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Comptes rendus

Liora Israël, À la gauche du droit. Mobilisations politiques du droit et de la justice en France (1968-1981)

Éditions de l’EHESS, Paris, 2020, 352 p.
Héléna Yazdanpanah
Référence(s) :

Liora Israël, À la gauche du droit. Mobilisations politiques du droit et de la justice en France (1968-1981), Éditions de l’EHESS, Paris, 2020, 352 p.

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Crédits : Éditions de l’EHESS

1Dans quelle mesure le droit peut-il être un instrument de subversion de l’ordre social ? C’est la question à laquelle Liora Israël tente de répondre dans cet ouvrage, passionnant, consacré aux usages contestataires du droit durant la période 1968-1981. Pour montrer en quoi ces années constituent un tournant pour les professions juridiques et les mobilisations politiques du droit, elle s’appuie sur l’analyse sociohistorique d’archives très diverses : des fonds d’avocats qui donnent accès à leurs correspondances et aux dossiers judiciaires dans lesquels ils sont intervenus, les archives de plusieurs associations ou syndicats de juristes, et des revues et ouvrages publiés par des éditeurs militants. Elle a également recours à des entretiens biographiques avec des acteurs des mobilisations qui ont eu lieu au cours de la période étudiée — magistrats, avocats, universitaires — et à des entretiens collectifs avec d’anciens membres de la revue Actes. Cahiers d’action juridique.

2Liora Israël s’inspire des travaux de l’historien Edward P. Thompson (2014), ainsi que des recherches nord-américaines sur le « cause lawyering ». Celles-ci prennent pour objet d’étude le rôle du droit et des professionnels du droit dans la construction de causes politiques. Liora Israël s’intéresse aux juristes — avocats, magistrats ou encore jeunes énarques — qui ont participé à ces mobilisations. Par une analyse de leurs trajectoires et des articulations entre leurs engagements et leurs pratiques professionnelles, elle cherche à documenter les enjeux et les effets ambigus d’une appropriation du droit — outil associé, dans l’analyse marxiste, aux intérêts et à la répression exercée par les classes dominantes — par des juristes engagés dans des organisations et mouvements contestataires. Il s’agit ainsi de « mettre au jour le développement d’une conflictualité à l’intérieur du droit, soutenue et encouragée par des juristes souhaitant démythifier le droit mais dont l’activité a finalement contribué, d’une certaine manière, à relégitimer leurs professions dans des espaces contestés et à en faire un point de passage central des luttes » (p. 34). Pour étudier les rapports au droit et les répertoires d’action de ces juristes militants, Liora Israël retrace l’histoire d’organisations, de militants, d’affaires judiciaires et de controverses autour des usages politiques du droit et des tribunaux.

3L’ouvrage, organisé en huit chapitres, revient dans un premier temps sur l’impact des mobilisations de Mai 1968 dans les milieux juridiques. Liora Israël montre qu’en amont des mobilisations soixante-huitardes, certains juristes engagés au parti communiste et dans les luttes anticoloniales participent au développement d’usages politiques du droit. Les avocats qui interviennent lors des procès des militants indépendantistes au moment de la guerre d’Algérie mettent au point des stratégies de défense « de rupture » qui combinent une défense individuelle des clients et une dénonciation plus politique du colonialisme. Ces mobilisations préfigurent les usages du droit qui se développent dans les milieux juridiques dans le sillage de Mai 1968. Le chapitre 2 porte sur l’impact des mouvements de Mai 1968 dans les facultés de droit. Liora Israël montre que des discours critiques sur l’organisation des enseignements se développent au sein des départements de droit des universités. Dans le même temps, des avocats se trouvent confrontés aux procès des militants étudiants et des syndicalistes, dans un contexte de crise sociale et politique où la répression s’intensifie. Des mouvements comme le groupe d’action juridique (GAJ) émergent, qui allient des discours critiques sur le droit et la justice et des réflexions collectives sur des stratégies de défense des étudiants et des travailleurs.

4Les chapitres suivants explorent plus précisément les engagements professionnels et les carrières des juristes qui articulent leur activité professionnelle et la défense de causes politiques. Le chapitre 3 revient sur l’apparition de syndicats professionnels au sein du barreau et de la magistrature. Liora Israël évoque également les actions du GAJ, qui devient en 1969 le Mouvement d’action juridique (MAJ). Ce mouvement porte une réflexion sur la capacité des juristes à subvertir le droit pour en faire un outil au service de différentes causes politiques. Le chapitre 4 examine de nouvelles formes d’exercice professionnel qui se développent au barreau dans les années 1970. Il présente les enjeux économiques d’une activité professionnelle liée à la défense de causes politiques. Certains avocats, à la suite de réformes des professions juridiques, développent des activités juridiques spécialisées et créent des structures collectives d’exercice. Les « boutiques du droit » constituent une autre forme d’expérimentation professionnelle et politique, fondée sur une critique radicale de l’organisation des professions juridiques et de la pratique du droit.

5Ces engagements professionnels donnent lieu à des réflexions collectives sur la portée politique du droit. Les militants réfléchissent aux conditions de l’instrumentalisation du droit, inventent et mettent en commun des stratégies juridiques. Le chapitre 5 porte sur le développement de la revue Actes et de publications qui diffusent des analyses critiques et des jurisprudences utiles aux juristes militants. Plus largement, ce travail de publication et de diffusion révèle une volonté de construire un regard politique sur le droit et sa pratique, et de développer collectivement des stratégies dont bénéficieraient les militants de différentes causes — celles des travailleurs, des femmes ou des immigrés. Le chapitre 6 revient sur la création et les actions du Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés (GISTI). Créé par de jeunes énarques désireux de participer à la construction d’un droit des étrangers alors embryonnaire, le groupe cherche à allier radicalité politique et savoir-faire juridique. Ce cas d’étude montre en quoi les militants contribuent, par des stratégies efficaces, à l’élaboration de la jurisprudence. Il permet aussi de souligner les dilemmes et les limites de l’action des militants. Ces derniers se trouvent pris en tension entre l’accompagnement individuel des requérants et la collectivisation des luttes.

6Liora Israël revient, enfin, sur des « affaires » judiciaires et montre comment les militants font usage de la scène judiciaire pour médiatiser et défendre leur cause. Le chapitre 7 traite entre autres affaires du procès de Bobigny. Lors de ce procès, Marie-Claire, une jeune fille accusée d’avoir avorté, comparaît avec sa mère et quatre autres femmes qui les ont assistées. Gisèle Halimi et les autres avocates de la défense veulent faire de ce procès un événement médiatique et dénoncer la criminalisation de l’avortement. Pour cela, elles tournent à leur avantage les règles du rituel judiciaire et font témoigner à la barre des professionnels de santé, des mères célibataires, des personnalités qui revendiquent avoir avorté malgré la loi. Elles font ainsi du procès une tribune politique. Liora Israël montre par ailleurs que si les mobilisations des militantes féministes dénoncent une loi qui opprime les femmes des classes populaires, leur mobilisation des tribunaux renforce la légitimité du droit et de ses institutions. L’objectif des avocates est en effet d’obtenir l’acquittement des accusées et de « faire jurisprudence ». Liora Israël consacre enfin le dernier chapitre de son livre aux rapports à la violence politique dans les milieux d’extrême-gauche, et au positionnement des juristes.

7L’intérêt d’apporter une perspective historique sur les formes de résistance par le droit et les dilemmes qu’elles suscitent est évident lorsqu’on constate l’importance des références au droit et des répertoires d’action juridiques dans les luttes sociales, mais aussi la réactualisation des discours critiques sur le droit et le rôle répressif de la police et des institutions de justice. Liora Israël invite dans cet ouvrage à affiner l’analyse des trajectoires des juristes qui participent aux luttes politiques et sociales ainsi que des expériences et pratiques concrètes qui façonnent leurs rapports aux normes professionnelles, au droit et aux institutions de justice. Elle montre bien qu’à travers les nombreux débats qui traversent les professions juridiques sur les finalités de leurs missions, les formes légitimes ou illégitimes de l’exercice professionnel, les politiques de rémunération, les rapports aux clients et les stratégies de défense, on distingue plusieurs conceptions de ce qu’être engagé veut dire et de la place des juristes et du droit dans les collectifs militants. Pour prolonger l’analyse de ces rapports pluriels à l’engagement, on pourrait envisager d’approfondir l’étude de la division du travail au sein des différents dispositifs de conseil juridique et des collectifs — notamment selon le genre, Liora Israël évoquant l’engagement féministe de certaines avocates mais aussi les contraintes qu’elles rencontrent dans leurs activités professionnelles et politiques.

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Bibliographie

Thompson, E. P. , 2014, La guerre des forêts. Luttes sociales dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, La Découverte, Paris.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Héléna Yazdanpanah, « Liora Israël, À la gauche du droit. Mobilisations politiques du droit et de la justice en France (1968-1981) »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 65 - n° 1 | Janvier-Mars 2023, mis en ligne le 15 février 2023, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/42696 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.42696

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Auteur

Héléna Yazdanpanah

Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS)
UMR 8026 CNRS et Université de Lille 2
1, Place Déliot, BP 629, 59024 Lille Cedex, France
helenayazdanpanah[at]gmail.com

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