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Comptes rendus

Frédérique Patureau et Jérémy Sinigaglia, Artistes plasticiens : de l’école au marché

Presses de Sciences Po et Ministère de la Culture, Paris, 2020, 288 p.
Luc Sigalo Santos
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Frédérique Patureau et Jérémy Sinigaglia, Artistes plasticiens : de l’école au marché, Presses de Sciences Po et Ministère de la Culture, Paris, 2020, 288 p.

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Mots-clés :

Professions, Artistes
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Crédits : Presses de Sciences Po / Ministère de la Culture
  • 1 Bruno Racine, avec Noël Corbin, Céline Roux et Bruno Saint-Étienne, « L’auteur et l’acte de créatio (...)

1Cet ouvrage consacré aux artistes plasticien·nes français·es s’inscrit dans la ligne directe des travaux séminaux de Raymonde Moulin sur le marché de la peinture, initiés dans les années 1960. Si différentes études ont depuis lors été conduites sur certains groupes de plasticien·nes (on peut citer, par exemple, la recherche récente de Flora Bajard sur les céramistes d’art), rares sont celles qui brossent un portrait aussi ample. Alors que le rapport Racine remis début 20201 n’a toujours pas permis de créer le statut d’artiste-auteur réclamé par la profession, l’ouvrage de Frédérique Patureau et Jérémy Sinigaglia documente de manière passionnante les conditions de travail et de vie des plasticien·nes. Leur travail repose sur l’analyse d’une base de données de la Maison des artistes (exhaustive sur la période de 1979 à nos jours), sur un questionnaire administré en 2017 à 6000 individus sélectionnés par tirage aléatoire dans cette même base, ainsi que sur 53 entretiens réalisés en région parisienne et dans plusieurs capitales régionales. La démonstration, combinant analyses quantitatives et qualitatives, est organisée en cinq chapitres.

  • 2 La catégorie des « assujetti·es » regroupait toutes celles et ceux ayant au moins vendu une œuvre o (...)
  • 3 Les graphistes sont exclu·es de l’analyse, car leur ancrage dans les industries culturelles les élo (...)

2Le premier chapitre caractérise ce groupe professionnel, dont les membres sont « assujettis » ou « affiliés »2 à la Maison des artistes, une association agréée par l’État pour gérer la sécurité sociale d’un effectif total de 38 000 plasticien·nes (pour l’année 2016). Dans ce décompte, les peintres sont majoritaires (49 %), suivi·es, à part égales, des créatrices et créateurs d’œuvres plastiques, puis des sculpteurs et sculptrices, et enfin des illustrateurs et illustratrices3. Même si ces différentes spécialités induisent des variations en matière de revenus, le revenu médian de la population d’ensemble demeure très faible (10 000 euros annuels pour l’ensemble des affilié·es). Il est en outre marqué par un écart de 25 % au détriment des femmes, et ce alors même que la profession est devenue paritaire. Enfin, à l’instar de ce que l’on observe dans le secteur du spectacle, les revenus sont très concentrés : la moitié des affilié·es se partagent 15 % des revenus totaux, tandis que les 10 % les mieux loti·es en récoltent la moitié, et même qu’1 % de nantis (principalement des hommes peintres âgés vivant à Paris) en captent à eux-seuls un cinquième. On comprend ainsi combien le choix de ce type de carrière est socialement situé : les plasticien·nes sont majoritairement issu·es de milieux favorisés, sont très diplômé·es et vivent dans ou autour des grandes villes — notamment Paris. Par-delà ces traits communs, l’identité artistique varie selon les types de pratiques, qui sont synthétisées dans l’ouvrage par une analyse des correspondances multiples structurée en deux axes (reconnaissance symbolique et réussite économique) : on trouve d’un côté ceux et celles qui « parviennent à s’insérer à la fois du côté de l’institution et du marché », notamment celui de l’art contemporain ; à l’opposé, les plus en marge peinent à vendre et à trouver des soutiens institutionnels. Partant de cette grille d’analyse, Frédérique Patureau et Jérémy Sinigaglia s’attachent à saisir en détail les « mécanismes qui concourent à cette distribution des places ».

3Leur regard se porte d’abord sur les voies d’engagement dans le métier (chapitre 2). Bien que l’accès à la profession de plasticien·ne ne soit formellement conditionné à aucun diplôme, constat qu’alimente régulièrement le topos du « don » et du « talent », il apparaît que six plasticien·nes sur dix ont suivi un cursus d’enseignement supérieur artistique long, dont une majorité aux Beaux-Arts. Toutefois, alors que celles et ceux qui viennent de milieux intellectuels sont encouragé·es à se lancer dans des études puis une carrière artistique, les plasticien·nes issu·es de milieux modestes font souvent face aux réticences de leur entourage. Or le passage par une école d’art est crucial pour la carrière : on y apprend des savoir-faire techniques tout autant qu’à s’y faire un « réseau », et ces sociabilités peuvent être prolongées sous la forme de collectifs de travail. Elles permettent ainsi d’endiguer l’isolement professionnel auquel font face de nombreux autodidactes.

4L’identité professionnelle dépend également des conditions d’exercice du travail artistique (chapitre 3), terme qui inclut la conception et la fabrication de l’œuvre, la recherche de financement et la promotion, mais aussi les tâches administratives. Si les plasticien·nes déclarent consacrer les deux tiers de leur temps à la production, c’est encore plus vrai pour les plus âgé·es (dont les revenus sont davantage stabilisés) et un peu moins le cas pour les femmes, plus souvent accaparées par des charges familiales. De ce point de vue, si huit plasticiens sur dix disposent d’un « espace à [eux] » pour créer, les plasticiennes qui sanctuarisent une (portion de) pièce de leur domicile pour « séparer vie professionnelle et vie privée » n’y parviennent jamais aussi bien que leurs homologues masculins. L’imbrication entre travail et vie privée se traduit également par le soutien fréquent apporté par l’entourage (qui concerne plus d’un tiers des plasticien·nes interrogé·es), par exemple pour les plus jeunes sous la forme d’une aide au logement fréquemment combinée avec le RSA. Ces aides sont d’autant plus importantes que, si presque tous les plasticien·nes interrogé·es exposent, ils et elles ne vendent pas toujours et doivent même, dans la moitié des cas, s’acquitter de frais pour exposer.

5La pluriactivité (chapitre 4) est ainsi une « nécessité économique » pour beaucoup, notamment pour les moins de quarante ans dont la carrière n’est pas encore stabilisée. Forme de diversification la plus commune chez les diplômé·es des Beaux-Arts, l’enseignement artistique est souvent présenté comme « une autre manière d’être artiste », et peut même apparaître comme une voie de reconversion acceptable. Les plasticien·nes de milieux modestes qui se diversifient le font plutôt hors du champ artistique, dans le cadre de métiers commerciaux ou administratifs parfois très prenants, ce qui peut reléguer l’activité créatrice au rang de « second métier ».

  • 4 L’appel au boycott lancé par des dessinateurs lors du dernier festival de BD d’Angoulême marquerait (...)

6Dans le dernier chapitre consacré à la vie d’artiste, Frédérique Patureau et Jérémy Sinigaglia déplacent l’analyse des conditions de travail et de vie vers les motifs de satisfaction et d’insatisfaction des plasticien·nes. On y trouve la confirmation du lien fusionnel entretenu avec une activité de création dépeinte comme « une nécessité vitale » et même comme une « maladie incurable ». Associée au « plaisir », à la « liberté » et à la « richesse des rencontres », la création est valorisée sur son versant individuel, tandis que les désagréments cités concernent l’organisation économique et sociale de l’activité : l’irrégularité des revenus figure en première position, suivie de la pesante nécessité de chercher des financements auprès d’institutions publiques souvent taxées d’élitisme. Ces difficultés permettent de comprendre que plus d’un·e artiste sur quatre ait envisagé de mettre un terme sa carrière (bien que seul·es 7 % l’aient effectivement fait). Entre autres revendications, les plasticien·nes réclament le paiement de droits d’exposition des œuvres (prévu par la loi mais très peu appliqué) et, plus généralement, la création d’un « statut d’artiste-auteur » sur le modèle du régime des intermittent·es, autre population d’artistes au regard de laquelle ceux et celles dont il est ici question sont encore très peu organisé·es collectivement4.

7Analysant de façon à la fois ample et précise les caractéristiques des plasticien·nes, l’ouvrage rappelle en conclusion les similitudes existant avec d’autres espaces professionnels : ici comme ailleurs, les inégalités interviennent d’abord au détriment des femmes et des membres des petites classes moyennes et populaires, et ce par une « accumulation de petits écarts tout au long de la carrière ». C’est d’ailleurs l’un de ses principaux mérites que de tenir tout du long une analyse du travail (saisi comme activité et comme sédimentation d’identités professionnelles) au prisme des rapports de classe et de genre — prisme dont la portée heuristique aurait d’ailleurs pu être davantage rappelée en introduction. Une autre grande qualité de cette recherche réside dans la mise en œuvre de « jeux d’échelles » : temporel, car la perspective longitudinale permet de restituer les trajectoires des plasticien·nes « de l’école au marché », mais aussi analytique, tant le propos se déplace des dimensions les plus collectives de la création jusque dans le for intérieur des créateurs et créatrices. En cela, ce livre apporte une contribution majeure à la sociologie du travail artistique et des professions culturelles, qui apparaissent ici comme un cas idéal-typique pour analyser, de façon bien plus générale, les enjeux de l’imbrication des sphères professionnelles et personnelles.

8Si l’ouvrage se lit dans l’ensemble très bien, il n’échappe toutefois pas complètement aux limites du format « rapport » : outre quelques redondances, la profusion de chiffres noie parfois un peu le propos d’ensemble et conduit nécessairement à limiter certains développements. On aurait par exemple souhaité en savoir davantage sur les mécanismes de socialisation aux « tâches annexes » tant décriées et, plus largement, sur les rapports des plasticien·nes avec cette institution si centrale qu’est la Maison des artistes. Ces remarques mineures n’entament bien sûr en rien le grand intérêt de l’ouvrage, ni les perspectives analytiques et empiriques très stimulantes qu’il ouvre, par exemple sur le méconnu rapport au politique des artistes, ou sur les analogies saisissantes entre mondes artistique et académique dans le rapport au travail.

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Notes

1 Bruno Racine, avec Noël Corbin, Céline Roux et Bruno Saint-Étienne, « L’auteur et l’acte de création », rapport de mission remis au ministre de la Culture en janvier 2020, en ligne : https://www.culture.gouv.fr/content/download/261853/2984031?version=2.

2 La catégorie des « assujetti·es » regroupait toutes celles et ceux ayant au moins vendu une œuvre ou perçu des droits d’auteur. Celle des « affilié·es » désignait celles et ceux ayant dépassé un seuil d’environ 8000 € de revenus artistiques au cours d’une année civile et pouvant à ce titre bénéficier de droits sociaux semblables à ceux des salarié·es. Si cette distinction a disparu en 2019, l’ouverture de tels droits demeure conditionnée au revenu perçu.

3 Les graphistes sont exclu·es de l’analyse, car leur ancrage dans les industries culturelles les éloigne trop des modes de production et de vente de la plupart des autres plasticien·nes.

4 L’appel au boycott lancé par des dessinateurs lors du dernier festival de BD d’Angoulême marquerait-il une intensification de la conflictualité en la matière ?

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Pour citer cet article

Référence électronique

Luc Sigalo Santos, « Frédérique Patureau et Jérémy Sinigaglia, Artistes plasticiens : de l’école au marché »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 64 - n° 1-2 | Janvier-Juin 2022, mis en ligne le 02 mai 2022, consulté le 10 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/41325 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.41325

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Auteur

Luc Sigalo Santos

Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST)
UMR 7317 CNRS et Aix-Marseille Université
35, avenue Jules Ferry, 13626 Aix en Provence Cedex 01, France
luc.sigalo-santos[at]univ-amu.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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