1Quelles sont les répercussions de l’allongement de la durée de la vie sur les sociétés ? Si cette question a fait couler beaucoup d’encre, l’ouvrage dirigé par Anne-Marie Guillemard et Elena Mascova se présente comme « un lieu de diagnostic pluridisciplinaire » (p. 397), mettant en dialogue des sociologues, des épidémiologistes, des démographes, des économistes, des médecins, des philosophes et des politistes. Il propose des éclairages issus de pays contrastés quant à la vitesse du vieillissement de la population et aux politiques concernant les âges de l’emploi, la protection sociale ou la prise en charge de la dépendance. Certains chapitres proposent une comparaison entre les régions du monde, d’autres se focalisent sur un seul pays, notamment la France, le Royaume-Uni, la Chine et le Japon. Trois questions traversent cet ouvrage.
2La première revient sur les débats déjà anciens sur le vieillissement démographique. Dans la littérature scientifique et celle destinée au grand public, ce processus est abordé le plus souvent comme une menace pour l’équilibre social, économique et politique. Une position moins fréquente, mais défendue par la plupart des travaux en sociologie du vieillissement en France, conçoit le vieillissement comme un changement social dont les effets ne sont pas tous négatifs. C’est également le parti pris de cet ouvrage. Si les travaux sociologiques adoptent en majorité la perspective de la déprise, processus de vieillissement très individualisé et sélectif par rapport aux activités et aux liens (Hummel et al., 2014), ce livre propose à rebours une vision macrosociale. Tout d’abord, le livre déconstruit, grâce aux statistiques, les représentations des personnes âgées de 60 ans et plus comme une population fragile dans son ensemble et sujette en grand nombre à la démence (Bernard Ennuyer). Ensuite, les effets économiques de la longévité sont analysés au-delà de l’augmentation des dépenses liées aux retraites et à la dépendance et sont présentés comme un investissement (Marie-Ève Joël). L’âge comme critère de sélection des patients est ainsi remis en question. Les pratiques médicales s’appuyant sur l’âge sont saisies au prisme de l’âgisme, c’est-à-dire les représentations négatives de la vieillesse et la discrimination sur le critère de l’âge (Calasanti, 2008) : non-inclusion des patients de plus de 70 ans dans des protocoles de recherche, même pour des médicaments destinés aux âges plus avancés (Sophie Molias) ; arrêt de la plupart des campagnes de prévention et de dépistage à 74 ans et pratiques de prévention liberticides provoquant des dégradations cognitives et fonctionnelles en EHPAD (Sophie Molias) ; exclusion des patients de plus de 70 ans de la liste d’attente pour transplantation rénale (Marie-France Mamzer). Ces chapitres montrent que l’âgisme crée des inégalités d’espérance de vie et de santé lorsqu’il est pratiqué dans le milieu médical (Marie-France Mamazer ; Sophie Molias) ou encore des inégalités générationnelles, comme c’est le cas des politiques d’emploi fondées sur l’âge en vigueur en France depuis plusieurs décennies (Elena Mascova et Soukey Ndoye).
3Deuxièmement, contrairement à nombre de publications qui voient l’allongement de la vie comme une extension voire une fragmentation de la dernière étape, les auteurs affirment ici que ce processus affecte l’organisation des âges dans leur ensemble. En effet, l’organisation d’un parcours de vie en trois âges — avant le travail (enfance et jeunesse), au travail (âge adulte) et après le travail (vieillesse) — n’est plus une réalité (Anne-Marie Guillemard). De surcroît, le même âge chronologique ne signifie plus le même âge social. Les moments clés des parcours de vie, comme celui du départ du foyer parental ou celui de la retraite, sont différenciés par le genre et le milieu social (Jacques Véron). Le fait que plus de personnes vivent plus longtemps signifie donc des parcours variés et certaines étapes allongées. À ce titre, certains auteurs suggèrent qu’ont émergé de « nouveaux » âges, comme une sorte de « valse à mille temps » (Van de Velde, 2015). Ici, l’hypothèse avancée est plutôt que cette transformation des réalités sociales exige une révision des outils conceptuels. Pour cela, d’une part, les auteurs proposent d’utiliser le concept de longévité afin d’éviter les préjugés associés à la « vieillesse ». Cette proposition serait cependant à prendre avec prudence. Les recherches sur le vocabulaire des politiques et des débats publics ont en effet montré que le changement de vocabulaire ne suffit pas pour combattre l’âgisme. De plus, la longévité ne concerne pas l’ensemble de la population, du fait des inégalités sexuées et sociales d’espérance de vie, tandis que l’allongement de la vie ne signifie pas une croissance proportionnelle de sa part vécue en bonne santé (Jean-Marie Robine et Sarah Cubaynes). D’autre part, l’ouvrage suggère « de décloisonner l’approche des âges et de rompre avec une conception statique des âges » (Anne-Marie Guillemard et Elena Mascova, p. 20), proposition qui commence à se faire entendre dans la sociologie des âges depuis quelques années. Ainsi, les auteurs proposent de s’intéresser davantage aux parcours de vie qu’aux âges pris séparément. Cette proposition semble très intéressante, mais n’est réalisable que sur un échantillon qui a déjà traversé tous les âges ou par l’intermédiaire d’un échantillon de taille très importante.
4Le dernier axe formule des préconisations pour les politiques publiques. Tout d’abord, les auteurs insistent sur la nécessité de prendre en compte les parcours de vie, puisque les politiques actuelles fondées sur les âges ont des implications à long terme. C’est le cas notamment de la réduction du travail pour prendre soin d’un jeune enfant en début de carrière, ou d’un proche âgé à la mi-carrière (Sarah Harper). Il est ensuite proposé de « refonder le pacte générationnel » de deux façons : premièrement, en intégrant davantage de générations, car le système actuel est basé sur trois générations (Anne-Marie Guillemard) ; deuxièmement, en ouvrant deux « verrous » du développement économique — le verrou social (inégalité entre générations dans l’âge d’accès à un emploi stable) et le verrou patrimonial (concentration du patrimoine dans l’immobilier et de l’immobilier dans les mains des générations aînées ; André Masson). André Masson propose de nouveaux « deals » générationnels : indexation des revenus entre générations (par exemple, indexation des retraites les plus élevées sur le salaire d’embauche des moins qualifiés parmi les jeunes générations), participation du patrimoine des seniors à la sécurité sociale, stimulation des donations entre vivants. Enfin, les auteurs préconisent la mise en place d’une « société du care » (Claude Martin) et l’investissement dans la « citoyenneté sociale » des jeunes (Tom Chevalier et Bruno Palier). Ces suggestions posent toutefois deux questions. La première est celle de la définition des générations, car c’est un concept polysémique (Attias-Donfut, 1992) qui peut renvoyer aux générations familiales, aux générations fondées par un événement historique ou à celles n’ayant en commun que la naissance à la même période. C’est probablement cette dernière acception qui est retenue. Cela pose néanmoins la question des modalités pratiques de découpage d’une population en générations, qui sera inévitablement arbitraire (Attias-Donfut, 1992). En outre, une partie des propositions fait appel aux « solidarités familiales », ce qui semble problématique puisqu’elles redistribuent les biens au sein des familles, mais accentuent les inégalités sociales.