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Comptes rendus

Olivier Masclet, Thomas Amossé, Lise Bernard, Marie Cartier, Marie-Hélène Lechien, Olivier Schwartz et Yasmine Siblot (dir.), Être comme tout le monde. Employées et ouvriers dans la France contemporaine

Raisons d’agir, Paris, 2020, 480 p.
Perrine Agnoux
Référence(s) :

Olivier Masclet, Thomas Amossé, Lise Bernard, Marie Cartier, Marie-Hélène Lechien, Olivier Schwartz et Yasmine Siblot (dir.), Être comme tout le monde. Employées et ouvriers dans la France contemporaine, Raisons d’agir, Paris, 2020, 480 p.

Texte intégral

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Crédits : Raisons d’agir

1Le titre annonce l’ambition pleinement satisfaite de l’ouvrage : donner la parole aux membres des fractions « stables-modestes » des classes populaires — qui sur le papier représentent la moitié de la population active, mais dont la présence est discrète dans l’espace politique et médiatique. L’ouvrage est le fruit d’un projet de recherche collectif visant à éclairer un angle mort de la sociologie des classes sociales : « penser le populaire sans l’appréhender par ses seules marges et l’émietter en autant d’approches que de domaines d’étude spécialisés » (p. 43-44). À partir de monographies de ménages réalisées entre 2014 et 2017, les auteurs et autrices cherchent à saisir la condition populaire actuelle en interrogeant les effets des « évolutions en ciseaux » (p. 14) qui touchent son « pan médian » : amplification des inégalités économiques et porosité croissante des frontières culturelles. C’est dans ce contexte que prend sens l’aspiration à la normalisation rappelée par le titre et transversale aux vingt-et-un portraits présentés.

2Le premier chapitre de l’ouvrage justifie la démarche d’enquête à partir d’une étude statistique qui permet non seulement de contextualiser les monographies a posteriori mais aussi de tester a priori la pertinence des catégories mobilisées pour « recruter » les ménages enquêtés. La validité empirique du « pan médian » et la centralité de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS) pour définir les classes populaires (ouvriers et employées) sont ainsi confirmées par plusieurs analyses de correspondances multiples. L’échelle du ménage est également justifiée, les traitements statistiques montrant la force du lien entre situation familiale et position sociale : « faire couple » est une ressource décisive dans les classes populaires. Les portraits de ménages sont ensuite présentés dans vingt-et-un chapitres, classés en trois parties thématiques assorties d’introductions qui éclairent les traits populaires successivement mis à l’examen : l’hédonisme, la division sexuée des rôles et l’entre soi.

3La première partie, intitulée « Des histoires de stabilisation », rassemble huit portraits qui interrogent les conditions sociales de la stabilité. Trois facteurs qui interagissent pour assurer une relative stabilité aux ménages enquêtés sont pointés : le travail, le couple et le logement. Alors que la stabilité matérielle était un critère central dans le recrutement des ménages enquêtés, la vulnérabilité est fréquente dans leurs parcours et pointe l’hétérogénéité de ce « pan médian ». De même, les dispositions morales variables des ménages, entre « hédonisme » et « volontarisme », la différenciation de leurs investissements professionnels ou encore l’orientation culturelle ou économique des biens auxquels ils aspirent marquent cette diversité.

4La deuxième partie, intitulée « Rapports de genre et espace domestique », fait éclater la représentation harmonieuse d’un ménage uni autour de la cause commune de la stabilisation en plaçant au centre de l’analyse les rapports de genre. À travers six portraits, les auteurs et autrices invitent à réévaluer le « conservatisme » des classes populaires en matière de division sexuée du travail, en pointant leur porosité à un idéal égalitaire porté par certaines fractions des classes moyennes et supérieures. Les conclusions marquent à nouveau l’ambivalence des évolutions de la condition populaire, entre permanence et changement : les femmes de classes populaires « demandent moins le partage égal qu’un partage moins inégal » (p. 215), avec des variations selon leurs ressources et les contextes.

5Enfin, la troisième partie (« Conscience sociale triangulaire et “bonne volonté” institutionnelle ») rappelle, à travers sept portraits, la centralité des relations aux autres groupes sociaux dans la définition des classes sociales. L’actualité de l’opposition « eux-nous » (Hoggart, 1957) mobilisée pour l’étude de la classe ouvrière française des années 1970 y est discutée. La recomposition de cette grille de lecture binaire du monde social vers un modèle ternaire « eux/nous/ils » est confirmée : « être comme tout le monde » c’est se dissocier du « bas », surexposé et stigmatisé, et d’élites « hors du monde ». Ce positionnement accompagne l’évolution du « localisme » (sélectivité et transformations des sociabilités locales, mobilités résidentielles), et du « familialisme » (décloisonnement des sociabilités, bonne volonté scolaire), traits caractéristiques des classes populaires. Les femmes tiennent une place centrale dans ces évolutions, en raison de la division sexuée du travail (activités professionnelles au contact des autres groupes sociaux, rapport aux institutions scolaires, administratives ou encore sanitaires). Les portraits, classés « du “nous” le plus fort au “je” le plus exposé » (p. 310), marquent à nouveau la diversité des modalités d’appartenance aux classes populaires.

  • 1 Il est ici fait référence à la « bonne volonté culturelle » de la petite bourgeoisie dépeinte par P (...)

6La conclusion propose de penser le rapport au monde des classes populaires en tant que « bonne volonté comme nécessité », rappelant l’ambivalence du rapport aux normes dominantes et aux institutions. Cette « autre forme de “bonne volonté” » (p. 432)1, scolaire, sanitaire, professionnelle ou égalitaire, pointe, contre la thèse de la « moyennisation » et de l’uniformisation des modes de vie (Mendras, 1988), le travail de « conquête de normes » (Verret, 1979) effectué par les ménages populaires et le discrédit auquel ces ménages restent exposés. Par ailleurs, cette « bonne volonté comme nécessité » n’empêche pas de mettre à distance les « normes des autres » : l’aspiration à « être comme tout le monde » varie selon les ménages et les contextes.

7Cet ouvrage collectif constitue une contribution précieuse à la sociologie des classes sociales. L’écriture par portraits rend l’administration de la preuve particulièrement convaincante : on ne peut que constater la récurrence et le cumul des mécanismes explicités dans les parties introductives pour comprendre ces vies « ordinaires ». La structure de l’ouvrage favorise une lecture active des portraits, enrichie par l’ensemble des pistes analytiques énoncées. La parole des personnes enquêtées est omniprésente, les auteurs et autrices veillant à tenir à distance les écueils misérabiliste et populiste. Les fils interprétatifs tissés tout au long de l’ouvrage sont brillamment rassemblés dans la conclusion.

8La solidité des résultats présentés tient également à la richesse du corpus de monographies. Ces vies « ordinaires » sont présentées dans leur hétérogénéité et les rapports de domination qui traversent le « pan médian » sont éclairés, interdisant toute essentialisation des traits populaires discutés. Cette richesse se retrouve dans les matériaux collectés : entretiens enregistrés, observations dans les domiciles ou à l’extérieur, photographies, documents privés, pages internet, etc. On peut seulement regretter que ces matériaux ne soient pas plus systématiquement présentés dans chaque portrait et que la relation d’enquête, analysée par ailleurs (Mauger et Pouly, 2019), ne soit pas davantage approfondie. La robustesse des conclusions est ainsi euphémisée par une présentation qui donne la place centrale aux entretiens, au risque de nous faire oublier que certains portraits s’inscrivent dans des relations d’enquête au long cours. L’analyse de la relation d’enquête avec ces ménages recrutés pour leurs « dispositions à parler » pourrait également préciser leur position sociale.

9Un des nombreux points forts de l’ouvrage, l’effort d’historicisation des traits spécifiques aux classes populaires, mériterait également d’être poursuivi pour mieux comprendre la division sexuée du travail, ses représentations et les pratiques qui en découlent. Un retour sur la genèse du modèle de la ménagère au foyer, initialement promu par les classes supérieures (Tilly et Scott, 2002), pourrait relativiser le risque d’essentialisation d’un « conservatisme » des classes populaires. Alors que l’évolution des pratiques des classes moyennes et supérieures marque toujours le pas face à leurs représentations égalitaires, les contraintes matérielles influencent les pratiques populaires sans nécessaire « réflexivité sur le genre », comme le souligne la conclusion de l’ouvrage. Ces conditions matérielles d’existence ont en effet historiquement entravé la conformité au modèle de la ménagère. Les conséquences des évolutions genrées de l’emploi (chômage, tertiarisation et précarisation) sur la division sexuée du travail constituent une piste féconde de l’ouvrage, à approfondir.

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Bibliographie

Bourdieu, P., 1979, La distinction : critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, Paris.

Hoggart, R., 1970 [1957], La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Éditions de Minuit, Paris.

Mendras, H., 1988, La Seconde Révolution française (1965-1984), Gallimard, Paris.

Mauger, G., Pouly, M.-P., 2019, « Enquêter en milieu populaire », Sociologie, vol. 10, n° 1, p. 37-54.

Tilly, L., Scott, J.W., 2002, Les femmes, le travail et la famille, Payot & Rivages, Paris.

Verret, M., 1979, L’espace ouvrier, Armand Colin, Paris.

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Notes

1 Il est ici fait référence à la « bonne volonté culturelle » de la petite bourgeoisie dépeinte par Pierre Bourdieu dans La Distinction (Bourdieu, 1979).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Perrine Agnoux, « Olivier Masclet, Thomas Amossé, Lise Bernard, Marie Cartier, Marie-Hélène Lechien, Olivier Schwartz et Yasmine Siblot (dir.), Être comme tout le monde. Employées et ouvriers dans la France contemporaine »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 64 - n° 3 | Juillet-Septembre 2022, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 17 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/41549 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.41549

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Auteur

Perrine Agnoux

Institut d’études politiques de Paris
27, rue Saint-Guillaume, 75007 Paris, France
perrine.agnoux[at]ens-paris-saclay.fr

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