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Industrialisation de la recherche clinique en cancérologie

Industrialization of clinical research in oncology
Estelle Vallier et Sylvain Besle

Résumés

Cet article revient sur la création, depuis une quinzaine d’années, d’unités consacrées aux premières phases d’essais cliniques sur l’homme — les phases précoces — en cancérologie. Ces transformations organisationnelles sont considérées ici comme le résultat de la mise en concurrence internationale des médecins-chercheurs pour l’obtention d’essais précoces auprès des industriels du médicament. Partant d’études empiriques réalisées dans cinq centres de lutte contre le cancer français, l’article met en lumière le travail réalisé par les personnels soignants pour mettre en place cette activité de recherche et assurer leur compétitivité internationale. Deux principales dynamiques sont étudiées. La première concerne la transformation des pratiques des médecins-chercheurs qui se dotent de compétences entrepreneuriales afin d’obtenir des molécules auprès des industriels du médicament. Ces médecins participent à la structuration d’unités dédiées aux phases précoces qui reposent sur des logiques de rentabilité. La deuxième dynamique concerne l’organisation du travail au sein de ces unités dépendante de contraintes temporelles et d’ajustements constants entre professionnels nécessaires pour répondre aux spécificités de chaque essai. Finalement, notre article montre comment des logiques gestionnaires et industrielles — flux tendu ; gestion par projet ; « benchmark » — s’imposent dans un domaine particulier de la recherche biomédicale en raison de l’internationalisation de la concurrence entre les chercheurs.

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Notes de la rédaction

Premier manuscrit reçu le 4 juin 2021 ; article accepté le 28 novembre 2022.

Notes de l’auteur

Nous remercions les évaluateurs et évaluatrices de la revue ainsi qu’Anne Bertrand pour leurs retours et leurs conseils avisés afin d’améliorer cet article. Merci également à Julien Barrier, Michel Dubois et Séverine Louvel pour leur relecture attentive de la première version et leurs précieuses suggestions.
 

Texte intégral

1Au tournant des années 2000, différents acteurs de la recherche biomédicale rendent compte d’une crise de l’innovation, notamment en cancérologie où 95 % des traitements testés lors d’un essai clinique n’aboutissent pas à une mise sur le marché (Kola, 2008). Les industriels du médicament mettent alors l’accent sur la nécessité d’accélérer le processus de recherche biomédicale afin de réduire les délais de développement et donc de commercialisation des nouveaux traitements. Cette accélération s’opère tout particulièrement lors des premières phases d’essai sur l’homme, les phases précoces (phases I et II, voir l’encadré 1 ci-dessous). Ces dernières sont considérées comme une étape stratégique du développement de nouvelles molécules tant au niveau scientifique — pour établir le plus tôt possible la preuve d’efficacité clinique — qu’au niveau économique — pour limiter les frais de recherche et de développement des industriels (Besle et Vallier, 2022). Le nombre d’essais de phase précoce n’a cessé d’augmenter depuis vingt ans, nécessitant la création de structures dédiées à leur réalisation. Si dans d’autres pays ces structures peuvent être privées, en France dans le domaine de la cancérologie elles sont intégrées aux hôpitaux publics et privés. Ces unités de phase précoce sont en concurrence à l’échelle mondiale afin d’obtenir des essais auprès des industriels et d’y inclure des personnes atteintes de cancer. Partant de ce constat, nous nous intéressons dans cet article aux transformations organisationnelles de la recherche clinique en cancérologie induites par cette concurrence internationale entre unités.

Encadré 1. L’évolution des essais précoces dans la recherche clinique en cancérologie
L’organisation de la recherche clinique repose sur un modèle linéaire de la production de nouveaux traitements organisée en phases successives. Ce modèle, forgé tout au long du XXe siècle, s’organise en trois phases. Les essais de phase I consistent à déterminer sur un petit nombre de personnes la dose optimale d’utilisation du traitement et ses toxicités. Les essais de phase II portent sur une centaine de patients et visent à identifier les premiers signes d’efficacité clinique. Enfin les essais de phase III, réalisés sur de grandes cohortes de patients (plusieurs centaines), comparent l’efficacité du nouveau traitement avec celle d’un placebo ou des traitements existants (randomisation).
En cancérologie, proposer aux patients de participer à des essais de phase III est une pratique courante chez les oncologues, notamment en raison de l’opportunité thérapeutique que ces essais représentent. En revanche, jusque récemment les phases I et II, regroupées sous le terme de « phases précoces », étaient considérées comme présentant peu d’intérêt clinique direct pour les patients. Depuis une quinzaine d’années, l’arrivée de nouvelles innovations technologiques propres à la médecine génomique ont reconfiguré ces premières phases de recherche et en ont fait une étape clé du développement des nouvelles molécules. En 2021, on compte plus de 16 000 essais dans le domaine de la cancérologie dans le monde, regroupant près de 1 600 molécules différentes. Parmi ces essais, la moitié sont des phases précoces. En outre, d’un point de vue législatif et politique, ces essais sont mis en avant pour leur rôle dans le traitement des formes avancées de cancer dans la mesure où ils représentent une « voie d’accès précoce à des médicaments innovants » (Daudigny, et al., 2018, p. 93). La catégorie « essais précoces » s’est donc progressivement institutionnalisée et a donné lieu à la création d’unités dédiées pour conduire ces premières phases de recherche sur l’humain (Besle et Schultz, 2019).
Les essais de phase précoce sont multicentriques, c’est-à-dire qu’ils se déroulent dans plusieurs centres et dans des pays différents. En France, ils sont réalisés dans des hôpitaux publics ou des centres privés à but non lucratif dédiés à la lutte contre le cancer. Les essais impliquent d’un côté des promoteurs et de l’autre des investigateurs. Les promoteurs sont ceux qui financent la recherche, définissent les protocoles expérimentaux et sont propriétaires des résultats. Nous utilisons le terme d’essais industriels pour désigner des essais dont le promoteur est une entreprise privée (pharmaceutique ou de biotechnologies), par opposition aux essais académiques qui sont financés par des hôpitaux ou des institutions publiques. Aujourd’hui en cancérologie, la majorité des essais sont à promotion industrielle. Le terme « investigateur » désigne quant à lui les médecins et les centres qui réalisent les essais. Les investigateurs ont en charge le recrutement des patients en respectant les critères de sélection définis par le promoteur ; ils assurent également la prescription du traitement expérimental ainsi que la collecte des données de recherche.

  • 1 Un « benchmark » consiste à étudier ce que fait la concurrence, qu’il s’agisse d’un produit, d’un s (...)

2Le développement des unités de phase précoce s’inscrit dans un mouvement plus large d’internationalisation de la recherche. Plusieurs travaux ont mis en avant les marqueurs de ce processus, notamment concernant les flux scientifiques (Maisonobe et al., 2016), de l’harmonisation des brevets sur le vivant (Joly, 2016) ou encore de la transformation des universités (Paradeise et al., 2009). Dans notre cas, l’émergence des unités de phase précoce s’inscrit dans un contexte d’internationalisation de la recherche biomédicale autour de grands groupes pharmaceutiques qui mettent en place la majorité des essais (Cassier, 2010). La concurrence organisée par les industriels pousse ainsi les unités à se transformer, principalement en important des modes d’organisation nord-américains. Depuis une quinzaine d’années, les hôpitaux français voient des unités dédiées aux phases précoces se constituer dans une dynamique d’isomorphisme institutionnel (DiMaggio et Powell, 1983). Ce processus d’isomorphisme se retrouve à différents niveaux. Il est d’abord mimétique, grâce à des séjours outre-Atlantique effectués par des médecins ou encore à la réalisation de « benchmark »1 dans des centres états-uniens. Il est aussi normatif avec l’élaboration de règles de bonnes pratiques ou encore l’apparition de nouveaux métiers directement liés aux phases précoces. Enfin, sans être totalement coercitif, cet isomorphisme est également encouragé par les pouvoirs publics. En France, depuis 2010, l’Institut national du cancer (INCa) labellise les centres de phase précoce qui répondent à des critères de qualité de niveau international. Dans un objectif de visibilité auprès des acteurs industriels, ce label dessine ainsi une cartographie des lieux légitimes où la recherche peut s’effectuer (Barrier et Vézian, 2015).

  • 2 Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la sant (...)

3Ces organisations dédiées aux phases précoces convergent vers l’adoption de procédés industriels au sein de la recherche clinique hospitalière. La littérature sur les relations science-industrie a bien décrit ces phénomènes d’incorporation de méthodes venues de l’industrie dans des laboratoires de recherche (Brunet et Dubois, 2012) ou encore dans des institutions comme le CNRS (Vilkas, 2009). Dans les organisations publiques, et particulièrement au sein des hôpitaux, l’importation de méthodes managériales issues du privé a pris forme au travers du « New Public Management » (Bezes, 2005 ; Belorgey, 2010). Plusieurs travaux en sciences sociales mettent en exergue les effets de cette doctrine dont l’objectif est de « faire de l’hôpital une entreprise comme une autre » (Domin, 2016), notamment sur l’introduction de la tarification à l’activité, dite « T2A » (Moisdon, 2010 ; Juven, 2016), ou encore sur la loi « Hôpital, patient, santé, territoires »2 (Pierru, 2012). Si la recherche clinique a également été marquée par l’imposition de ce référentiel managérial, nous nous intéressons davantage ici à la pénétration des acteurs privés au sein des unités hospitalières par l’intermédiaire de processus de mise en concurrence. Dès lors, notre article s’inscrit dans les travaux sur la convergence asymétrique (Kleinman et Vallas, 2001) qui montrent que le rapprochement entre science et industrie est davantage le produit de logiques industrielles qui imprègnent progressivement les modes d’organisation de la recherche publique que l’inverse.

  • 3 Nous avons choisi de genrer au masculin les groupes professionnels majoritairement masculins, et au (...)

4Dans le cas des essais de phase précoce, l’adoption de ces procédés est notamment permise par l’intervention d’une catégorie particulière d’acteurs au sein des hôpitaux : les médecins investigateurs. Cette catégorisation, qui désigne sur le terrain les médecins responsables de la conduite des essais cliniques (voir l’encadré 1), institue une forme particulière de médecin organisateur telle que définie par Patrick Castel (2020). Cette catégorie désigne des médecins qui conçoivent et mettent en œuvre des initiatives organisationnelles afin de répondre aux problèmes qu’ils rencontrent dans leur pratique. Bien qu’ils empruntent des modes de régulation généralement rattachés à la bureaucratie, cette activité d’organisation ne leur est pas imposée « par le haut » et ne se substitue pas à leur travail de cliniciens qu’ils continuent d’exercer (Castel, 2020, p. 167). De la même façon, les médecins investigateurs font preuve d’une capacité d’organisation et de transformation des institutions hospitalières afin de faciliter le développement d’une activité de recherche hospitalière. Ils sont à la fois cliniciens et chercheurs, au carrefour d’enjeux de réputation médicale et scientifique, afin d’obtenir les molécules des industriels. Au contact de ces derniers, les médecins investigateurs sont donc amenés à s’engager dans des activités de commercialisation de leur recherche et d’entrepreneuriat (Owen-Smith et Powell, 2004). Les médecins-chercheurs qui développent ces compétences entrepreneuriales accèdent à une logique de marché dans laquelle ils proposent une « solution à un problème scientifique spécifique intéressant l’entreprise » (Estades et al., 1996, p. 405). Par conséquent, ces médecins sont à l’origine de transformations qui débouchent sur une industrialisation de la recherche clinique sous forme d’organisation en flux tendu. D’abord utilisé pour décrire les activités manufacturières, le concept de flux tendu a été mobilisé pour analyser d’autres domaines d’activité comme le journalisme (Pilmis, 2014) ou le travail hospitalier, avec la notion d’« hôpital de flux » (Pierru, 2020). Ce concept met en avant l’importance du temps dans l’organisation du travail (Durand, 2001). L’organisation hospitalière est, elle aussi, de plus en plus structurée par des impératifs de temps, comme l’ont montré les travaux de Fanny Vincent (2016, 2021) sur « l’introduction du travail en horaires de 12 heures d’affilée » et ses conséquences sur une industrialisation du travail de soins. La pression temporelle est également au cœur des unités de phase précoce, aussi bien du côté de la gestion des essais que dans la prise en charge des patients. Cette gestion en termes de flux tendu repose en grande partie sur le personnel de soutien à l’activité scientifique (infirmières, cadres de santé, attachées de recherche clinique3). La place de ces différents métiers dans l’activité de phase précoce rejoint des travaux récents sur la complémentarité des compétences scientifiques et techniques dans le travail de recherche (Lanciano-Morandat, 2019) qui requiert du personnel spécialisé et affecté à la gestion de ces essais.

  • 4 Les CLCC sont des établissements de santé privés à but non lucratif participant au service public h (...)
  • 5 Projet EgaliCan 1 (2010-2013) financé par l’Institut national du cancer et la fondation Pierre Gill (...)
  • 6 Projet RoMéA (2019-2023), financé par la Ligue contre le cancer, avec Sylvain Besle (coordinateur), (...)

5Notre article s’appuie sur une enquête réalisée dans cinq unités de phase précoce au sein de Centres de lutte contre le cancer (CLCC) en France4. Notre argumentation ne vise pas à établir les spécificités de ces cinq unités mais à rendre compte de cette industrialisation de la recherche clinique qui traverse, de manière plus ou moins importante et homogène, la conduite scientifique des essais de phase précoce au sein des CLCC. Nous nous sommes donc attachés à identifier les dimensions transversales aux cinq unités observées quant à leur création, à la division du travail et à l’organisation du recrutement. Le matériau empirique a été collecté dans un contexte de recherche en partenariat étroit avec les hôpitaux et dans le cadre d’une série de projets portant sur les essais de phase précoce. Directement embauchés au sein des établissements, nous avons eu accès à différents espaces d’organisation des essais précoces plus ou moins ouverts comme des congrès scientifiques, des consultations et des réunions médicales, industrielles ou politiques. Notre position fut tantôt celle de l’observation extérieure, sans intervention, tantôt celle de la participation, principalement en présentant des résultats de recherche. Dans le présent article, nous mobilisons essentiellement deux enquêtes qualitatives. EgaliCan 1 est un projet commencé en 2010 sur l’égalité d’accès aux phases précoces5. Cette recherche s’intéresse à l’activité de deux unités d’Île-de-France par l’intermédiaire d’entretiens auprès de médecins (n=27) et de patients (n=16), d’observations (réunions de concertation pluridisciplinaire, consultations) et de données quantitatives sur les inclusions de patients (Besle et al., 2018). Des entretiens (n=5) et des observations de réunions ont également été menés auprès d’industriels du médicament. Le second projet, RoMéA, porte sur le rôle des médecins adresseurs dans l’accès des patients aux phases précoces. Il a débuté 2019 et est toujours en cours6. Cette enquête étudie l’organisation de cinq Centres labellisés INCa de phase précoce (CLIP²) à partir d’une analyse documentaire, d’observations et d’entretiens avec le personnel impliqué dans les unités dédiées (n=36). En complément, des entretiens ont été menés avec des patients inclus dans un essai (n=44) ainsi qu’avec des médecins ayant adressé un patient à une unité de phase précoce (n=71).

6Dans une première partie nous revenons sur les enjeux de compétition qui sous-tendent le développement des unités de phase précoce. La concurrence pour l’obtention des essais transforme les pratiques des médecins-chercheurs qui progressivement se dotent de compétences entrepreneuriales. Dès lors, suivant des logiques de projet, des réorganisations de l’activité de phase précoce apparaissent autour d’unités dédiées et économiquement viables. Dans une deuxième partie, nous montrons comment ce modèle compétitif transforme le travail de recherche, qui est alors guidé par la performance. Dans ce contexte, le travail s’effectue en flux tendu, par adaptation constante aux spécificités des protocoles de recherche. Cette organisation basée sur des temps courts repose sur une coordination accrue des différents professionnels participant à l’activité des phases précoces.

1. Compétition et développement des unités de phase précoce

7Depuis une dizaine d’années en France, un petit nombre de médecins organisent au sein de leurs établissements hospitaliers une activité d’essais de phase précoce. Ces médecins ont la particularité d’être formés à la recherche clinique dès le début de leur carrière et d’avoir une importante activité de publication. À la fois cliniciens et chercheurs, ils tissent des liens privilégiés avec les industriels du médicament afin de tester leurs molécules dans des essais cliniques dont ils sont les investigateurs. Ces compétences entrepreneuriales les conduisent à structurer, dans une logique de projet et avec l’aide des directions de leur établissement, une activité dédiée aux essais de phase précoce adossée à un modèle de rentabilité économique.

1.1. Des médecins-chercheurs aussi entrepreneurs

8Les médecins investigateurs sont à la fois des cliniciens et des chercheurs. Cette double identité professionnelle n’est pas nouvelle et a fait l’objet de plusieurs travaux (Löwy, 2002 ; Sinding, 1991). Récemment, Patrick Castel a mis en avant une catégorie particulière d’entre eux : les médecins organisateurs (Castel, 2020). Pour lui, la notion d’identité hybride, habituellement mobilisée pour analyser des professionnels à l’intersection entre plusieurs mondes sociaux, ne fonctionne pas toujours. Certains médecins, même lorsqu’ils s’engagent dans des logiques organisationnelles — par exemple en développant des réseaux médico-scientifiques ou en répondant à des appels d’offres nationaux et internationaux — conservent leur identité professionnelle autour d’un objectif d’amélioration des parcours de soins. En utilisant la catégorie des médecins investigateurs d’essais de phase précoce, directement issue du terrain, nous prolongeons ces réflexions en nous intéressant à leur engagement dans une activité d’organisation des pratiques de recherche clinique comme une manière de renforcer et de prolonger leur capacité à soigner, notamment pour les patients en échec thérapeutique.

9Les médecins investigateurs justifient tous leur activité dans une perspective d’amélioration des soins. Ce sont des médecins bien établis dans les hiérarchies hospitalières locales et nationales, disposant d’une reconnaissance dans leur spécialité tumorale. Parmi eux, on peut distinguer les chefs d’unités de phase précoce qui font figure de pionniers. Il s’agit généralement d’hommes âgés de plus de quarante ans, professeurs des universités–praticiens hospitaliers (PU-PH), et qui pratiquent une activité d’essais de phase précoce depuis plus de dix ans. En dehors des responsables d’unités, les médecins investigateurs ont des profils plus variés en termes d’âge et de formation initiale. Cette diversification s’explique par la socialisation dès l’internat des médecins aux phases précoces, grâce au développement d’unités dédiées. S’ils sont majoritairement des hommes, notamment pour les chefs d’unités, de plus en plus de femmes sont investigatrices d’essais de phase précoce. Bien qu’une partie importante de leur temps soit consacrée à la recherche, les médecins investigateurs conservent une activité de soin standard. Cette double activité reflète les enjeux du travail de recherche clinique de phase précoce. Il s’agit en effet de distinguer ce qui relève de l’évolution attendue de la maladie des effets propres à la molécule expérimentale. Ce travail est décisif pour la bonne réalisation des protocoles de recherche car, face à un événement indésirable, le médecin investigateur décide si celui-ci est lié au traitement expérimental ou non. Cette posture entre soin et recherche peut amener à des tensions normatives, dans le suivi des essais, entre des arguments proprement cliniques et les règles établies par le protocole. Mais ce rôle de clinicien est également un atout pour « capter » des patients (Trompette, 2005) et les amener des soins standards vers les démarches expérimentales.

« On a tous une activité qui n’est pas seulement centrée sur les essais précoces, on suit des patients chroniquement. […] Pour moi ce sont les essais précoces et l’oncologie thoracique. En proportion, actuellement, je fais du 70 % essais précoces, 30 % de thorax, même si je suis censée, en théorie, faire 50/50. […] C’est rare que les médecins fassent uniquement de l’essai précoce, parce qu’aussi pour avoir une espèce de flux de patients à pouvoir traiter dans le cadre d’un essai précoce, il faut aussi les suivre, un peu, chroniquement. Donc nous, en fait, c’est comme ça qu’on fonctionne. On a vraiment les deux corps de métier » (Médecin investigatrice, hôpital D).

  • 7 En médecine il faut distinguer la thèse d’exercice, obligatoire pour tous les médecins, de la thèse (...)
  • 8 Recherche effectuée sur Web of Science en juin 2021.
  • 9 Voir par exemple le classement annuel du Web of Science : « Highly Cited Researchers » (https://cla (...)

10Au-delà de cette expertise clinique, les médecins investigateurs doivent assurer leur reconnaissance scientifique. Ils réalisent en plus de leur formation médicale un parcours scientifique : thèse de science7, post-doctorat. Le développement d’une activité de recherche clinique académique est également l’opportunité de publier dans des revues internationales à haut impact factor et de faire reconnaître leur expertise dans la conduite des essais. Les chefs de service des cinq unités étudiées comptabilisent ainsi 1319 publications depuis 2004, soit 263 articles en moyenne pour chacun d’entre eux8. Certains des médecins français de phase précoce sont régulièrement présents dans les classements des chercheurs ayant la plus forte activité de publication dans leur domaine9. On retrouve ici une dynamique déjà observée dans le domaine des brevets, où une intense activité de production académique précède une production scientifique plus industrielle (Azoulay, et al., 2009). De manière générale, les chercheurs les plus prolifiques en termes de publication seraient les plus impliqués dans des partenariats industriels (Godin et Gingras, 2000).

11En plus de représenter une figure clinique et scientifique, les médecins investigateurs assument une troisième compétence, cette fois-ci entrepreneuriale. De la même façon que les chercheurs en sciences de la vie ont constaté des formes d’hybridation de leur activité par l’accroissement d’opportunités commerciales liées à leurs recherches (Owen-Smith et Powell, 2004), les médecins investigateurs ont opéré un rapprochement avec des acteurs industriels afin d’intégrer le « club privé des phases précoces », pour reprendre la formulation d’un médecin investigateur. En effet, les industriels effectuent un travail de sélection très stricte des unités auxquelles ils acceptent de confier leurs molécules. Les relations avec les médecins s’établissent alors dans une logique de marché où « l’industriel cherche généralement la solution à un problème scientifique ponctuel et choisit pour le traiter le laboratoire le plus compétent » (Estades et al., 1996, p. 398). Par conséquent, le choix de l’industriel passe par la reconnaissance de l’expertise clinique des médecins, qui est essentielle à l’évaluation des effets des molécules expérimentales. Différentes stratégies peuvent être mises en œuvre pour faire reconnaître cette expertise. Il s’agit par exemple de réaliser des séjours dans les services de médecins reconnus dans un domaine ou de se spécialiser dans des niches cliniques : cancers rares ou disposant de peu de traitements, catégorie particulière de patients (adolescents et jeunes adultes, personnes âgées, malades du sida). On observe également une certaine porosité entre des positions académiques et industrielles de certains médecins investigateurs très renommés passant de l’une à l’autre en fonction d’opportunités professionnelles.

« Et, évidemment, au retour de Houston je n’avais qu’une envie, c’était de mettre en place des essais dans la leucémie aiguë, de les faire avancer et, en fait, ce qui m’a mis le pied à l’étrier s’est passé dans l’année qui a suivi mon retour en France. Donc, j’étais retourné à Houston pendant une petite semaine parce que j’avais un article à finir. Quand j’ai été là-bas, le type avec lequel je travaillais, qui était head of the development therapeutic [responsable du développement clinique], me dit : “tiens j’ai vu quelqu’un, là, une dame qui travaille pour une petite boîte pharma qui développe un médicament dans la leucémie, et ils cherchent des centres en Europe. Je lui ai parlé de toi. Ça t’ennuie si je lui donne ton numéro de téléphone ?” Et là, c’était le jour où je repartais, et elle m’a téléphoné juste avant que je prenne l’avion, j’étais à l’aéroport, en me disant : “voilà, est-ce que vous êtes d’accord pour que votre centre participe à la phase I de [nom de la molécule] ?” Donc là j’ai fait : “yes !” Il y a ce truc qui a commencé, et puis l’année suivante, par une espèce de hasard, on m’entraîne dans les congrès, et puis le responsable du département d’hémato, qui discutait avec un mec avec qui il avait bossé à Seattle où il était interne à l’époque, était dans une pharma, [et] il me dit : “tiens, je te présente Bill, machin”. On discute onco […] et il me dit : “nous, on aimerait voir s’il y a moyen d’étudier ça dans les syndromes myélodysplasiques” une maladie du sang particulière, qui était un de mes sujets d’intérêt. Et donc, je lui ai dit : “attends mec, hop !” Et du coup on a enchaîné avec une deuxième mesure en peu de temps dans laquelle on a inclus beaucoup de patients et après ça, ce genre de truc, ça vous fait rentrer dans un club fermé. […] Du coup, j’arrivais à rentrer dans le club fermé des centres qui font de l’investigation précoce dans les leucémies, ce qui est, vraiment, une nichounette » (Médecin investigateur et chef d’une unité de phase précoce, hôpital C).

  • 10 L’effet Saint-Matthieu est le terme utilisé par le sociologue R. K. Merton pour désigner le process (...)

12En plus de l’expertise médicale et scientifique, l’extrait précédent montre l’importance d’arènes relationnelles telles que les congrès médicaux où se côtoient médecins, chercheurs et représentants d’entreprises pharmaceutiques, afin d’accéder en priorité à des molécules. Ce type de contact permet à ces médecins d’entrer dans un cercle vertueux où la capacité à attirer des essais industriels justifie la mise en place de moyens par leurs hôpitaux d’appartenance. Si l’on retrouve ici l’idée classique d’un renforcement des positions de domination dans l’activité scientifique, propre à l’effet Saint-Matthieu (Merton, 1988)10, le maintien de cette position apparaît toujours en suspens par l’effet de la compétition entre médecins investigateurs. En effet, l’obtention de nouveaux essais nécessite de réaliser des investissements constants afin d’attirer les industriels. Par exemple, ces dernières années de nombreux programmes de séquençage génomique se sont développés afin d’apporter un service supplémentaire aux industriels.

« Quand je suis arrivé ici, en 2008, on traitait en phase I vingt patients par an, à peu près. Dix ans après, on est à près de 500 patients. Donc c’est une évolution très importante, ça a eu beaucoup d’impact dans l’organisation de l’hôpital parce que les phases précoces sont très consommatrices de ressources. […] Parce que dans tous les essais, maintenant, on demande des biopsies avant le traitement et pendant le traitement, donc pour chaque patient inclus c’est au moins deux biopsies, donc le nombre de biopsies en radiologie interventionnelle a explosé. […] Pour le screening moléculaire, ça a nécessité beaucoup de moyens, il a fallu acheter un séquenceur, on a embauché un médecin généticien… À tel point que certains disent que l’hôpital, maintenant, ne tourne qu’autour des essais précoces » (Médecin investigateur, chef d’une unité de phase précoce, hôpital D).

13Les enjeux réglementaires ont également un rôle central dans la compétition entre centres de phase précoce. Les industriels cherchent à développer leurs médicaments dans les pays présentant un contexte réglementaire favorable, notamment en termes de temporalité d’évaluation.

« Il y a beaucoup de paramètres qui vont entrer en ligne de compte, il y a l’expertise du site qui est vraiment capitale, l’histoire qu’on a avec le site, je pense que c’est important, c’est-à-dire qu’il y a des sites où ça se passe mieux que d’autres pour tout un tas de raisons, mais bon quand on sait que ça va bien se passer, c’est plus facile, il y a les spécificités des sites, leur recrutement, le type de malades. Quand on va chercher sur des tumeurs particulières, là c’est très dépendant des sites. Après il y a des décisions qui sont plus liées au territoire géographique dans lequel on veut démarrer, là aussi il y a des considérations… Les temps d’ouverture d’une étude clinique sont dépendants du pays dans lequel ça se passe, parce qu’il y a des temps réglementaires liés au pays, et après des procédures du site lui-même, donc tout ça fait que parfois, on va décider d’aller aux États-Unis, parfois on va commencer ici » (Chargée des projets de phase précoce en oncologie, entreprise pharmaceutique).

14Ces enjeux poussent les médecins investigateurs à développer une forme d’activisme réglementaire auprès des pouvoirs publics visant à faciliter le développement de ces essais en France. Cet activisme prend notamment la forme d’une association créée en 2019, l’Association académique pour le développement en oncologie hématologie des phases précoces en France, qui organise des conférences annuelles réunissant les différents acteurs de la recherche (académiques, industriels, réglementaires et représentants de patients) dans l’objectif de réduire ce qui est identifié comme des freins au développement de cette activité.

15Ces éléments dessinent un profil homogène des médecins investigateurs. Ils sont investis et reconnus dans leur pratique clinique et développent une activité de recherche inscrite dans des parcours académiques classiques leur permettant d’acquérir des positions élevées dans les hiérarchies hospitalières, notamment comme PU-PH. Au-delà de ces positions institutionnelles, la spécialisation vers ces essais passe par des expériences communes — stages dans des hôpitaux français et internationaux de premier ordre, participation à des sociétés savantes — entraînant une proximité entre ces médecins qui se côtoient régulièrement tout au long de leur carrière. Ils sont également engagés dans des relations étroites avec les industriels du médicament en participant régulièrement à des réunions auxquelles ils sont invités pour leur expertise clinique et scientifique. À l’inverse, ces médecins ne sont pas investis dans les principales agences de régulation du soin (Haute autorité de santé, Agence nationale de sécurité du médicament, Agence européenne du médicament, Comité de protection des personnes) en raison de leurs potentiels conflits d’intérêts. Cette situation favorise un activisme politique plus ou moins institutionnalisé — participation à des audits (Parlement, Sénat), activité de lobbying national et européen — visant à faire reconnaître les spécificités des essais de phase précoce.

16Cette reconnaissance des médecins investigateurs nécessaire à l’obtention d’essais de phase précoce a des conséquences sur l’ensemble de leur carrière. Il est ainsi remarquable de voir comment certains chefs d’unités de phase précoce ont acquis, ces quinze dernières années, des positions dominantes dans le champ de la cancérologie en devenant par exemple directeurs de centres de lutte contre le cancer. Au bout du compte, l’entrepreneuriat de ces médecins apparaît comme central dans leur capacité à s’imposer auprès des industriels mais aussi au sein de leurs institutions. Pour cela, ils s’appuient sur des outils propres à la gestion de projet pour organiser l’activité des phases précoces autour d’unités dédiées.

1.2. La logique de projet au service des unités de phase précoce

17Au-delà de leurs parcours individuels, les médecins investigateurs sont pris dans un travail de structuration de l’activité de phase précoce au sein de leurs organisations hospitalières. Cette activité de recherche est développée dans des institutions où la recherche est ancrée historiquement et institutionnellement : Centres hospitalo-universitaires (CHU) ou Centres de lutte contre le cancer (CLCC). Ces derniers ont un rôle important dans le développement des essais précoces ; ils sont impliqués dans douze des seize unités labellisées pour les phases précoces par l’Institut national du cancer. Cette place s’explique par leur histoire indissociable du développement d’une médecine scientifique (Pinell, 1992). Réunis sous la forme d’une fédération dans les années 1990, les CLCC ont fait de la recherche clinique l’une de leurs priorités (Castel, 2002). L’activité de phase précoce fait écho à ces logiques institutionnelles préexistantes où la recherche biomédicale dispose d’une forte valorisation. Soutenus par leurs directions, les médecins investigateurs ont donc pu mettre en place des « groupes projets » ad-hoc afin d’identifier les contours d’un nouveau modèle d’organisation dont l’une des principales caractéristiques est la viabilité économique.

« Quand on m’a demandé de prendre en charge cette activité, moi j’ai dit très clairement au directeur que je ne le souhaitais pas sans une lettre de mission qui me donnait toute latitude pour réorganiser les choses et que je voulais faire ça sur une méthodologie extrêmement rigoureuse, c’est-à-dire avec un gros projet qui comporterait plusieurs membres, ainsi qu’un consultant extérieur » (Médecin investigateur, ancien chef d’unité, hôpital B).

18Le travail de ces « groupes projets » s’articule autour de deux principes : l’ingénierie concourante et l’organisation matricielle (Goussard, 2017). Le premier principe veut que chaque personne n’intervienne plus dans une logique séquentielle mais simultanément au sein d’équipes pluridisciplinaires. Dans le cas des phases précoces, des groupes transversaux sont mis en place pour accompagner la création des unités. Ils associent généralement des médecins, des cadres de santé, du personnel administratif et des chercheurs. L’objectif est d’avoir une vision globale des enjeux de développement de cette activité pour l’ensemble des professionnels de santé (infirmières, aides-soignantes, médecins) mais aussi de recherche (juristes, chercheurs, attachées de recherche clinique). Le deuxième principe, celui de l’organisation matricielle, permet un pilotage horizontal de l’activité traditionnellement divisée verticalement entre des départements bien séparés.

« Donc en fait, ce qui s’est passé c’est […] qu’on a mis en place une organisation avec une équipe, du personnel dédié, mais pris à droite, à gauche. […] Plus, on a formé le personnel infirmier localement, on a mis un peu de matériel aussi, de monitoring, un petit labo, pour pouvoir faire les PK [la pharmacocinétique], les machins comme ça, les analyses extemporanées. Et puis après, en fait, ça fonctionne avec une équipe dans laquelle il y a des médecins, qui est multidisciplinaire, donc il y a des médecins des différents secteurs qui sont intéressés par les essais de phase précoce. Il y a une infirmière de recherche clinique, il y a le cadre infirmier de l’unité, il y a les ARC [attachées de recherche clinique] qui s’occupent du machin et un représentant de la DRCI [direction de la recherche clinique et de l’innovation], et puis, en gros, c’est tout. […] Donc ça fonctionne comme ça. Bon, ce qui était bien c’est que, du coup, ça permettait de démarrer avec très peu de moyens, finalement. On n’a pas construit un bâtiment ou un service spécial, etc., donc pour la direction c’était tout bénéf et, de toute façon, on n’avait pas la masse critique suffisante pour justifier d’avoir un secteur identifié. Le fonctionnement, donc, c’est des organisations qui s’appellent matricielles, c’est ça ? C’est comme ça qu’on dit dans les milieux de l’organisation ? Où en fait c’est aussi une difficulté puisque, moi, je dirige une équipe dont aucun des membres ne dépend de moi du point de vue d’un organigramme » (Médecin investigateur, chef d’unité, hôpital C).

19Ainsi, des membres des différents départements qui composent l’hôpital sont impliqués dans ce travail de structuration. Ceux-ci disposent donc d’un temps de travail partagé entre, d’un côté, une activité plus standard et, de l’autre, le développement des phases précoces.

« Depuis cinq ans, mon directeur de la recherche clinique m’a demandé d’accompagner, au nom de ma direction, le projet de renforcement des essais précoces à l’hôpital B qui a été confié au professeur Z. Donc depuis 2006, je travaille avec Z en particulier et l’ensemble des membres de ce groupe, pour contribuer au développement des essais de phase I » (Médecin investigateur, hôpital B).

20Ces « groupes projets » temporaires sont présentés comme flexibles et adaptatifs face à la rigidité et au manque d’efficacité du fonctionnement bureaucratique-hiérarchique classique (Goussard, 2017). Les personnes choisies pour les composer sont généralement bien intégrées dans leurs départements respectifs. L’équipe peut donc à la fois s’appuyer sur les positions sociales initiales de ses membres et leur octroyer de nouvelles prérogatives qui tendent à modifier les rapports de forces au sein des institutions hospitalières. On retrouve ici l’idée d’acteurs aux multiples appartenances comme moteur du changement social défendue par Balázs Vedres et David Stark (2010). Cette organisation par projet associée à ces positions de co-appartenance facilite l’importation de nouveaux modèles d’organisation des unités de phase précoce sans pour autant rompre avec les structures déjà en place.

« Les jeunes qui ont été recrutés, tout de suite, ils ont été mis à cheval pour faire le lien avec les comités [départements de soin spécialisés dans un type de cancer]. DrU., c’est la sénologie ; DrF., c’est la pneumologie. Donc c’est déjà un modèle qui est ouvert et plus collaboratif sur les autres spécialités » (Médecin investigateur, hôpital B).

  • 11 Nous avons eu accès à ce rapport, mais pour des raisons de confidentialité celui-ci ne peut pas êtr (...)

21Un autre élément caractéristique de l’organisation par projet est la désignation de livrables et d’une temporalité pour les réaliser. Pour cela, des temporalités courtes sont choisies avec des rapports et des objectifs annuels, dans une logique assumée de business plan. Il est à ce titre intéressant de voir comment les unités d’essais précoces les plus développées ont dès leur début mis en œuvre un travail de production d’indicateurs dans le but de suivre le nombre d’essais réalisés, les patients inclus et les flux financiers. À ce titre, le travail de « benchmark » réalisé en 2007 par une unité de phase précoce est exemplaire du travail de production d’un modèle d’organisation de ces essais au sein des hôpitaux11. Une visite de deux unités états-uniennes est réalisée par un groupe associant deux médecins, une cadre infirmière et un consultant « facilitateur », directeur d’un cabinet de conseil en travail et organisation. Ce « benchmark » permet « d’identifier des organisations comparables susceptibles d’avoir mis au point les meilleures pratiques » (Bruno et Didier, 2013, p. 42) :

« En fait on a fait un benchmark [et] on a vraiment compris les critères importants pour équilibrer l’activité d’un centre d’essai précoce en termes business. […] C’est là où on a posé les bases du nombre de lits nécessaires pour un certain volume d’activité, où on a eu l’attention attirée sur le fait qu’il fallait faire un business plan pour déterminer notre break even [seuil de rentabilité], parce que ça pouvait être des activités coûteuses, mais il fallait aussi qu’elles soient rentabilisées. […] Par exemple, l’idée de la création des postes de planificatrices résulte directement de ce qu’on a vu aux États-Unis : ils nous ont dit, il faut vraiment que vous ayez des personnes dédiées, scheduler [planificatrices], pour orienter les patients dans les différentes études, vers les slots [places d’essais], etc. » (Médecin investigateur, hôpital B).

22Le rapport issu de ce « benchmark » établit un compte-rendu détaillé de l’organisation des deux centres étudiés. Plusieurs thématiques y sont abordées, comme le périmètre d’action idéal — « ne pas faire de phase III » —, la composition de l’équipe (médecins, infirmières, attachées de recherche clinique, « planificatrices ») ainsi que l’organisation du travail à privilégier (horaires d’ouverture, division du travail). Le développement d’un réseau de médecins susceptibles d’adresser régulièrement des patients à ces essais est également jugé déterminant pour assurer leur inclusion rapide dès l’ouverture d’une place d’essai. Chacune de ces thématiques, dont l’objectif est de rationaliser l’organisation des centres, fait l’objet d’un travail de quantification. Il s’agit par exemple de rendre compte des délais d’inclusion, du nombre d’essais réalisés chaque année, du nombre de lits ou encore des flux financiers. Le fonctionnement par projet et les outils qu’il mobilise participent ainsi à l’établissement d’organisations d’unités de phase précoce relativement autonomes au sein des hôpitaux. Cette autonomie est à la fois organisationnelle et financière.

23D’un point de vue organisationnel il est question de s’autonomiser par rapport aux activités de soin standard mais aussi à l’égard des autres formes de recherche clinique (principalement la phase III). Il s’agit ainsi de disposer de personnel et de moyens permettant l’organisation indépendante de la prise en charge des patients inclus (places en hôpital de jour, lits d’hospitalisation). L’objectif est de répondre aux exigences des protocoles de recherche comme par exemple la réalisation de prélèvements et d’examens à des heures précises ou le recours à des techniques peu courantes. La nécessité de disposer de contrats standardisés propres aux phases précoces, d’assurer le démarrage rapide des essais mais aussi de capter une partie des flux financiers liés aux frais couverts par les industriels justifie que les unités de phase précoce soient indépendantes des départements de recherche clinique.

24L’autonomisation de l’activité de phase précoce ne peut pas non plus aboutir sans être adossée à une réflexion économique. À ce niveau, c’est le modèle d’une recherche organisée autour d’essais industriels qui prime. En effet, les industriels couvrent les frais d’inclusion et de prise en charge des patients, permettant des rentrées d’argent pour ces unités et pour les hôpitaux qui les hébergent. Des marges sont ainsi calculées entre le coût réel des soins et ce qui peut être facturé. Le travail de « benchmark » est ici aussi éclairant pour la quantification de « seuils de rentabilité », par exemple la définition d’un nombre minimal de patients à inclure par essai. Des comparaisons sont également faites entre les bénéfices que rapportent les phases précoces et ceux des essais de phase III. Ce travail de quantification précis des flux financiers s’accompagne d’une perspective plus globale sur la rentabilité de ces unités. Il est ainsi noté que « la rentabilité est très rapide (trois mois) » et que la « profitabilité » est de plusieurs dizaines de millions de dollars par an dans l’une des unités étudiées.

25C’est donc l’organisation sous forme de « groupe projet », structurée autour d’un travail de « benchmark », qui a permis d’identifier les fondements d’une autonomisation de l’activité de phase précoce dans les hôpitaux. Si l’efficacité dans la conduite des essais, notamment en ce qui concerne le recrutement des patients, est un élément clé pour l’obtention des essais, la capacité à convaincre les institutions hospitalières de mettre en œuvre ces changements organisationnels passe également par l’identification d’un modèle de rentabilité économique.

2. Performance et travail de recherche

26La formation des médecins investigateurs aux essais de phase précoce et leur capacité à convaincre les directions hospitalières de développer des organisations dédiées sont des éléments clés du développement de cette activité de recherche. Mais ces médecins doivent également convaincre les industriels de leur confier leurs molécules dans un espace compétitif internationalisé. Cette concurrence s’appuie sur la capacité des unités de recherche à recruter rapidement des patients et à assurer un suivi rigoureux de leur état de santé dans une démarche de qualité des données de recherche. Afin de répondre à ces exigences, les unités sont organisées en flux tendu leur permettant de s’adapter aux spécifiés de chaque protocole d’essai. Pour y arriver, le personnel non médical (attachées de recherche clinique, infirmières, cadres, planificatrices, assistantes médicales) joue un rôle central, notamment en synchronisant flux de patients et ouverture d’essais.

2.1. Efficacité et rapidité de recrutement des patients

27Le modèle compétitif adopté par les unités est déterminant pour obtenir les molécules des industriels. Cependant, la compétition ne s’arrête pas une fois les contrats obtenus. Les centres sont également en concurrence pour le remplissage des places d’inclusion. Chaque essai inclut une centaine de patients répartis entre une dizaine de centres investigateurs. Pour des raisons de sécurité, l’ouverture des places se fait petit à petit et en fonction des effets observés chez les premiers patients inclus. L’identification d’un effet indésirable peut en effet entraîner l’arrêt de l’essai et, à l’inverse, le constat d’un bénéfice thérapeutique peut réorienter les priorités d’inclusion, par exemple en fonction du type de cancer des patients. L’observation de ces effets donne ainsi un avantage stratégique aux centres qui ont recruté les premiers patients. Ces centres sont en effet en mesure d’anticiper l’ouverture de nouvelles places selon les bénéfices observés. Cette course à l’inclusion est également porteuse d’enjeux économiques pour les unités de phase précoce. Un faible nombre de patients inclus par essai peut remettre potentiellement en cause leur viabilité économique et donc leur pérennité.

« C’est très difficile de savoir, quand on nous présente l’étude — donc très en amont — combien de patients on va recruter. On ne sait jamais, parce qu’il y a un côté compétitif, aussi, entre les centres, donc si un centre, par exemple, cherche des cancers du côlon, eh bien tous les centres ont des cancers du côlon, donc en deux jours la cohorte peut être terminée et le temps qu’on se réveille, toutes les places ont été prises, donc c’est assez difficile. On essaie de ne pas ouvrir trop d’études qui vont recruter un ou deux patients, parce qu’en termes de logistique, ça prend beaucoup de temps, c’est beaucoup d’efforts pour ouvrir une étude, si c’est pour traiter un patient, on se dit que c’est difficile de parler comme ça, mais il y a un côté rentabilité aussi. Enfin, je veux dire, ce n’est pas rentable d’ouvrir une étude pour traiter un patient. Pour traiter 450 patients il faudrait 450 études, c’est absolument impossible au niveau logistique. Une étude, c’est l’envoi de matériels dédiés, ce sont des procédures dédiées […] Enfin, ça prend énormément de temps, à tout le monde » (Médecin investigateur, hôpital B).

28Assurer un flux de patients suffisant est donc un gage de rentabilité pour les unités de phase précoce. Mais pour inclure des patients, il faut organiser des parcours de soin qui permettent de les orienter vers les unités de phase précoce. À la différence des traitements standards, la recherche clinique ne fait l’objet d’aucun encadrement légal quant à ses conditions de prescription (Auroy et al., 2019). Chaque unité doit structurer ses propres parcours d’accès, notamment en fonction de son activité : type d’essais et nombre de places disponibles. Le développement d’unités dédiées aux phases précoces nécessite donc de développer des outils spécifiques de captation des patients. Il s’agit par exemple de newsletters afin d’informer sur les essais en cours, ou encore de procédures formalisées d’envoi des patients. À ce titre, plusieurs centres mettent en place des fiches dites de screening, en général téléchargeables librement, qui permettent de réaliser une première évaluation des possibilités d’inclusion sans que le patient ne se déplace. Ces outils permettent d’assurer une activité d’inclusion continue. Mais des procédures plus informelles existent également autour des réseaux d’interconnaissance professionnelle et des dynamiques d’adressage propres au monde médical (Bergeron et Castel, 2010). Dès lors, plusieurs parcours d’accès sont possibles pour les patients selon qu’ils sont suivis par des oncologues appartenant à l’hôpital où les essais précoces sont réalisés ou à un autre centre.

29La captation des patients mobilise de nombreux professionnels de santé et prend du temps. Les unités les plus importantes y consacrent plusieurs réunions par semaine afin d’assurer une réponse dans des délais courts. Ce travail est réalisé en étroite collaboration avec tous les professionnels de la recherche : infirmières de recherche, attachées de recherche clinique, planificatrices. Il s’agit de vérifier les places d’essais disponibles, de s’assurer du respect des protocoles de recherche mais aussi de la disponibilité des moyens humains et matériels pour la prise en charge des patients.

« Maintenant, on fait, deux fois par semaine, pour répondre à toutes les fiches [demandes d’inclusion], à peu près deux fois trente minutes, ouais. Le lundi matin et le jeudi matin. C’est collectif, on fait tous ensemble, il faut absolument le faire tous ensemble parce que moi je gère dix, quinze essais, ma collègue quinze, une autre collègue quinze, et donc, ensemble on couvre les 130, et si on me demande, à moi, aujourd’hui, je dis : “ah oui, peut-être dans tel essai, mais il faudrait demander à telle personne”, en fait on ne s’en sortirait pas, donc… Ça, c’est le staff “avis”, où on discute de toutes les fiches. Le lundi matin à neuf heures et le jeudi matin à onze heures, on se met tous autour de la table, tous les médecins qui connaissent les protocoles, et on discute de tout ça » (Médecin investigateur, hôpital B).

30Ce travail perçu par les médecins investigateurs comme chronophage pousse les unités à identifier les filières les plus « rentables », c’est-à-dire celles grâces auxquelles les patients peuvent être inclus le plus efficacement possible (bon profil et inclusion rapide). Ces filières peuvent alors être favorisées par les médecins investigateurs, par exemple en appelant directement leurs collègues susceptibles de leur envoyer de « bons » patients (Derbez, 2018). À l’inverse, les médecins trop peu accoutumés aux exigences de la recherche peuvent être jugés moins efficaces et mis de côté pour limiter ce qui est considéré comme une perte de temps.

« Quand je dis que le truc n’est pas très rentable, c’est-à-dire qu’il y a du gaspillage et que le ratio entre les groupes patients proposés/patients inclus doit être trois, quatre fois inférieur à ce qu’on fait en interne. Parce qu’on connaît les études et le truc est intégré, on y pense un peu plus en amont parce que c’est plus facile, on a un accès direct. […] Le patient est sur place, il connaît l’équipe, il est en confiance, il n’y a pas de rupture, etc. Donc c’est tout un tas de petits détails qui s’accumulent et enfin, moi, je pense que les efforts les plus rentables sont, en fait, en interne. Parce que là, quand vous actionnez un petit levier, vous êtes derrière. Derrière, ça déroule. Et en général le levier, d’ailleurs, vous savez ce que c’est ? C’est d’avoir des essais. Parce que, quand même, pour nous, la première raison pour pas inclure un patient dans un essai, c’est qu’il n’y a pas d’essai. Et avec les patients de l’extérieur, c’est beaucoup d’efforts pour pas énormément de patients. Après, je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire, parce que voilà, il faut… dans l’idée de faciliter l’accès de tous à l’innovation, on est là pour ça. Mais je pense qu’il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de la tâche » (Médecin investigateur, chef d’une unité d’essais de phase précoce, hôpital C).

31La capacité des unités à attirer des patients repose sur la création de nouveaux agencements sociotechniques visant à structurer des mécanismes de captation (Trompette, 2005). Ces agencements reposent ainsi sur l’identification par les médecins investigateurs d’un réseau de médecins adresseurs susceptibles d’envoyer des patients éligibles vers les essais de phase précoce. On observe ainsi un déplacement des logiques de tri traditionnellement analysées en sciences sociales entre « bons » et « mauvais » patients vers une sélection de « bons » médecins comme intermédiaires capables d’identifier eux-mêmes les « bons » patients. La réussite de ces filières de sélection constitue un enjeu central pour les unités de recherche et joue sur la possibilité d’attirer de nouveaux essais. Pour y arriver, un intense travail de coordination de l’ensemble des professionnels impliqués dans ces essais est donc réalisé afin d’assurer une activité de recherche rapide et efficace.

2.2. Travailler à temps

32La performance des unités de phase précoce dépend donc de deux paramètres : l’obtention des protocoles de recherche et la captation des patients. Ces deux activités nécessitent d’être synchronisées afin d’assurer l’inclusion des patients et la bonne réalisation des essais. Autrement dit, les unités doivent disposer de patients à inclure le plus rapidement possible dès lors qu’un essai est ouvert. Une fois le patient sélectionné, un ensemble de tâches est réalisé dans des délais très courts : présentation de l’essai au patient, consultation, collecte de données cliniques, signature du consentement, examens complémentaires. La notion d’approche rapide (« fast approach ») mobilisée dans le « benchmark » est révélatrice de la nécessité pour les unités d’exécuter rapidement ces différentes étapes. Pour cela, des outils et des pratiques de gestion industrielle sont mis en œuvre au sein même des organisations de recherche (Brunet et Dubois, 2012). Ce processus fait écho à l’idée de convergence asymétrique présente dans la littérature sur le rapport entre science et industrie. En effet, ce concept fait référence à un double mouvement : d’une part, l’industrialisation de la sphère académique qui intègre rapidement les normes d’évaluation chiffrée et la gestion par projet ; d’autre part, la collégialisation de la sphère industrielle qui, à une moindre vitesse, développe des codes propres à la recherche publique comme la nécessité de publier (Kleinman et Vallas, 2001). L’asymétrie fait alors référence à des rythmes d’intégration déséquilibrés, les transformations étant plus fortes au sein de la recherche publique. Dans le cas des unités de phase précoce, on retrouve cette intégration asymétrique dans la mesure où ce sont elles qui s’adaptent aux temporalités des industriels. En effet, une organisation en flux tendu est mise en place afin de s’adapter aux contraintes propres à chaque protocole de recherche. À l’origine observé au sein de l’industrie automobile en tant que méthode d’optimisation de la chaîne de production, le flux tendu consiste à trouver des solutions spécifiques pour chaque commande (Linhart et Linhart, 1995). Le pilotage de la production par l’aval, autrement dit structuré par la demande des clients, permet de limiter les gaspillages, notamment de temps. Dans le cas des phases précoces, ce besoin d’optimisation du travail de recherche est lié aux exigences propres des essais industriels et aux enjeux de commercialisation des médicaments.

« Qui dit industriel dit niveau d’exigence plus important. Les protocoles sont plus lourds et puis, si vous voulez, l’entreprise Z fait une étude pour enregistrer un médicament, donc il y a des standards de qualité qui sont beaucoup plus rigoureux » (Médecin investigateur et chef d’unité, hôpital D).

« Pour les entreprises de biotechnologie où le temps est crucial, parce qu’elles dépensent du cash tous les mois, elles recherchent de l’argent, qui est vraiment un problème pour ces entreprises, pour aller mettre des produits sur le marché. Si on perd, même six mois, pour les délais d’essais cliniques, c’est inadmissible, on va ailleurs » (Observation d’une conférence, représentante d’une entreprise française de biotechnologies).

33Les professionnels de santé doivent donc faire preuve d’adaptabilité, de planification et de réactivité. Ces spécificités nécessitent des formes de spécialisation qui se retrouvent auprès de quasiment tous les professionnels impliqués dans cette activité de recherche. En effet, le personnel non scientifique et non médical joue un rôle crucial dans cette organisation industrielle de la recherche. C’est le cas notamment des cadres de santé qui sont présents dès les visites de mise en place où promoteurs et investigateurs discutent des possibilités de réalisation de l’essai dans le centre.

« Je m’occupe de toutes les études de faisabilité, ou ce que certains promoteurs appellent les visites de sélection. En fait, ils viennent voir s’ils peuvent ouvrir leurs protocoles chez nous. On a un rendez-vous avec les promoteurs, moi, l’investigateur principal qui est pressenti et l’ARC manager, pour étudier le protocole dans ses parties opérationnelles et le nombre de patients potentiels qu’on est capable d’inclure. C’est ça, d’abord. Donc derrière, il faut étudier la faisabilité du protocole en termes de soins, aussi, est-ce qu’il faut du matériel particulier ? Qu’est-ce que ça prend comme temps ? Et en charge de soins ? Est-ce qu’on est capable d’absorber cette activité-là ou pas ? Est-ce qu’on a le matériel qu’il faut ou pas ? Et quels types de demandes fait le protocole, aussi, parce que l’industrie a une imagination assez débordante [rire], ils demandent des trucs… Alors après, à nous de voir : est-ce que réellement c’est faisable, ce n’est pas faisable ? Il faut imaginer tous les circuits parce que différentes demandes peuvent induire des circuits différents. […] On essaie de s’adapter à chaque protocole » (Cadre de santé, hôpital B).

34La variabilité des protocoles de recherche nécessite de constantes adaptations. Des circuits de prise en charge propres à chaque essai sont ainsi établis dans l’organisation du travail à la fois clinique et scientifique (prélèvements, suivi des patients, collecte et remontée des données). Une fois l’essai ouvert, l’inclusion des patients doit s’effectuer rapidement afin de remplir les places disponibles. Chaque demande d’inclusion faite par des médecins pour leurs patients est donc évaluée au fur et à mesure afin d’identifier le plus rapidement possible les patients susceptibles de participer à l’essai.

« Et pour les demandes d’inclusion vous demandez aux médecins au fil de l’eau ou vous avez une réunion un peu spéciale où vous pouvez dire “on a eu telle demande” ?
— Assistante 1 : Non, non, ça c’est… c’est au fur et à mesure. […] Ça va très, très vite. On ne perd pas de temps, c’est vrai que les médecins sont très réactifs, et en fait on gagne beaucoup de temps par rapport aux demandes, hein. On réagit très vite.
— Parce qu’à peu près le délai de réponse à une demande, c’est… ?
— Assistante 2 : C’est tout de suite, quasiment. C’est rapide. Enfin, je ne dis pas instantané, mais enfin… » (Entretien avec deux assistantes médicales, hôpital A).

  • 12 Ces postes sont directement inspirés de ceux de « schedulers » identifiés dans les centres états-un (...)
  • 13 Les ARC suivent les essais dans leur intégralité et peuvent intervenir à de nombreux niveaux : régl (...)

35Les demandes d’inclusion sont réceptionnées par des assistantes médicales qui se sont spécialisées dans les phases précoces ou alors, dans les unités les plus importantes, par du personnel spécifique : les planificatrices12. Leur rôle est de gérer les demandes au fur et à mesure qu’elles sont adressées par les médecins et de « mettre en adéquation des moyens logistiques avec les contraintes protocolaires pour planifier les places de traitement de manière optimale » (Lancereau et al., 2016, p. 252). Elles doivent s’assurer auprès des attachées de recherche clinique (ARC) que les places sont toujours disponibles et n’ont pas été prises par des centres concurrents13.

« Par exemple, vous avez un patient pour qui on a défini un essai de phase I. Après, nous, il faut qu’on demande à l’attachée de recherche clinique de nous dire si on a le slot. Ça veut dire, si on a la place. Parce que vous savez qu’on est souvent en compétition […] avec d’autres centres qui font des essais précoces. Et même aussi au niveau international. Donc on envoie un mail à l’attaché de recherche clinique qui, lui, se met en contact avec le labo. […] Donc une fois que l’ARC nous a dit “ok, on a le slot, là on y va et on convoque le patient et ça va assez rapidement, en général » (Planificatrice, hôpital B).

36Si l’organisation de l’inclusion diffère selon les unités, la vitesse de traitement et l’adaptabilité sont centrales. Une fois cette étape terminée, le suivi et la surveillance des patients passent par un rigoureux travail de monitoring. Les ARC doivent faire remonter les données rapidement, notamment en cas d’éventuels effets indésirables.

« La phase I, c’est quand même des études où l’important c’est, effectivement, la remontée des données. Comme ce sont des premières administrations, les doses augmentent par pallier et, du coup, il y a quand même des réunions qui sont faites au bout de trois patients inclus à une [certaine] dose, pour vérifier que ce ne soit pas trop toxique et valider l’augmentation des doses. Et, du coup, il y a une implication qui peut être un peu plus forte que dans d’autres essais, parce quil faut vraiment aller vite pour transmettre les données. Il faut faire attention à ce qui peut se produire. Il y a quand même aussi un lien avec le médecin qui est peut-être un petit peu plus poussé, parce que ce sont des études qui, parfois, sont ouvertes dans quatre ou cinq centres au niveau mondial, en fait. Donc ça fait une équipe peut-être un peu plus restreinte et, du coup, il y a plus d’échanges, je trouve » (Attachée de recherche clinique, hôpital E).

37Le travail de soin qui entoure les patients nécessite également une attention particulière de la part des infirmières. Celles-ci réalisent un ensemble d’actes médicaux (prélèvements, monitoring) propres à chaque essai, nécessitant une coordination poussée avec les ARC. Elles assurent ainsi des soins parfois peu conventionnels qui nécessitent une vigilance importante. À titre d’exemple, lors d’un entretien avec une patiente, une infirmière devait passer précisément tous les quarts d’heure, juste après la prise du traitement, pour prendre les constantes. Ce type d’instruction figure dans le protocole et se voit traduit dans des outils de suivi et de programmation des flux de patients (« flow chart ») afin de veiller au respect de ces consignes.

« [L’ARC] m’envoie par mail les convocations des patients, en me disant : “voilà, tel jour, on va faire le screening de M. Untel, dans tel protocole, et après il faudra prévoir son hospit”. Ensuite, une fois que j’ai tout mon calendrier, tous les jours je prépare les patients pour le lendemain. Ce qui veut dire qu’on travaille avec un flow-chart, c’est-à-dire un calendrier qui est fourni par l’étude […]. Et moi, en fonction de ce flow-chart, j’ai des choses à faire, des électrocardiogrammes à prévoir, des kits à préparer pour les prélèvements qui sont demandés dans les études, des feuilles de constantes à sortir, à remplir, etc. » (Infirmière de recherche clinique, hôpital C).

38Le quotidien des professionnels de phase précoce est rythmé par ces outils de gestion du temps qui visent à optimiser l’activité de l’unité. Par exemple, une cadre de santé nous explique avoir suivi une formation de master en management des organisations lui permettant de développer un outil de gestion des plannings ad hoc pour son unité. On retrouve alors, au sein des unités, deux caractéristiques du juste-à-temps, à savoir travailler en interdépendance et dans des délais restreints (Linhart et Linhart, 1995). En effet, maintenir le flux tendu, organisé en fonction de l’ouverture des protocoles de recherche, exige un travail collectif de l’ensemble des métiers spécifiques à cette activité (Durand, 2001). Ces professionnels attachés à la réalisation des phases précoces participent notamment aux mutations du régime de production des connaissances dans lequel les figures scientifiques sont désormais de plus en plus dépendantes de personnel technique (Lanciano-Morandat, 2019).

3. Conclusion

39Bien que correspondant à un domaine particulier de recherche, l’étude de la structuration d’unités dédiées aux phases précoces en France met en lumière les transformations contemporaines du travail scientifique. À ce titre, deux perspectives se dessinent autour, d’une part, des effets de l’internationalisation de la recherche biomédicale orchestrée par les industriels du médicament sur l’organisation du travail scientifique et, d’autre part, de l’émergence de nouveaux espaces de soins rendue possible par le développement des essais cliniques.

40Notre travail montre comment en positionnant les centres investigateurs de différents pays dans un même espace concurrentiel, les industriels du médicament favorisent l’émergence d’un modèle particulier d’organisation des phases précoces. L’internationalisation de la science, ici incarnée par la mise en concurrence pour l’obtention des molécules à tester et des patients à inclure, aboutit à des formes d’isomorphisme où l’organisation du travail tend à s’homogénéiser. Menés par des médecins-chercheurs qui développent des compétences entrepreneuriales, ces changements d’organisation des unités de phase précoce visent à répondre le mieux possible aux exigences des industriels. L’activité de recherche se rapproche alors en partie d’une activité marchande comme une autre, donnant une place centrale aux enjeux de rentabilité et de concurrence. Afin de remplir ces objectifs, cette recherche s’est industrialisée au fil des dix dernières années et développe une organisation en flux tendu dans laquelle les professionnels de santé font preuve de rapidité et d’adaptabilité en fonction de chaque protocole. Des professions dédiées à la mise en œuvre de ces essais sont ainsi apparues (cadres de santé, attachées de recherche clinique, infirmières, planificatrices) dont le rôle est essentiel pour répondre aux contraintes qu’impose la concurrence organisée par les industriels.

41Au-delà des changements organisationnels du travail scientifique, le développement des unités de phase précoce en contexte hospitalier comporte également des enjeux thérapeutiques. En effet, ces unités délimitent un nouvel espace de soin qui se structure en dehors du système de santé et du marché régulé du médicament. Les patients inclus disposent de traitements non disponibles sur le marché et les modalités d’accès à ces médicaments sont organisées par des protocoles internationaux de recherche. Ces essais se caractérisent donc par une forme de libéralisme qui se décline sous différent aspects : économique pour commencer, dans la mesure où ces essais sont directement financés par les industriels, ce qui limite la régulation du système de santé via le remboursement des soins par l’assurance maladie ; médical ensuite, car chaque patient bénéficie d’une prise en charge différente en fonction des essais disponibles ; réglementaire enfin, du fait de la distribution de traitements en dehors des marchés pharmaceutiques et donc des autorisations de mise sur le marché. Le développement d’une activité de recherche biomédicale permet ainsi aux médecins investigateurs, et plus largement aux établissements de santé qui développent des phases précoces, de sortir en partie du système de santé français et des formes de socialisation des soins qui le caractérise : égalité d’accès aux traitements et prise en charge des frais médicaux. Alors que l’hôpital public connaît depuis trente ans plusieurs formes de rationalisation telles que les méthodes gestionnaires du New Public Management (Belorgey, 2010) ou encore la réforme de 2004 de la tarification à l’activité (Juven, 2016), notre article invite à questionner une autre logique de rentabilité économique liée à la place considérable accordée aux essais cliniques financés par l’industrie.

42Prises à la fois dans les transformations contemporaines de la recherche scientifique et dans les problématiques de santé publique visant à améliorer la prise en charge du cancer, les phases précoces sont aujourd’hui au cœur des enjeux de développement des nouveaux médicaments. Si les industriels y jouent un rôle essentiel, les modalités de collaboration avec les médecins chercheurs mais aussi avec la recherche fondamentale ne cessent d’évoluer au gré des innovations technologiques (séquençage à haut débit, intelligence artificielle, génie génétique). Ces transformations appellent à développer une attention toute particulière à ces nouvelles configurations entre recherche publique et privée, notamment au moment où de nombreux pays se dotent de plans nationaux de développement de la médecine génomique (Plan France Médecine Génomique 2025, Genomics England, Precision Medicine Intiative aux États-Unis, etc.).

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Notes

1 Un « benchmark » consiste à étudier ce que fait la concurrence, qu’il s’agisse d’un produit, d’un service ou d’une façon d’organiser l’activité, et de repérer les pratiques les plus performantes afin de les adopter. Cette méthode, d’abord utilisée dans le monde de l’entreprise, est aujourd’hui mobilisée dans le secteur public (administrations, hôpitaux, etc.).

2 Loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite loi HPST.

3 Nous avons choisi de genrer au masculin les groupes professionnels majoritairement masculins, et au féminin les groupes professionnels majoritairement féminins. Nous parlons par ailleurs des patients de façon générique, afin de ne pas alourdir le texte.

4 Les CLCC sont des établissements de santé privés à but non lucratif participant au service public hospitalier. Ces centres, directement hérités de l’histoire du développement de la cancérologie en France (Pinell, 1992), ont la particularité de concentrer des missions de prévention, de soin et de recherche.

5 Projet EgaliCan 1 (2010-2013) financé par l’Institut national du cancer et la fondation Pierre Gilles de Gennes, avec la participation de Philippe Amiel (coordinateur), Sylvain Besle, Valérie Gateau, Christophe Perrey et Émilien Schultz.

6 Projet RoMéA (2019-2023), financé par la Ligue contre le cancer, avec Sylvain Besle (coordinateur), Marion Bottero, Daniela Boaventura Bomfim, Émilien Schultz et Estelle Vallier. Avis du Comité d’évaluation éthique de l’Inserm n°19-552 et conforme à la méthodologie de référence MR-004 de la CNIL.

7 En médecine il faut distinguer la thèse d’exercice, obligatoire pour tous les médecins, de la thèse dite de science qui correspond à un parcours de recherche universitaire classique. L’obtention d’une thèse de science est un prérequis pour occuper les postes universitaires les plus élevés dans la hiérarchie médicale (PU-PH).

8 Recherche effectuée sur Web of Science en juin 2021.

9 Voir par exemple le classement annuel du Web of Science : « Highly Cited Researchers » (https://clarivate.com/highly-cited-researchers/).

10 L’effet Saint-Matthieu est le terme utilisé par le sociologue R. K. Merton pour désigner le processus d’avantage cumulatif dans le travail scientifique.

11 Nous avons eu accès à ce rapport, mais pour des raisons de confidentialité celui-ci ne peut pas être directement cité dans l’article. Nous indiquons entre guillemets autant que possible les termes exacts utilisés dans le document.

12 Ces postes sont directement inspirés de ceux de « schedulers » identifiés dans les centres états-uniens dont la création est principalement liée à l’enjeu de réduction des délais.

13 Les ARC suivent les essais dans leur intégralité et peuvent intervenir à de nombreux niveaux : réglementaire, financier, prélèvements biologiques, etc.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Estelle Vallier et Sylvain Besle, « Industrialisation de la recherche clinique en cancérologie »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 65 - n° 1 | Janvier-Mars 2023, mis en ligne le 15 février 2023, consulté le 31 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/sdt/42879 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.42879

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Auteurs

Estelle Vallier

(autrice correspondante)
Institut Gustave Roussy, SIRIC Socrate, Département SHS du Centre Léon Bérard
Maison Léon Bérard, 5, rue des Artisans, 69008 Lyon, France
estelle.vallier[at]gustaveroussy.fr

Articles du même auteur

Sylvain Besle

Centre de Recherche en Cancérologie de Lyon — Inserm 1052 — CNRS 5286 — UCBL — CLB, Département SHS du Centre Léon Bérard
Maison Léon Bérard, 5, rue des Artisans, 69008 Lyon, France
sylvain.besle[at]lyon.unicancer.fr

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