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Crédits : Polity

1À l’heure des débats autour de la post-vérité et autres crises de la rationalité, il y aurait concomitamment une crise de l’expertise remettant en cause la crédibilité des savoirs officiels. Gil Eyal, professeur à Columbia University, chercheur en Science and Technology Studies (STS) et sociologie politique, apporte sa pierre à l’édifice dans un contexte politique états-unien très marqué par l’administration Trump et son offensive contre les scientifiques. En promouvant une sociologie de l’expertise, Gil Eyal se distancie de la sociologie des professions pour incorporer des actrices et acteurs plus variés, mais aussi pour étudier les agencements qui font l’expertise, au-delà des expert·es.

2Gil Eyal a recours à une analogie qui a le mérite de la clarté : le rapport entre politique et science est expliqué grâce à des voies d’autoroute (p. 7). La voie de gauche est la voie rapide, du politique de court terme ; celle de droite est la science universitaire, lente et sujette à débat entre pairs sur le long terme ; celle du milieu représente la science réglementaire de moyen terme où les actrices et acteurs négocient entre science et politique dans une visée de régulation. Face à la proclamation d’une mort de l’expertise (Nichols, 2017), l’auteur s’inscrit en faux : ce ne sont pas tant les experts scientifiques qui sont attaqués — qui, par exemple, remet en question la physique quantique ? — que la science réglementaire, c’est-à-dire la science qui appuie la décision publique et qui réglemente les dispositifs techniques, environnementaux, sanitaires. Gil Eyal rétorque qu’il ne s’agit pas d’une mort mais d’un « vortex » : à la fois scientifisation de la politique et politisation de la science.

3Dans le premier chapitre, Gil Eyal apporte une analyse philologique du terme « expertise » en insistant sur l’assemblage artificiel qu’a été ce mot avant de devenir un mot-clé aujourd’hui. « Expert·e » ne devient un nom qu’au début du XIX^e siècle, renvoyant à l’idée que l’expertise est une capacité acquise par l’expérience, que certain·es seulement possèdent. Depuis les années 1960, l’utilisation du mot a connu une forte augmentation (p. 13). Mais pour l’auteur, l’apparition du mot ne représente pas grand-chose : il faut plutôt s’intéresser à son contexte d’utilisation. Le mot s’est répandu parce que la reconnaissance des expert·es n’était plus évidente. L’expertise se définit donc comme une « façon historiquement spécifique de parler » d’un côté de la science et de la technologie, et de l’autre des lois et politiques (p. 20).

4Dans le deuxième chapitre, l’auteur reprend le débat sur l’expertise, en se posant la question autrement : comment reconnaît-on un·e expert·e ? Chacun·e doit en effet choisir entre différentes revendications d’expertise. La définition n’est pas univoque, et pour comprendre ces différentes nuances, Gil Eyal propose une typologie des théories de l’expertise (p. 26). On y retrouve notamment différents courants actuels qui ont tenté d’apporter une réponse : les premières chercheuses et chercheurs sur l’intelligence artificielle et les expert·es sur la recherche systémique, la sociologie des professions, la phénoménologie et la critique de l’intelligence artificielle, la cognition distribuée et la théorie de l’acteur-réseau. L’auteur montre surtout que ces courants de recherche s’influencent respectivement. Ainsi, le différend ne proviendrait pas de ce que l’expertise est, mais de ce qu’elle devrait être. Pour le dire autrement, il reformule le débat autour du rôle des expert·es en démocratie.

5Ayant évacué les débats sur la nature de l’expertise, Gil Eyal pose la question de notre confiance à l’égard des expert·es (p. 43). Selon lui, beaucoup des éléments qui caractérisent la science universitaire, une fois sous le feu du débat public, deviennent suspects : l’évaluation par les pairs s’apparente par exemple à un corporatisme. La question de la confiance dépend également de l’émetteur de cette confiance et de la formulation de la question posée. Gil Eyal s’appuie sur des études montrant la différence d’opinion sur la science en fonction du camp politique, par exemple en développant les cas des OGM et du changement climatique (p. 51). De plus, les structures binaires qui consistent à évaluer le taux de sceptiques masquent une réalité sociale plus complexe (p. 54). Gil Eyal montre comment certains scepticismes se justifient, à l’image du lien entre recherche et secteur privé. Enfin, la confiance dans la science n’est pas séparable de la confiance dans d’autres institutions : le gouvernement, l’industrie, les agences d’État, la médecine. En montrant que confiance et méfiance sont en fait deux faces de la même pièce, l’auteur veut démontrer que la relation entre les deux n’est pas linéaire.

6Dans le quatrième chapitre, Gil Eyal revient sur le lien entre les concepts d’expertise et de risque, qui seraient étroitement liés. Cependant, le paradoxe qu’il étudie ici est qu’il n’existe pas d’expert·e en risque (p. 66) — d’abord parce que la multiplication des expertises dépasse le cadre individuel de l’expert·e, ensuite parce qu’aucun·e expert·e n’est exactement pertinent·e sur un risque d’un point de vue disciplinaire. Les expert·es ont en effet tendance à se critiquer mutuellement pour se disputer la légitimité d’un risque. Par exemple, des psychologues ont contesté l’idée du risque comme danger objectif, avançant qu’il n’existe qu’une perception du risque (p. 72). Gil Eyal explique enfin qu’aucune expertise en risque n’est vraiment possible car l’analyse des risques n’est rien d’autre que de l’éthique et de la politique camouflées par des données chiffrées (p. 74). La gestion du risque ne permettrait ainsi que de rendre le risque acceptable, tout en enlevant la responsabilité aux coupables pour la transférer aux responsables publics (p. 81).

7L’auteur revient ensuite dans le chapitre 5 sur le récit de la crise de l’expertise et défend une approche dialectique plutôt que linéaire, attentive aux tensions et contradictions (p. 84). C’est ici que Gil Eyal développe son argument central du vortex. La confiance dans la science réglementaire alterne constamment entre scepticisme et adhésion. Ce n’est pas une crise des savoirs et connaissances qui est en jeu, mais une crise plus large de légitimité et de crédibilité, des mécanismes de démarcation entre faits et valeurs, nécessités naturelles et biais politiques. En bref, la « main invisible » des décisions techniques est devenue visible.

8Dans le chapitre 6, Gil Eyal détaille les quatre stratégies les plus courantes pour faire face à cette crise et explique pourquoi elles sont vouées à l’échec : la démarcation (création d’agences publiques), l’inclusion (les forums hybrides), l’objectivité mécanique (procédures codifiées) et la sous-traitance (l’expertise privée). Chacune se heurte en réalité à la crise de légitimité plus globale. Pour l’auteur, il faudrait essayer de suivre le courant plutôt que d’aller à contre-sens.

9Dans le dernier chapitre et la conclusion, l’auteur poursuit sur la nécessité de critiquer les institutions réglementaires pour qu’elles puissent s’améliorer, car les sceptiques ne peuvent en définitive que gagner du temps. Il serait en effet impossible sur le long terme de contester la science réglementaire sans reproduire une analyse d’ambition semblable à celle des agences publiques (p. 140). La pratique de l’expertise est donc de fait plus forte que ses adversaires. Gil Eyal appelle finalement à la modestie en promouvant la trans-science qu’il définit comme toutes les questions à composantes scientifiques mais qui ne peuvent s’y résumer. En appelant à la création d’institutions capables d’encadrer ces débats, il souhaite la création d’une république de la trans-science (p. 148).

10Le livre, plutôt réflexif mais s’appuyant sur des travaux empiriques déjà connus en études des sciences et des techniques (Science and technology studies, STS), ouvre des perspectives de recherche sur l’étude sociologique de l’expertise en repensant néanmoins ces travaux de manière originale. L’ouvrage ne s’adresse donc pas vraiment aux spécialistes des STS, mais plutôt aux chercheurs et chercheuses en sciences sociales visant à mieux cadrer un travail sur l’expertise contemporaine. L’auteur met en effet au jour l’intérêt actuel pour la voie du milieu, celle où la trans-science prospère, dans laquelle la sociologie doit pouvoir s’insérer. Certaines des intuitions de l’auteur sont cependant très marquées par le monde occidental anglophone et surtout états-unien, qui a subi des assauts au plus haut niveau sur les principes mêmes du raisonnement scientifique, avec des conséquences politiques majeures et flagrantes. Une approche plus comparative et précise pousserait aussi la question de la crise de l’expertise au-delà des frontières anglophones pour se demander où exactement se font les critiques de l’expertise, dans quels agencements politiques et scientifiques, dans quelles conjonctures et milieux socio-culturels. L’ouvrage est donc plutôt une invitation à poursuivre la sociologie de l’expertise qu’une fin en soi.