1Les mondes du travail se targuent de faire de la lutte contre les discriminations sexuées une priorité. Et pourtant, celles-ci y sont bel et bien présentes. Comment expliquer le décalage entre ce problème public et la réalité du clivage entre hommes et femmes au travail ? Dans son ouvrage La Fabrique des masculinités au travail, Haude Rivoal s’empare de ce questionnement. Elle propose non pas de déconstruire les normes dites féminines du travail dans un univers professionnel masculin (Mennesson, 2005 ; Zolezio, 2012), ni les normes dites masculines dans un univers féminin (Angeloff et Arborio, 2002 ; Jacques et Purgues, 2012), mais plutôt de s’intéresser aux normes des hommes dans un lieu où travaillent essentiellement des hommes. Dans le secteur logistique, où 81 % des salariés sont des hommes, ces normes sont moins visibles car évidentes. Elles se confrontent néanmoins à un projet de recrutement de femmes, concrétisation de la place actuelle des inégalités de genre dans le débat public qui est susceptible de menacer l’ordre patriarcal. Or, Haude Rivoal défend ici l’argument suivant : c’est justement parce que les masculinités se transforment et s’adaptent à ces nouvelles injonctions égalitaristes que le patriarcat perdure.
2Du point de vue théorique, l’autrice s’inscrit dans la lignée des travaux de Raewyn Connel (1995) sur les masculinités. Elle considère qu’il n’existe pas qu’une seule masculinité mais que celle-ci a de multiples déclinaisons. Certaines s’éloignent du modèle de la virilité comme idéal de performance et d’autorité, adéquat aux valeurs promues par l’entreprise capitaliste. C’est justement grâce à la coexistence de ces différentes masculinités que l’entrepôt reste un bastion d’hommes, pensé par et pour eux. Sur le plan empirique, Haude Rivoal a enquêté dans l’une des entreprises dominantes de la distribution de produits frais et surgelés, qu’elle nomme Transfrilog. Favorisée du fait de l’ancienneté de son père dans l’entreprise, elle a fait partie des 20 % de femmes y travaillant, en tant que chargée d’égalité professionnelle hommes/femmes. Ce poste lui a permis de circuler entre le siège social et une quinzaine d’entrepôts, et d’expérimenter la préparation de commandes. L’ouvrage est ainsi documenté par des notes donnant à voir autant de paroles, de gestes et de relations professionnelles qui contribuent, de façon souvent inconsciente, à exclure les femmes.
3Haude Rivoal explore la façon dont cette exclusion s’imbrique dans les différentes hiérarchies et postes de chez Transfrilog. Dans le management, le genre masculin se caractérise par la rationalité, le mythe de la réussite et de la liberté d’action et de décision, qui sont véhiculés lors des week-ends « corporate » et des formations internes. L’effet de réseau, les jeux d’influence et de connivence contribuent à une auto-validation, entre hommes, de leur légitimité à détenir le pouvoir. Le corps des cadres en est un support : le langage et les performances oratoires, les vêtements et la mise en scène des exploits, l’apparente décontraction, ou encore l’investissement dans des sports extrêmes ou collectifs (la salle de sport et le football), façonnent les manières d’être et de paraître des salariés de l’entreprise. À l’autre bout de l’échelle des hiérarchies professionnelles, la masculinité des ouvriers repose sur la force physique, un langage et un investissement de l’espace parfois teinté de violence, un ethos de la virtuosité et du sens du « service ». La pénibilité des tâches à effectuer fait du corps endurant le support central de la masculinité des préparateurs de commandes. Les employés de quai investissent quant à eux des compétences de rationalité technique et de dextérité, quand ils ne s’adonnent pas à des jeux virils et risqués de conduite des engins. Hommes des classes supérieures comme hommes des classes moyennes et populaires adhèrent ainsi au rejet de l’impuissance qui définit la masculinité hégémonique au sein de Transfrilog.
4Haude Rivoal montre que différentes formes de masculinité émanent de ce terreau commun. La figure d’excès de la domination masculine qui s’incarne en l’homme viril n’est plus désirable : les hommes doivent montrer qu’ils sont sensibles tout en contrôlant leurs émotions, qu’ils s’accomplissent personnellement, qu’ils considèrent les femmes comme leurs égales. Aux postes de management, la figure du vieux chef meneur d’hommes, autoritaire, à l’humour misogyne et aux excès d’humeur, côtoie celle du jeune diplômé d’école de commerce qui se distingue par sa technicité et son habileté politique. Ces deux figures du chef, dont la complémentarité renforce la domination masculine, sont des moyens de distinction entre générations d’hommes. Cette distinction se structure aussi sur des critères de classe et de race : pour les cadres blancs, il s’agit d’investir d’autres modèles de masculinité que ceux des ouvriers issus de l’immigration. Ces derniers, soumis à une imbrication de stigmates liés à leurs origines sociales et à leur racisation, incarnent une masculinité respectable. Leur rapport aux femmes est ambivalent : leurs épouses travaillant pour assurer une partie des revenus du foyer, ils reconnaissent les qualités professionnelles des femmes mais font preuve d’une misogynie diffuse. Ils dévalorisent ce qui a trait au féminin tout en ayant une attitude paternaliste envers les femmes de l’entrepôt. À tous les niveaux, les hommes investissent des masculinités qui les distinguent en partie par les rapports différenciés qu’ils entretiennent avec les femmes.
5Face à ces masculinités adaptatives, où sont les femmes chez Transfrilog ? Actrices secondaires de l’ouvrage, les femmes, majoritairement présentes sur les postes de gestion des ressources humaines, de comptabilité et de secrétariat, doivent s’effacer des jeux de pouvoir des hommes tout en négociant leur genre. Si, parmi le peu qui occupent des postes ouvriers, certaines incorporent une forme de virilité au masculin tout en se distanciant de la figure moquée de la lesbienne, beaucoup, y compris dans les autres postes, doivent montrer qu’elles sont des femmes, sans toutefois séduire ni se laisser déborder par les émotions. Les femmes peuvent aussi diriger, à condition de le prouver. C’est ainsi qu’entre femmes, la sororité cède plutôt la place à la compétition, là où le sexisme ordinaire est plus que tout utile au monde du travail capitaliste.
6Cet ouvrage offre des clefs de compréhension du décalage qui existe entre les discours sur le changement en matière d’égalité des sexes au travail, et la stabilité de l’hégémonie masculine. Haude Rivoal montre que la bonne volonté des entreprises envers l’intégration des femmes témoigne en fait de la capacité du monde entrepreneurial à s’adapter sans cesse aux injonctions politiques et aux changements de mœurs, pour justement faire perdurer une vision performatrice de la société et favoriser l’entre-soi masculin. Cet argument stimulant ouvre plusieurs pistes de réflexions. D’une part, on aimerait en savoir davantage sur les procédés concrets de socialisation aux masculinités décrites, l’ouvrage portant l’idée que l’entreprise est l’une des instances (comme la famille ou l’école) où elles se construisent. Dans quelle mesure le travail est-il — ou non — le réceptacle de masculinités construites ailleurs ? Pour cela, il serait intéressant de se demander si l’entreprise elle-même change, au fil de l’expérience des salariés, des formes de masculinités acquises antérieurement, ou si elle ne recrute que des hommes aux masculinités a priori compatibles avec celles qui garantissent le fonctionnement de l’entreprise. Cela supposerait par exemple de s’intéresser aux parcours de vie des salariés enquêtés, aux modalités de leur recrutement, aux efforts d’adaptation à l’entre-soi masculin, et aussi à ceux qui en seraient exclus. D’autre part, si la prise de parti théorique et empirique de l’ouvrage est bien de se centrer sur les masculinités, que dire des féminités à l’œuvre en miroir ? Le clivage général entre hommes et femmes qui est ici mis en évidence interroge au vu des divisions internes à chaque sexe. Existe-il des solidarités entre les sexes qui se fondraient sur des ethos professionnels communs ne pouvant pas être décrits comme féminin ni masculin ? Cela questionne la notion de masculinité : s’il existe une pluralité de masculinités, quels en sont finalement les contours communs qui permettent de qualifier le masculin ? La quête de performance et la quête de puissance sont des notions auxquelles il n’est pas toujours aisé de donner chair, surtout lorsque les femmes aussi la font leur. À ce sujet, l’expérience de travail de l’autrice au sein de l’entreprise reste dans l’ombre, alors même qu’elle aurait pu nourrir ces réflexions et donner des éléments de compréhension de l’échec de la politique d’égalité pour laquelle Haude Rivoal a été recrutée.
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