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AccueilNumérosVol. 64 - n° 4Comptes rendusMarie Benedetto-Meyer et Anca Bob...

Comptes rendus

Marie Benedetto-Meyer et Anca Boboc, Sociologie du numérique au travail

Armand Colin, Paris, 2021, 240 p.
Léo Joubert
Référence(s) :

Marie Benedetto-Meyer et Anca Boboc, Sociologie du numérique au travail, Armand Colin, Paris, 2021, 240 p.

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Crédits : Armand Colin

1Avec ce livre de 211 pages de texte et 24 pages de bibliographie, Marie Benedetto-Mayer et Anca Boboc livrent une synthèse complète et bienvenue des dialogues possibles entre sociologie du numérique et sociologie du travail. Les deux premiers chapitres du livre, où les autrices posent les bases de leur démarche, sont respectivement consacrés aux cadrages théoriques et empiriques de l’usage des technologies numériques en contexte de travail. Suivent ensuite cinq chapitres thématiques, portant respectivement sur le décloisonnement des espaces et des temps du travail, les outils de gestion, les outils collaboratifs, les ressources humaines et le contact client. Dans chacun des chapitres thématiques, de nombreux renvois permettent au lecteur de se référer adéquatement aux cadrages en début de livre.

2Avant d’entrer dans le détail, il faut dire un mot de la forme éditoriale singulière de cet ouvrage. Son titre et sa quatrième de couverture en font un manuel. Il en a en effet toutes les qualités, notamment une large couverture des travaux du champ et une présentation didactique de ces derniers. Ce manuel est cependant écrit par des autrices dont les travaux ont structuré le champ qu’elles décrivent. Comme en témoignent les citations de leurs différentes publications, le livre est le résultat d’un travail sociologique au long cours, plus qu’un simple bilan de travaux sur le numérique au travail. Cela rend la lecture stimulante, quand les plans exclusivement thématiques d’un manuel peuvent parfois alourdir une lecture de bout en bout.

3Trois résultats transversaux me semblent notables : 1) une analyse fine des conséquences théoriques du refus d’une posture relevant du déterminisme technologique, 2) une présentation du numérique comme réalité sociale ambivalente et 3) un usage intensif de la typologie pour illustrer les configurations dans lesquelles se déroule cette numérisation ambivalente du travail.

4Au chapitre 1, l’exposé des manières de refuser le déterminisme technologique forme certaines des meilleures pages de l’ouvrage. Si ce refus est rituel en sociologie des usages numériques comme en sociologie du travail, les autrices vont plus loin. Distinguant trois manières de dépasser le déterminisme technologique, elles analysent également les « risques » inhérents à ces façons de faire. Les « sociologues de l’innovation », replaçant les outils dans la lignée de leurs choix de conception, courent le risque du déterminisme sociologique en donnant une priorité analytique forte à la conception sur le fonctionnement ; les « sociologues de la traduction », occupés à décrire « l’objet et sa société », courent le risque d’une mise au second plan du recul sociologique, au profit de la description pointilleuse de longues chaînes sociotechniques d’interdépendance ; l’analyse stratégique, en donnant un rôle fixe à chacun des usagers, court quant à elle le risque de sous-estimer la distance aux rôles et les ruses des usagers. Les autrices sont cependant claires sur les mérites respectifs des trois approches, dont les apports sont incontestables et rappelés. Il faut lire ici un vade-mecum permettant au non-spécialiste d’éviter les pièges dans la construction d’un objet entre sociologie du travail et sociologie du numérique.

5Tout au long de l’ouvrage, le numérique est présenté comme une réalité profondément ambivalente. Renouant avec une technique assumée comme un phármakon à la fois « remède » et « poison », plusieurs chapitres montrent des exemples d’ambivalences particulièrement stimulantes pour la réflexion du lecteur.

6Trois exemples peuvent illustrer cela. Le chapitre 3 montre que la multi-activité et/ou le nomadisme permis par les interfaces numériques sont à la fois un risque, lorsqu’ils mènent à l’épuisement par la notification, et une ressource, lorsqu’ils permettent de construire une identité professionnelle en jouant sur plusieurs registres. Le chapitre 5, portant sur les outils collaboratifs, montre comment leurs usages sont à la fois ignorants des hiérarchies de l’entreprise et parfois tout entiers déterminés par elles. Le chapitre 7, portant sur le « contact client », lit ensemble la taylorisation des centres d’appels et le gain de reconnaissance de certains vendeurs faisant valoir leur expertise empirique du « contact client » — ces deux éléments étant permis par l’arrivée de bases de données.

7À la lecture de l’ouvrage, se dégage donc une « ficelle du métier » pour le sociologue du numérique : débutant une enquête, on cherchera à mettre en évidence l’ambivalence des usages qu’il nous sera donné d’observer. Appuyer cette approche relativement commune de la technique par de nombreux exemples est une contribution très importante de l’ouvrage, bien que les autrices fassent cette démonstration sans emphase, chemin faisant.

8Saisir ces ambivalences passe par un usage intensif de la méthode typologique. Ici aussi, sans prétendre à l’exhaustivité, deux exemples sont particulièrement éclairants. Le chapitre 4 repère trois « tendances » dans le discours antibureaucratique parfois associé au déploiement de progiciels de gestion : une valorisation de la petite taille des entreprises, la logique de « l’agilité » et la « gouvernance participative ». Le chapitre 6 présente quant à lui une typologie fine des chercheurs d’emplois par rapport à leur comportement sur la plateforme LinkedIn : les héritiers, les stratèges, les contestataires et les enfermés. L’opérationnalité et la diversité des typologies présentées font de ce livre un outil précieux pour la recherche : l’enquêteur ou l’enquêtrice pourra aisément mettre ses résultats en regard des catégories présentées, ou les utiliser pour construire sa problématique.

9Au fil de l’ouvrage peut apparaître une légère frustration au regard de la très forte diversité des concepts sociologiques employés. Ce n’est pas un problème en soi : l’ambition didactique des autrices exigeait presque cet éclectisme bienvenu. Sont ainsi mobilisés des concepts aussi divers et différents que « disposition », « contexte », « fonction », « engagement », « capabilité », « compétence », etc. Si la charpente du livre est solide, on peut néanmoins regretter que l’explicitation du lien théorique entre ces concepts — issus de paradigmes sociologiques très divers — soit parfois laissée au soin du lecteur. Par exemple, si l’usage de la notion de capabilité est sans aucun doute pertinent pour expliciter la place du numérique dans la formation, il eût été heuristique d’expliciter le lien entre cette notion et celle d’identité, utilisée notamment pour la description de l’usage de réseaux sociaux professionnels comme LinkedIn. Cette légère frustration ne doit cependant en rien bloquer la découverte de la large fresque de travaux qui est dessinée à l’aide de ces notions disparates. Probablement, d’ailleurs, l’explicitation de tous ces liens aurait-elle excessivement rallongé l’ouvrage alors que les autrices sont parvenues à donner à leur projet ambitieux une taille raisonnable.

10Relevant d’un équilibre subtil entre sociologie du numérique et sociologie du travail, la lecture du livre interroge le sociologue du numérique sur le niveau de généralité de ce sous-champ thématique. D’un côté, comme ce fut le cas pour la sociologie du travail en France depuis les années 1970, l’analyse du numérique gagne à s’épanouir dans une sous-discipline relativement autonome de la sociologie générale. D’un autre côté, le numérique est un processus « pervasif » (Boullier, 2016) de diffusion des interfaces. Là peut-être plus qu’ailleurs, il est impossible de réaliser une sociologie du numérique au travail sans faire en même temps une sociologie du travail, de même qu’il est impossible de parler de « liens sociaux numériques » sans être très au point sur la sociologie de la socialité (Martin et Dagiral, 2017). Ce contexte épistémique présente deux risques. Le premier est celui de la fragmentation, où les sociologues du numérique au travail seraient artificiellement regroupés dans un champ à part des sociologues des liens sociaux numériques. Le second risque, inverse, est celui de la tentation encyclopédique, où faire la sociologie du numérique reviendrait à faire une sociologie du numérique partout, menant à l’ambition démesurée de faire une sociologie de tout.

11Les autrices proposent, cette fois encore sans emphase, un chemin de crête pouvant apparaître comme une solution à ce problème épistémologique. Au fil des chapitres et des multiples exemples, on se prend à penser que « sociologie du numérique » pourrait n’être qu’une commodité de langage pour désigner rapidement une sociologie des formes des collectifs numérisés et des trajectoires d’usagers. Le regard sociologique, porté sur un guichet numérisé, une amitié médiée par ordinateur ou une communauté de joueurs en ligne, pourrait déboucher sur la mise en évidence d’ambivalences homologues et de régularités dans les trajectoires d’usagers pourtant bien différents par le contexte de leurs usages. Bien au-delà d’une simple recension des travaux portant sur « le numérique au travail », c’est également à cette question plus fondamentale que permet de réfléchir l’ouvrage grâce à sa qualité remarquable.

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Bibliographie

Boullier, D., 2016, Sociologie du numérique, Armand Colin, Paris.

Dagiral, É., Martin, O. (dir.), 2018, Liens sociaux numériques. Pour une sociologie plus soucieuse des techniques, Armand Colin, Paris.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Léo Joubert, « Marie Benedetto-Meyer et Anca Boboc, Sociologie du numérique au travail »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 64 - n° 4 | Octobre-Décembre 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/42093 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.42093

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Auteur

Léo Joubert

Laboratoire des dynamiques sociales (DySoLab), EA 4701
Université de Rouen
1, rue Thomas Becket, 76821 Mont-Saint-Aignan, France
leo.joubert[at]univ-rouen.fr

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Droits d’auteur

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