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Crédits : Éditions du Seuil

1Cet ouvrage bienvenu invite à penser la brutalisation du maintien de l’ordre. Original, cet angle d’approche permet de prendre de la hauteur sur la littérature scientifique consacrée à la militarisation de la police ou à la judiciarisation du maintien de l’ordre. Sans prendre position sur la notion de « violences policières », utilisée avec ou sans guillemets au fil de l’ouvrage, les auteurs retracent les évolutions d’un modèle qui faisait la fierté des gouvernements successifs depuis mai 1968. À la croisée d’une sociologie des manifestations et d’une sociohistoire de la police, le livre s’attache à étudier les politiques de l’ordre et du désordre comme une configuration, au sens de Norbert Elias. Utilement mobilisé, ce concept permet d’analyser les relations d’interdépendance et les échanges de coups entre manifestants, forces de l’ordre, acteurs politiques et enfin, (télé)spectateurs. Somme de plus de vingt ans de recherches menées par les deux auteurs, la thèse de la brutalisation repose sur un abondant travail de première main : un grand nombre d’observations et d’entretiens, ainsi qu’une analyse d’archives.

3Le début des années 2000 marque un durcissement du maintien de l’ordre (chapitre 2) et une érosion de la liberté de manifester (chapitre 3), qui s’exprime avec force dans la répression des « Gilets jaunes », qui ont protesté contre la hausse des prix du carburant en manifestant sur les ronds-points. Tandis que le chapitre 2 analyse ce durcissement du point de vue des techniques d’encadrement, en montrant comment les catégories d’entendement policier évoluent avec l’encadrement des manifestations altermondialistes (fichage des individus « à risque », nasses), le chapitre 3 souligne que l’affaiblissement du droit à manifester s’inscrit dans l’arsenal législatif au départ destiné à encadrer les révoltes dans les banlieues et le hooliganisme, puis à combattre le terrorisme dans un contexte d’état d’urgence. À la différence des autres pays d’Europe, la France se serait laissée « entraîner dans la spirale de la violence qu’appellent de leurs vœux les black blocs et autres militants radicaux européens » (p. 89-90).

4Le chapitre 4, clé de voûte de l’ouvrage, insiste sur l’une des spécificités du maintien de l’ordre en France : la mainmise du pouvoir politique, exercée à travers le rôle du préfet. Les policiers en ont conscience, affirmant que le maintien de l’ordre est en tout état de cause « un acte politique » (p. 120). Les auteurs réactualisent des questionnements anciens en sociologie du travail policier, tels que le concept de « chèque en gris ». Ce dernier permet de penser comment, en cas de scandale, le pouvoir politique peut nier avoir donné aux troupes des ordres précis quand les policiers peuvent se défendre d’avoir agi sur leur initiative, rendant impossible toute mise en responsabilité politique ou pénale. Toutefois, la couleur politique d’un gouvernement serait de faible poids sur les politiques du maintien de l’ordre car les appareils répressifs conservent leur autonomie. Ce qui importe dans le contexte français, c’est la place croissante que prennent les questions de sécurité dans la conduite des affaires gouvernementales, dans le contexte de l’affaiblissement de l’État social et de la montée du chômage, puis, quelques décennies plus tard, du terrorisme. Le fait que les policiers soient particulièrement ciblés, sur fond de compétition syndicale intense, favorise une escalade sécuritaire et rend impossible toute critique des interventions policières. Le chèque en gris deviendrait alors progressivement « chèque en blanc » (p. 146) avec les déclarations du président Macron refusant de reconnaître les violences illégitimes.

5Le chapitre 5 aborde les relations avec les médias qui, loin d’être idylliques, sont celles « d’associés-rivaux » en raison de la multiplication des médias militants, des réseaux sociaux et du développement des chaînes d’information en continu (p. 150). Si, dans de rares cas, la police parvient à instrumentaliser la presse, cette dernière s’est retrouvée prise dans des situations complexes comme avec les « Gilets jaunes », entre la répression policière et la prise à partie par certains manifestants. L’augmentation des prises de vue n’a pas eu l’effet modérateur attendu sur les conduites, qu’elles soient manifestantes ou policières (p. 183-184).

6Le dernier chapitre, « La brutalisation du maintien de l’ordre », est le point d’orgue de l’ouvrage. Il démontre que la baisse drastique des effectifs spécialisés dans le maintien de l’ordre, leur sur-utilisation hors de leur « cœur de métier » (pour l’anti-terrorisme ou la répression de l’immigration clandestine), affaiblissent leur souplesse sur le terrain. Il en ressort que des unités issues de la police urbaine, non formées au maintien de l’ordre en manifestation, sont mobilisées pour les remplacer. Le résultat en est édifiant : 85 % des tirs de lanceurs de balles de défense (LBD 40) sont le fait de ces policiers (p. 193). On retrouve là l’une des thèses bien connues des deux auteurs : quand les désastres des mouvements altermondialistes ont favorisé l’émergence d’un maintien de l’ordre reposant sur la « désescalade » dans les autres pays européens, l’État français s’enferme lui dans le refus de modifier sa doctrine comme de former ces nouveaux acteurs du maintien de l’ordre. Ajoutons à cela que les violences urbaines dans les banlieues cessent peu à peu d’être considérées comme des manifestations classiques et qu’une judiciarisation croissante permet de poursuivre pénalement les manifestants et fauteurs de trouble. Dans ce contexte, cet isolement contribue à faire du maintien de l’ordre en France un cas singulier de brutalisation.

7Cet ouvrage remarquable, riche, dense et aux descriptions particulièrement minutieuses, permettra au grand public et aux collègues non spécialisés dans les recherches sur la police de se familiariser avec les enjeux du maintien de l’ordre. On peut regretter que les débats et tensions qui traversent l’institution policière ne soient que trop rapidement évoqués, la laissant souvent apparaître comme un bloc uniforme et en quête de davantage de répression. Certaines pistes, amorcées puis rapidement abandonnées, tels les risques de sympathisation des agents du rang avec les manifestants ou encore leur perception négative des évolutions du maintien de l’ordre, alors qu’ils sont nombreux à avoir témoigné anonymement dans le contexte des manifestations contre un projet de réforme du code du travail et de leur répression, en 2016, ou des « Gilets jaunes » en 2018 et 2019, pourront sans doute inspirer des travaux futurs.