Francesca Quercia, Les Mondes de l’action théâtrale dans les quartiers populaires en France et en Italie
Francesca Quercia, Les Mondes de l’action théâtrale dans les quartiers populaires en France et en Italie, Dalloz, Paris, 2020, 558 p.
Texte intégral

Crédits : Dalloz
1En France, la sociologie du théâtre n’a jamais constitué un domaine de recherche à part entière, car elle a longtemps été subsumée sous la sociologie de la littérature ou la sociologie des professions artistiques. L’ouvrage de Francesca Quercia, issu de sa thèse de doctorat soutenue à l’Université Lyon 2 en 2018, constitue une contribution majeure à ce champ d’étude, aujourd’hui en plein essor.
2Le livre est structuré en sept chapitres, précédés d’une introduction substantielle. L’autrice y énonce l’originalité de la perspective adoptée. Elle entend ainsi « articuler deux objets d’analyse souvent appréhendés de façon séparée : la production de l’action publique en matière théâtrale et le travail artistique » (p. 7). Prenant pour objet les compagnies et les associations de théâtre présentes dans les quartiers populaires à partir de nombreux entretiens et d’une observation participante de longue haleine menée en France (à Vaulx-en-Velin) et en Italie (dans le quartier milanais Barriera di Milano), elle se donne pour objectif ambitieux d’« étudier de quelle manière l’imbrication croissante entre politiques culturelles et urbaines vient bousculer la fonction sociale assignée auparavant au théâtre dans les quartiers populaires » (p. 9).
3Après avoir analysé, par l’investigation historique, la naissance et les métamorphoses des politiques de soutien à l’action théâtrale en France (chapitre 1) et en Italie (chapitre 2), l’autrice s’intéresse aux systèmes de financement de la culture dans les deux quartiers populaires étudiés (chapitre 3). Intégrés de plus en plus dans une politique urbaine à l’échelle locale, ils voient alors leurs acteurs et leurs réseaux se démultiplier. Cette « pluralité de financeurs ayant des exigences parfois antagonistes » (p. 180) place les compagnies face à des injonctions contradictoires, entre maintien de leur identité artistique et exigence croissante de retombées socio-éducatives. Francesca Quercia appréhende ensuite les profils des personnes investies dans l’action théâtrale (chapitre 4) : elle conclut à la grande hétérogénéité de ce milieu au sein duquel, en France comme en Italie, cohabitent à la fois des « comédiens », caractérisés par le fait qu’ils sont « dotés d’un ensemble de capitaux (social, symbolique et culturel) propres au champ du théâtre professionnel » (p. 317) et des « professionnels des secteurs social et culturel », proches des réseaux du théâtre amateur et davantage engagés à gauche, selon les carrières-types qu’elle a élaborées. Comme le montre l’autrice dans le cinquième chapitre du livre, la multiplication des financements s’accompagne en outre d’une technicisation accrue des demandes, ce qui contribue alors à la professionnalisation des acteurs de ce secteur qui doivent désormais disposer de « compétences extra-artistiques spécifiques » (p. 245) pour espérer tirer leur épingle du jeu. Néanmoins, ces métamorphoses affectent différemment les compagnies en fonction de leur degré de reconnaissance. Tandis que la polyactivité caractérise surtout les professionnels des associations les moins reconnues, la division du travail reste forte dans les compagnies les plus financées : plus encore qu’en France du fait du système protecteur de l’intermittence, le monde de l’action théâtrale en Italie voit par exemple l’écart se creuser « entre un petit cercle de metteurs en scène pouvant se consacrer uniquement à la création artistique et la plupart des artistes du spectacle qui exercent une activité parallèle dans les domaines professionnels les plus variés » (p. 379). Malgré des traits similaires et une baisse commune des ressources allouées à la culture, une autre différence fondamentale subsiste entre les deux cas étudiés. Si, en France, la centralité des financements publics demeure, les acteurs culturels italiens doivent de plus en plus faire appel à des « financeurs privés » (p. 244), renforçant encore davantage les inégalités internes aux mondes de l’action théâtrale et le risque d’une dépendance accrue à l’égard de principes hétéronomes incontrôlés.
4Dans son septième chapitre, l’autrice revient sur le caractère « interstitiel » des mondes de l’action théâtrale, situés « au croisement entre différents univers : les champs politique et du théâtre professionnel, l’espace des mouvements sociaux et celui de l’animation socioculturelle » (p. 3). S’ils sont constitués autour d’une tension fondamentale « entre une démarche d’engagement » social et une autre « de professionnalisation » artistique (p. 511), des lignes de fracture objectives — en fonction des ressources artistiques que peuvent mobiliser les metteurs en scène de ces compagnies — et des frontières symboliques indigènes les structurent en profondeur. Par exemple, les acteurs les plus légitimes de ce secteur « soulignent régulièrement la différence entre leur rôle d’“artistes” et le rôle d’autres intervenants sociaux, afin d’établir des frontières claires entre un cercle restreint d’organisations artistiques et le reste des associations locales, reléguées au rang d’associations socio-culturelles » (p. 396). D’autre part, il existe une différence fondamentale entre la France et l’Italie. Tandis que, dans le premier cas, l’action théâtrale suit en règle générale les modalités de fonctionnement du champ du théâtre professionnel et des modes de légitimation et de reconnaissance artistiques, elle est dans le second cas « largement superposée à l’espace de l’animation socioculturelle local » (p. 508), et donc plutôt orientée vers des enjeux socio-éducatifs. En France comme en Italie toutefois, l’ambition politique de démocratisation culturelle, reposant sur une démarche collective à partir de la prise de conscience des inégalités sociales et culturelles prégnantes au sein de nos sociétés, a été progressivement remplacée par des objectifs plus limités en termes de participation des populations locales et d’empowerment à partir d’une « rhétorique participative » (p. 2) relativement creuse. Après avoir étudié dans son septième chapitre l’ensemble des contradictions dans lesquelles sont pris les acteurs de ce secteur hétérogène, l’autrice conclut en définitive à « l’impossibilité de concilier entre elles ces trois dimensions (discours militant, participation effective des populations dominées et reconnaissance artistique) » (p. 513).
5Francesca Quercia poursuit ainsi les travaux de nombreux sociologues sur les réorientations récentes des politiques culturelles. Son approche originale lui permet d’analyser les logiques historiques et politiques qui contribuent à façonner aujourd’hui les pratiques des acteurs du champ théâtral dans son ensemble — en particulier la question de la transformation des montants et des systèmes de financement et les enjeux liés à la professionnalisation des mondes de l’art qui, dans de nombreux cas, y échappaient jusqu’alors. Elle propose un ouvrage stimulant, tant par les enjeux abordés que par la démarche adoptée, à la fois ethnographique et comparative, autorisant de croiser les niveaux d’analyse et d’interaction, du plus large (le pays et ses systèmes de financement) au plus local (les associations et les compagnies, ainsi que leur travail au jour le jour). Pourtant, malgré la mobilisation de méthodologies et de sources multiples, elle concentre une grande partie de son propos sur les discours que les acteurs tiennent sur leurs propres pratiques artistiques. Elle peine ainsi, et c’est dommage, à saisir véritablement la manière dont ces contradictions patentes entre logiques artistiques et enjeux socio-éducatifs transforment les productions théâtrales elles-mêmes. En effet, à côté des politiques culturelles et des professionnels de l’art, les productions appartiennent elles aussi au « travail théâtral » dont une sociologie du théâtre unitaire devrait être en mesure de rendre compte.
Pour citer cet article
Référence électronique
Quentin Fondu, « Francesca Quercia, Les Mondes de l’action théâtrale dans les quartiers populaires en France et en Italie », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 64 - n° 3 | Juillet-Septembre 2022, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 06 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/41580 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.41580
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