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AccueilNumérosVol. 64 - n° 3Comptes rendusNathalie Lapeyre, Jacqueline Lauf...

Comptes rendus

Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic et Rachel Silvera (dir.), Le genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes

Syllepse, Paris, 2021, 344 p.
Cécile Talbot
Référence(s) :

Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic et Rachel Silvera (dir.), Le genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes, Syllepse, Paris, 2021, 344 p.

Texte intégral

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Crédits : Éditions Syllepse

1Ce foisonnant ouvrage, composé à parts égales d’articles de recherche et d’entretiens avec des actrices de terrain, propose, sous une forme originale, un panorama large de réflexions mais aussi d’actions. Il alterne en effet analyses de sociologues, économistes, politistes ou démographes (parfois également militantes), et entretiens avec des militantes syndicales, d’associations, ou professionnelles de l’égalité, avec un parti-pris multidisciplinaire affirmé et une équipe d’autrices presque entièrement féminine. Les entretiens sont ici bien plus qu’une illustration, ils apportent un regard critique informé et engagé qui fait écho aux études présentées, tout autant qu’une analyse et une mise en perspective historique et politique sur la place des femmes au travail et leurs engagements pour l’égalité professionnelle.

2Composé de textes courts, ce recueil s’adresse tout autant aux chercheurs et chercheuses qu’aux militant·es et aux professionnel·les, s’inscrivant dans la lignée des travaux du MAGE, le réseau de recherche « Marché du travail et genre » fondé en 1995 par Margaret Maruani, qui produit des recherches en dialogue constant avec le milieu du travail.

3L’ouvrage fait la part belle aux récits de luttes des femmes. Il est en effet particulièrement pertinent d’étudier les rapports sociaux de sexe au travail sous l’angle des luttes. Comme l’a théorisé Danièle Kergoat, l’enjeu central des rapports sociaux de sexe est la division du travail. Celle-ci invite à « mettre la contradiction, l’antagonisme entre groupes sociaux au centre de l’analyse » et souligne qu’« il s’agit bien d’une contradiction vivante, perpétuellement en voie de modification, de re-création » (Kergoat, 2012, p. 88). Les luttes autour des hiérarchies genrées du travail témoignent donc de l’évolution des rapports de pouvoir entre les sexes et, plus encore, elles participent à leur construction et à leur évolution permanente.

4Les 17 entretiens avec des militantes sont un outil précieux pour restituer l’épaisseur de ces luttes, leurs contradictions et leur hétérogénéité. Ce choix éditorial permet d’incarner au mieux ces mobilisations passées ou actuelles, et de comprendre les parcours d’engagement. Ils permettent aussi de rappeler les liens entre la cause des femmes au travail et les questions plus larges d’autonomie et de réappropriation du corps via la contraception et le droit à l’interruption volontaire de grossesse, par exemple (entretien avec Suzy Rojtman, Françoise Pierquin, Danielle Riva et Emmanuelle Dupuy, p. 41). De la mobilisation des chèques postaux en 1968 à celle des femmes gilets jaunes (entretien avec des femmes gilets jaunes de Saint Nazaire, p. 79), pour ces femmes engagées « la vie [a] changé de couleur » (entretien avec Gisèle Moulié, p. 31), et non uniquement au travail.

5Reflet d’un point de vue ancré dans le terrain, l’ouvrage comporte également des préconisations en matière de lutte contre les inégalités femmes-hommes au travail. Il recense des outils comme la comparaison de métiers « de valeur égale » (Rachel Silvera, p. 101), les réseaux de femmes cadres (Nathalie Lapeyre, p. 157), la formation des directions des ressources humaines (entretien avec Carole Cano, p. 181), la formation syndicale (entretien avec Dominique Marchal, p. 175). Il pointe l’inefficacité ou la non application de certaines mesures législatives ou d’initiatives trop isolées, confirmant qu’une culture de l’égalité ne pourra s’implanter durablement en entreprise sans une remise en cause plus profonde des rapports entre les sexes et de la division du travail.

6Étudier le travail des femmes par ses luttes permet en outre d’éviter un écueil des recherches sur le sexisme, qui pourraient en se focalisant sur l’aspect genré occulter l’hétérogénéité irréductible de la classe des femmes. L’ouvrage prend cette question à bras-le-corps en orientant tout le premier chapitre sur « les inégalités entre les femmes » (chapitre 1), et donc l’imbrication du sexisme au travail avec les inégalités de classe.

7Cette partie propose également une perspective historique sur les luttes. Elle permet de replacer les préoccupations actuelles sur l’égalité professionnelle dans le cadre plus large des luttes pour l’accès au travail des femmes. On y apprend en effet que bien avant l’émergence d’un « marché de l’égalité professionnelle » (Soline Blanchard, p. 167), les travailleuses, quel que soit leur niveau de qualification, ont dû conquérir la reconnaissance de la valeur de leur travail (Fanny Gallot, p. 33). Dans ce combat, les syndicats n’ont pas toujours été à leurs côtés (Anna Frisone, p. 55). Elles ont alors dû lutter sur deux plans : face au patronat, et pour faire exister leurs revendications considérées comme minoritaires à l’intérieur même des organisations syndicales, « construites avec une vision masculine des métiers » (entretien avec Sigrid Gérardin, p. 117).

8Un important chapitre est consacré au travail dans les métiers de services (chapitre 2). On y analyse des revendications qui ne sont pas au premier abord explicitement féministes : il s’agit plutôt ici de la dégradation des conditions de travail dans des métiers très féminisés comme le personnel des crèches (Meuret-Campfort, p. 187) ou des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EPHAD). Au contact étroit d’un public vulnérable, les travailleuses demandent en effet en premier lieu à pouvoir faire leur travail convenablement. Pourtant, leurs conditions de travail sont indirectement produites par les rapports sociaux de sexe :

« Le cœur de l’inégalité salariale entre les hommes et les femmes se trouve dans la dévalorisation des métiers féminisés, dans la non-reconnaissance de ces métiers en matière de qualification et de salaire » (entretien avec Ana Azaria, p. 128).

9Cependant, essayer de revaloriser leur travail amène aussi, par besoin d’unité des revendications, à occulter les grandes inégalités entre ces métiers féminins, entre infirmières et aides-soignantes par exemple (entretien avec Barbara Filhol, p. 111).

10D’un autre côté, dans les métiers en apparence mixtes ou en voie de l’être, les enjeux de la division sexuelle du travail pénible et subalterne apportent également une réflexion éclairante sur l’imbrication entre rapports sociaux de sexe et de classe, ici dans le cas du secteur de la logistique (Haude Rivoal, p. 131).

11Les études portant sur les cadres et le management de l’égalité (chapitre 3) paraissent alors refléter un image décalée de ces réalités, confirmant le constat d’une égalité à deux vitesses : d’un côté la lutte pour l’accès à un emploi de qualité dans les métiers subalternes, avec son versant syndical, et de l’autre le développement du leadership et de la carrière pour quelques femmes, qui accéderont aux postes à responsabilités d’autant plus aisément que leur hiérarchie y voit un gage de modernisation et de performance pour l’entreprise (Sophie Pochic, p. 147).

12Une autre originalité de l’ouvrage est d’avoir inclus la question des espaces numériques. Internet est un outil de communication utilisé pour sensibiliser à la lutte contre le sexisme, mais aussi pour informer directement les travailleuses (Josiane Jouët, p. 249). Il constitue un outil de mobilisation efficace et adapté aux contraintes des travailleuses éloignées des syndicats, qu’elles fassent partie de très petites entreprises où l’action syndicale est inexistante ou qu’elles travaillent de façon isolée (entretiens avec Caroline de Haas, p. 255, et avec Claire Serre-Combe, p. 263). Mais comme dans les autres espaces de mobilisation, les femmes restent exposées en ligne au sexisme et à la violence des opposants, d’autant plus forte qu’elle se passe à distance. Les militantes ont alors besoin de se former à l’auto-défense en ligne, grâce aux associations notamment (entretien avec Raphaëlle Rémy-Leleu, p. 269).

13Enfin, un chapitre est consacré aux liens « impensés » entre accès au travail et violences sexistes et sexuelles (entretiens avec Iman Karzabi, p. 285, Pauline Delage, p. 297, et Sophie Binet, p. 309,). En effet, le monde du travail commence tout juste à prendre en compte les multiples répercussions de ces violences, par exemple intrafamiliales (violences dites conjugales), en matière d’accès à l’emploi et de maintien dans l’emploi. Les autrices et militantes s’interrogent ici sur la responsabilité des employeurs et des acteurs de l’emploi qui, s’ils ne peuvent se substituer aux services sociaux ou judiciaires, doivent pouvoir offrir des garanties de flexibilité (aménagements du temps de travail, démission légitime…) aux femmes victimes afin que des violences subies ne résulte pas la « double peine » de la perte d’emploi et de ressources.

  • 1 bell hooks a voulu son nom de plume sans majuscule, pour des raisons politiques.

14On peut regretter, dans cet ouvrage déjà pourtant très fourni, que la question des rapports sociaux de race soit à peine abordée. Les femmes occupant les emplois les plus subalternes et pénibles sont aussi souvent racisées, migrantes, ou encore habitantes de quartiers relégués. L’hétérogénéité de la classe des femmes implique le risque que les améliorations possibles de l’accès au travail pour les mieux dotées d’entre nous, blanches et diplômées, aggravent finalement la condition des plus vulnérables (hooks1, 2000).

15Il n’est également ici question que du travail rémunéré. Or, les femmes constituent une grande partie des exécutantes du travail gratuit, du travail informel ou dissimulé. Cette réflexion est certes un volet très vaste de la question du travail, que le cadre d’un ouvrage déjà dense, centré sur les femmes dites actives, le salariat et la relation d’emploi, ne permet pas d’inclure. Dans cette optique, cet ouvrage constitue un état des lieux vivant et engagé de la multiplicité des luttes pour le droit au travail des femmes et pour l’égalité professionnelle.

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Bibliographie

hooks, b., 2000, « Rethinking the nature of work », in hooks, b., Feminist theory : From Margin to Center, Pluto Press, London, p. 96‑107.

Kergoat, D., 2012, Se battre, disent-elles…, La Dispute, Paris.

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Notes

1 bell hooks a voulu son nom de plume sans majuscule, pour des raisons politiques.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cécile Talbot, « Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic et Rachel Silvera (dir.), Le genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 64 - n° 3 | Juillet-Septembre 2022, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 06 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/41845 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.41845

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Auteur

Cécile Talbot

Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS)
UMR 8026 CNRS et Université de Lille
1, Place Déliot, BP 629, 59024 Lille Cedex, France
talbotcecile[at]gmail.com

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Droits d’auteur

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