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Crédits : Presses universitaires de Liège

1L’ouvrage de Frédéric Goulet s’inscrit dans le champ de la sociologie des sciences et des techniques. Il analyse la dynamique des rapports entre science, politique et société à travers la trajectoire institutionnelle de la catégorie d’agriculture familiale dans les secteurs agricoles et scientifiques de la République argentine. L’agriculture familiale représente un enjeu majeur dans les politiques de développement promues par les organisations internationales et les pays dits du Sud. Elle concerne les populations qui vivent essentiellement de la production agricole familiale réalisée sur des exploitations de petite taille et qui se trouvent le plus souvent dans des situations de vulnérabilité. À partir des années 2000, avec la fin du consensus de Washington et l’essor des gauches latino-américaines, cette catégorie acquiert une centralité dans les politiques de lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales.

2En Argentine, malgré un processus d’industrialisation et d’urbanisation relativement avancé, de larges pans de la population vivent (ou survivent) grâce à l’agriculture familiale, particulièrement dans les provinces rurales du Nord-Ouest où se concentrent les peuples autochtones. Sous les gouvernements péronistes de Nestor et Cristina Kirchner (2003-2015), la notion d’agriculture familiale est mobilisée dans le cadre des politiques d’inclusion sociale. Selon Frédéric Goulet, il s’opère alors une co-production entre les mondes politiques, agricoles et scientifiques qui aboutit à l’élaboration d’un « projet sociotechnique » frappé au coin de la justice sociale. À travers les pérégrinations de la notion d’agriculture familiale au sein de l’action publique argentine, ce livre rend compte d’une tentative de fonder en théorie et en pratique une nouvelle articulation entre science et société : une « science juste ».

3La thèse centrale de l’ouvrage est que ce nouvel agencement des ordres politiques et scientifiques se comprend à partir d’une double dynamique provenant, à la fois, du haut (les politiques publiques) et du bas (les acteurs scientifiques). À la volonté politique d’inclusion sociale des populations historiquement marginalisées correspond une conception de la science qui se démarque des standards académiques pour mettre au cœur de son projet l’interdisciplinarité, la recherche-action et la participation des non-scientifiques. Tout au long de sa démonstration, l’auteur analyse les différentes dimensions de ce processus de démarcation par lequel émerge, au sein de la recherche agronomique et autour de la catégorie d’agriculture familiale, une « science à part » qui ambitionne d’articuler principes de justice et justesse des pratiques.

4Cette recherche repose sur une enquête empirique, menée entre 2014 et 2016, qui combine plusieurs modes de recueil de données (entretien, observation, analyse documentaire). Pour rendre compte des résultats, l’ouvrage est structuré en trois parties qui explorent les rapports que la catégorie d’agriculture familiale entretient avec les politiques d’inclusion sociale, les politiques scientifiques et les pratiques de recherche.

5La première partie expose la façon dont la catégorie d’agriculture familiale s’inscrit dans le référentiel global des politiques publiques mises en œuvre sous les gouvernements de gauche des époux Kirchner. Depuis les années 2000, ces derniers sont avec Lula da Silva au Brésil, Hugo Chavez au Venezuela et Evo Morales en Bolivie les protagonistes d’un nouveau populisme latino-américain qui prétend rompre avec deux ordres politiques, économiques et sociaux considérés comme néfastes pour la région tout entière : la dictature militaire des années 1960 à 1980 et le néolibéralisme des années 1990. Selon l’auteur, le « projet national et populaire » mené par le gouvernement argentin de 2003 à 2015 vise à réparer les injustices du passé en restaurant le rôle central de l’État et sa fonction de protection des plus vulnérables. L’émergence et la stabilisation de la catégorie d’agriculture familiale permettent ainsi de cibler un nouveau public pour les politiques globales d’inclusion sociale et de doter l’appareil d’État d’un ensemble de normes et de dispositifs qui oriente les politiques sectorielles du développement agricole. Cela se manifeste notamment par la formation en 2004 d’un porte-parolat unique des mouvements paysans, indigènes et de petits producteurs à travers le Forum national de l’agriculture familiale (FONAF), la création en 2008 d’un Secrétariat d’État à l’agriculture familiale et au développement rural, et la promulgation d’une loi pour l’agriculture familiale en 2015.

6Dans la deuxième partie, Frédéric Goulet s’attache à démontrer comment le défi de l’inclusion sociale rencontre les préoccupations politiques de divers acteurs du secteur des sciences et technologies qui tentent de modifier les agencements et les rapports de force au sein des institutions de recherche et d’enseignement supérieur. Dans un contexte budgétaire favorable, le Ministère des sciences et techniques, et les institutions qui lui sont rattachées, créent des agences et des programmes spécialisés visant à comprendre et à répondre aux besoins des populations vulnérables. Dans le champ de la recherche agronomique, l’existence d’une longue tradition de recherche-action facilite la mise en œuvre du projet sociotechnique de fonder une « science juste » qui s’arrime alors à la catégorie d’agriculture familiale. En 2005, l’Institut national des technologies agricoles (INTA) fonde le Centre de recherche pour la petite agriculture familiale (CIPAF) et pose les premiers jalons d’une démarcation organisationnelle favorisant l’expansion et la consolidation de cette pratique alternative des sciences et techniques.

7La dernière partie de l’ouvrage s’intéresse aux trajectoires, aux représentations et aux pratiques des acteurs qui peuplent ces nouvelles organisations. L’étude des trajectoires révèle un profil professionnel marqué par les activités de recherche appliquée et de vulgarisation, la proximité avec les sciences sociales et l’engagement militant en faveur des classes populaires dont la plupart sont issus. L’auteur montre comment le travail de démarcation s’appuie sur un travail politique qui définit des « biens en soi » comme l’inclusion sociale, mais aussi des « maux en soi » qu’il s’agit de combattre pour parvenir à de nouveaux équilibres : le marché et le capitalisme, l’agronégoce, la science confinée en laboratoire, etc. Au sein de ces collectifs engagés, le dialogue entre théorie de la justice et théorie de la science amène à préciser les contours de cette « science à part » qui se dessinent à travers trois axes principaux : la recherche-action-participative, l’analyse complexe et systémique des phénomènes et l’approche territoriale du développement rural.

9Une plus grande focalisation sur les pratiques aurait aussi permis plus de distanciation à l’égard de la rhétorique nationale-populaire des gouvernements kirchnéristes et de la propagande dont ils ont usé pour se maintenir au pouvoir pendant treize ans. Ainsi, des travaux de sociologues argentins aussi reconnus que Gabriel Kessler et Maristella Svampa (non cités par l’auteur) ont, respectivement, mis en question la réduction effective des inégalités durant cette période et mis au jour les liens entre le gouvernement et les entreprises multinationales dans le développement du modèle extractiviste-exportateur (opposé en tout point au modèle de l’agriculture familiale).

10Malgré ces quelques remarques, l’ouvrage de Frédéric Goulard constitue un apport à la recherche sur les rapports entre science, politique et société, par l’analyse fine qu’il propose des processus de catégorisation et de démarcation à l’œuvre dans les institutions gouvernementales et scientifiques.