, à partir de points de vue différents, éclairent les transformations du rôle et des usages des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), cette arène créée en 1982 par les lois Auroux1 pour débattre des questions de santé au travail dans les entreprises. Sonia Granaux analyse l’évolution de cette instance dont les missions se sont multipliées sans que ses moyens n’augmentent dans les mêmes proportions. D’abord centrés sur l’ergonomie des postes de travail, les débats au sein des CHSCT se sont progressivement élargis aux risques psychosociaux puis, dans une moindre mesure, aux risques dits « CMR » (cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques). Dans le chapitre suivant, Paul Bouffartigue et Christophe Massot examinent la diversité des modes d’action et d’appropriation par les représentants des salariés de l’enjeu des risques psycho-sociaux (RPS). L’action dans ce domaine relève le plus souvent d’une « prévention formelle » voire « empêchée » (p. 72-73). Stéphanie Gallioz et Tony Fraquelli, respectivement experte en santé au travail intervenant pour les CHSCT et responsable syndical à la CGT, détaillent les difficultés que rencontrent les syndicalistes dans la prise en charge des questions de santé au travail. Le manque de formation, de même que la division du travail militant, conduisent le plus souvent à rabattre les enjeux de santé au travail sur des questions plus techniques que politiques (p. 87-88), du ressort d’acteurs syndicaux spécifiques qui restent isolés dans leurs organisations.
4La troisième partie est consacrée aux dynamiques de production et de circulation des connaissances en matière de santé au travail. La technicisation croissante des débats au sein des arènes où les questions de santé au travail sont prises en charge rend cruciale la production et l’appropriation des connaissances scientifiques. Le recours à l’expertise représente de ce point de vue un des principaux leviers d’action pour les acteurs de la santé au travail. Dans cette perspective, Nicolas Spire analyse les conditions de réussite d’une expertise. Elles tiennent selon lui à la rencontre de trois types de savoirs : celui des salariés, « véritables experts des situations de travail », celui des équipes syndicales et celui des experts siégeant dans les CHSCT (p. 101). Dans le chapitre suivant, Marc Loriol revient ensuite sur le rôle déterminant des syndicats dans la « démocratisation » des termes « stress » et « burn out » parmi les travailleurs. D’abord méfiants à l’égard des approches suspectées de « psychologiser le social », ils se sont finalement emparés des savoirs sur la souffrance au travail pour redynamiser leur action. Émilie Counil et Emmanuel Henry analysent enfin comment le temps nécessaire à la production scientifique pour des disciplines comme l’épidémiologie nourrit les asymétries entre les représentants des salariés et ceux des industriels en matière de santé au travail (p. 124). Le temps de la production des connaissances nécessaires pour établir la preuve du lien entre une exposition et une pathologie représente un frein pour l’action syndicale, tandis qu’il permet aux industriels de différer le retrait d’une substance toxique ou la transformation d’une organisation du travail.
5Les contributions rassemblées dans la quatrième partie donnent ensuite à voir la place prise par la thématique des conditions de travail dans l’action des représentants du personnel, dans les négociations collectives comme dans les mobilisations. Dans cette partie, Arnaud Mias constate la progression globale des discussions sur les conditions de travail. En dépit de cette dynamique, la contestation des choix de gestion en matière d’emploi reste prédominante en période de crise par rapport aux débats sur l’organisation du travail (p. 136). Cette partie permet également, à partir du cas de l’organisation syndicale Solidaires analysé par Tessa Tcham, de montrer comment les négociations autour de la santé au travail peuvent être le support d’une renégociation des frontières du droit qui séparent les salariés des secteurs public et privé. Sabine Fortino montre quant à elle comment une action syndicale fondée sur l’analyse du travail a pu émerger au sein du syndicat CGT lors du conflit sur les régimes spéciaux de retraite en 2007, quand la défense de l’emploi et des salaires dominait l’agenda revendicatif.
6Les contributions rassemblées dans la cinquième partie continuent à tirer le fil des mobilisations autour de la santé au travail. Annie Thébaud-Mony revient sur le rôle déterminant des expertises réalisées à la demande des CHSCT mais aussi sur les collaborations fructueuses entre acteurs syndicaux et scientifiques. Le travail mené conjointement par des syndicalistes en lien avec des acteurs associatifs et des experts intervenant pour les CHSCT a permis à différentes reprises de construire des actions visant la reconnaissance des cancers liés au travail ainsi qu’une meilleure prévention des risques professionnels (p. 197). Dans le chapitre 14, Laurent Vogel montre avec quels outils et à quelles conditions les travailleurs peuvent s’emparer des enjeux de santé au travail et reprendre l’initiative sur la détermination des choix en matière d’organisation du travail. Pour cela, il revient sur le « modèle italien » développé dans les usines Fiat dès le début des années 1960. Au cœur de cette expérience se trouvent une démarche d’enquête portée directement par les travailleurs, « experts de leurs conditions de travail », et la mise au point d’outils originaux comme « l’instruction au sosie » ou encore des outils de traçabilité des « facteurs de nocivité » (p. 204). Les contributions de la dernière partie de l’ouvrage donnent à voir, à partir des expériences conduites par différentes organisations syndicales, comment celles-ci se transforment à mesure qu’elles se saisissent des problématiques de santé au travail et en fonction de leurs identités militantes respectives.
7En développant de manière féconde une pluralité de points de vue et de questionnements, cet ouvrage permet de rendre compte de l’ampleur des enjeux de santé au travail et des limites auxquelles les syndicats se heurtent en cherchant à les placer au cœur de leur action revendicative. Cette vue d’ensemble suscite néanmoins rétrospectivement quelques réserves. La critique de l’expertise scientifique, qui contribuerait à la « technicisation des débats » et à dépolitiser les questions relatives à l’organisation du travail, mériterait par exemple d’être nuancée. Différents travaux ont en effet montré comment, dans certaines configurations, l’articulation de savoirs « bruts », issus de l’expérience directe du travail et de ses problèmes, à des connaissances scientifiques et médicales avaient permis de publiciser, avec succès, certains maux du travail. Les cas emblématiques en France des luttes pour l’interdiction de l’amiante, contre l’intoxication au plomb ou contre les pesticides donnent des exemples de ces configurations fructueuses qui ont permis de « politiser les questions de santé au travail ». De même, dans un contexte d’accélération des transformations du monde du travail — effritement de la condition salariale, recours accru à des travailleurs non-statutaires, développement de l’auto-entrepreneuriat, des plateformes numériques, du télétravail —, on peut regretter l’absence de travaux empiriques sur ces reconfigurations et sur les problématiques qu’elles soulèvent en matière de représentation syndicale et de mobilisation collective.
Notes
1 Les lois Auroux, du nom du ministre du Travail Jean Auroux, sont constituées de quatre lois promulguées entre août et décembre 1982, sous le premier mandat du président François Mitterrand. Elles ont renforcé le dialogue social dans l’entreprise et le droit d’expression des salariés sur leurs conditions de travail avec, notamment, la création des CHSCT.
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Référence électronique
Marie Ghis Malfilatre, « Lucie Goussard et Guillaume Tiffon (dir.), Syndicalisme et santé au travail », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 64 - n° 1-2 | Janvier-Juin 2022, mis en ligne le 02 mai 2022, consulté le 07 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/41190 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.41190
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