1Questionner les tribulations professionnelles et institutionnelles d’une profession en mal de légitimité, tel est l’objectif de cet ouvrage issu d’une thèse de doctorat en science politique et consacré aux conseillers d’orientation. Basé sur un conséquent travail d’archives complété par des entretiens, ce livre interroge la construction historique, politique et professionnelle de la place et du rôle des conseillers d’orientation au sein de l’institution scolaire, au gré des évolutions de celle-ci dans la deuxième moitié du XX^e siècle.

2Se démarquant de l’approche interactionniste qui domine les travaux sur l’orientation des élèves, Paul Lehner s’attache à retracer la quête de « stabilisation du métier autour d’un domaine de compétences spécifiques reconnu et valorisé » (p. 229) et contribue ainsi à questionner, en arrière-plan, le rôle dominant du corps enseignant en la matière. Pour ce faire, l’auteur revendique une approche attentive aux « reconfigurations des savoirs et des pouvoirs professionnels », inspirée d’Andrew Abbott (cité p. 26), qu’il combine avec une perspective institutionnelle d’inspiration bourdieusienne s’appliquant à décrire les rapports de domination et les effets de structures au sein de l’espace scolaire. Dès lors, il s’agit pour l’auteur de restituer les dynamiques constitutives de l’« échec [du] groupe professionnel à s’imposer dans la division du travail d’orientation » (p. 12) et à accréditer d’autres critères d’orientation que les jugements professoraux. Cet échec s’avère aussi être celui des professionnels de psychologie à faire valoir leur expertise en matière d’orientation professionnelle et surtout scolaire, quand bien même celle-ci a été aux fondements de la discipline, comme le rappelle l’introduction.

3Les six chapitres de l’ouvrage dessinent alors un mouvement d’institutionnalisation du groupe professionnel — dont l’intitulé change cinq fois en soixante ans — au sein de l’espace scolaire, combiné au maintien d’un flou sur la fonction propre de ces professionnels intervenant tantôt au sein des établissements scolaires, tantôt en dehors (dans les centres d’information et d’orientation).

4Dans le premier chapitre, l’auteur décrit la manière dont s’invente le métier au gré de l’unification du système éducatif dans l’après-guerre. S’ils obtiennent leur rattachement au ministère de l’Éducation nationale et l’accès au statut de fonctionnaire dès 1956, les conseillers d’orientation ne parviennent guère à imposer leurs propres méthodes d’orientation. Celles-ci sont amplement basées sur une évaluation psychotechnique des aptitudes individuelles voulue plus juste scientifiquement et socialement puisque reposant sur la mesure de différentes facultés considérées comme biologiques afin de contrer les effets de l’origine sociale en matière d’orientation scolaire et professionnelle. Par ailleurs, l’intervention des conseillers d’orientation reste cantonnée aux filières professionnelles et soumise aux priorités sectorielles définies par les prévisions du plan.

5Analysant la transformation des conseillers d’orientation professionnelle (COP) en conseillers d’orientation scolaire et professionnelle (COSP) au cours des années 1960, le chapitre 2 montre combien celle-ci « traduit bien plus une amputation qu’une légitimation » et favorise l’« étiolement de la définition antérieure du métier » (p. 95). La faiblesse des effectifs face au nombre d’élèves qu’il faut désormais orienter conduit à une application standardisée et collective de tests psychotechniques conférant un rôle essentiellement technique aux conseillers, au nom de l’harmonisation des pratiques. Quant aux résultats, ils restent peu pris en compte par les enseignants et chefs d’établissements. S’ensuit une crise d’identité professionnelle lisible dans la diversité des positions défendues au sein des organisations syndicales et représentatives, endiguant toute tentative de redéfinition consensuelle du métier.

6Les deux chapitres suivants analysent la segmentation professionnelle qui prend forme dans les années 1970, en réaction aux nouvelles fonctions attribuées aux conseillers d’orientation par les politiques éducatives — information professionnelle et prise en charge des questions d’échec scolaire notamment (chapitre 3). La remise en cause, notamment par les tenants de la psychologie sociale, des fondements scientifiques de l’orientation — la psychotechnique et ses tests d’aptitudes — favorise la constitution de deux segments, dont l’opposition se nourrit des évolutions de la morphologie du groupe professionnel (élévation du niveau de formation et de l’âge de recrutement). Le chapitre 4 explore alors la distinction entre deux modèles revendiqués : « psychopédagogue » versus « éducateur des choix ». Figurée par deux des principaux syndicats de l’Éducation nationale, cette opposition correspond d’un côté à la revendication d’un statut de psychologue, et de l’autre à une appréhension de l’activité comme accompagnement à l’insertion.

7Or, c’est précisément cette logique d’insertion, combinée à la volonté de modernisation du système éducatif par sa mise en relation accrue avec les besoins de l’économie, qui est au cœur des politiques scolaires des années 1980-1990 étudiées dans les deux derniers chapitres. Le chapitre 5 décrit le passage d’une « orientation verdict » à une « orientation conseil » plaçant en son cœur l’information professionnelle de la jeunesse « à risques ». Ceci s’inscrit dans une stratégie d’individualisation des parcours scolaires, d’adaptation aux attentes du marché du travail et de production du consentement des élèves et familles qui en appellent aux compétences de psychologues des conseillers d’orientation.

8C’est alors sur la question de la reconnaissance du titre de psychologue, longtemps défendue par une part des conseillers et de leurs représentants, que s’appuie « la conquête d’une nouvelle identité professionnelle » analysée dans le chapitre 6. Loin de s’accorder sur la définition du métier ou sur une formation commune, les conseillers d’orientation n’en finissent pas moins par revendiquer ce titre — obtenu en 1991 — comme seul moyen de stabilisation de leur position au sein de l’institution scolaire, à la faveur cependant d’une « légitimation contrariée » (p. 205).

9En somme, les apports de l’ouvrage sont doubles. D’abord, il documente l’histoire des politiques éducatives et du métier de conseiller d’orientation, les transformations de celui-ci opérant comme un révélateur des logiques propres aux premières. Le cas des conseillers d’orientation met ainsi au jour la résistance de l’institution scolaire à l’introduction d’autres critères d’orientation que les notes et jugements professoraux. Si la psychotechnique avait précisément l’ambition de se poser en alternative, elle a été abandonnée au gré de l’intégration scolaire des conseillers, lesquels demeurent peu mobilisés dans le travail propre d’orientation. La revalorisation du choix des élèves et des familles a, quant à elle, davantage favorisé une individualisation des parcours qu’une remise en cause de l’ordre scolaire.

10Le second type d’apports a trait à la sociologie des groupes professionnels par la mise en exergue de formes de légitimation plurielles. En effet, l’ouvrage retrace une tension entre légitimité institutionnelle — conférée par la fonctionnarisation — et légitimité professionnelle, laquelle demeure introuvable si ce n’est impossible, d’après le sous-titre de l’ouvrage. Plusieurs éléments conduisent à cette impasse, de la segmentation d’un groupe professionnel appuyé sur une discipline elle-même fragmentée à l’extension tous azimuts du champ d’intervention des conseillers d’orientation, en passant par l’indétermination de leur rôle et la faiblesse de leurs effectifs (1 pour 1500 élèves). À cela s’ajoutent les luttes intra- et inter-professionnelles, notamment dans le secondaire, et le peu de consensus sur la définition du métier. Sur ce point, il aurait été intéressant de donner davantage à voir les relations que les conseillers entretiennent avec leurs représentants et porte-paroles.

11En effet, la focalisation sur les jeux politiques et institutionnels, au cœur de l’ouvrage, questionne la manière dont les premiers intéressés investissent concrètement leur métier et les organisations qui les représentent. On pourra regretter que l’enquête par entretiens (qui n’est pas présentée) ne soit pas davantage mobilisée sur ce point. Au terme de l’ouvrage, le lecteur en sait peu sur la composition de ce groupe professionnel, quand bien même l’introduction et la conclusion évoquent une forme de reproduction sociale finalement peu documentée.

12Par ailleurs, si l’auteur annonce une structuration de l’ouvrage selon trois configurations historiques successives, celles-ci n’apparaissent pas clairement dans le plan, ni à la lecture, ce qui aurait sans doute permis d’accompagner davantage les lecteurs dans l’appréhension de l’articulation des différents chapitres. La progression de la démonstration s’avère ainsi parfois troublée, en raison sans doute de la difficulté de tenir ensemble deux fils conducteurs entremêlés : l’histoire des politiques scolaires qui participent à définir et organiser les modalités d’orientation, et celle d’un groupe professionnel marqué par des luttes internes — y compris au sein de la discipline psychologique — pour la définition du métier.

13Fourmillant de données détaillées et de descriptions denses sur l’histoire institutionnelle de ce groupe professionnel peu étudié, l’ouvrage de Paul Lehner met en lumière l’ampleur des impasses politiques empêchant la conquête d’un véritable mandat professionnel — bien que le terme ne soit pas utilisé. Il conclut à un processus de légitimation contrarié d’un groupe professionnel qui ne semble finalement plus guère à même d’effectuer le cœur de son activité, l’orientation. Si l’ouvrage n’aborde pas les transformations les plus récentes en la matière, il fournit des clés de compréhension utiles face au rôle croissant et déterminant des choix scolaires, de plus en plus individualisés, sur les parcours futurs des élèves.