Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Écologie, féminisme et subsistance
Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Écologie, féminisme et subsistance, La Découverte, Paris, 2021, 400 p.
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- 1 Citons en France, et sans être exhaustive, les propositions des philosophes Vinciane Despret et Joe (...)
1En dévoilant les enjeux politiques de la matérialité du quotidien, Geneviève Pruvost s’inscrit dans l’intérêt renouvelé des sciences sociales pour la nature. Qu’il s’agisse d’enquêtes sociologiques portant sur les mondes ruraux et les formes de travail qui s’y déploient (voir pour un aperçu le numéro 18 de la Nouvelle revue du travail), ou encore d’études menées par des historien∙nes, philosophes ou sociologues qui s’intéressent aux différentes formes du vivant et aux rapports entre les êtres — humains ou non1 —, ces travaux récents rappellent d’abord la part irréductible de la nature ; ils participent ensuite à déconstruire les normes capitalistes et industrielles contemporaines, soulignant que d’autres modes d’être au monde restent possibles.
2Cette dernière perspective est pleinement embrassée par Geneviève Pruvost, qui revient d’ailleurs sur la manière dont cet intérêt porté au « quotidien » a fait bouger ses recherches et son mode de vie. Si le questionnement est assumé dans sa trivialité (il sera par exemple régulièrement question de toilettes sèches tout au long de l’ouvrage), le propos de Geneviève Pruvost se veut ici surtout théorique. En pensant le quotidien comme une fabrique, notamment à l’appui de textes issus de l’éco-féminisme, elle livre une critique en actes du régime industrialo-capitaliste. Il ne s’agit pas toutefois de se cantonner à une seule exégèse, mais d’« interroger les théories des sciences sociales en partant du mode de vie des populations étudiées » (p. 29). La sociologue tient parfaitement cette ligne de crète, articulant tout au long des huit chapitres de l’ouvrage des discussions théoriques visant à déconstruire notre « mode d’attention au monde » (p. 8) avec les implications pratiques et politiques de ces manières de fabriquer le quotidien, telles qu’elles ont été saisies au sein des différentes alternatives rurales que Geneviève Pruvost a étudiées pendant plusieurs années.
3Le premier chapitre propose d’abord de circonscrire l’objet étudié. Geneviève Pruvost y prend ses distances avec Michel de Certeau et des « arts de faire » trop inscrits dans un quotidien massifié, pour se rapprocher des propositions d’Henri Lefevre qui repense à partir de la vie paysanne les arrangements pratiques nécessaires à l’appropriation du quotidien. Dès lors, la tâche de la sociologue vise à décortiquer minutieusement chaque geste de la vie quotidienne pour en mesurer les enjeux politiques. Geneviève Pruvost révèle ici le « concernement extrême » (p. 47) qui rassemble les personnes peuplant les alternatives étudiées, pour en signaler d’emblée le positionnement social : il s’agit en effet plutôt de jeunes adultes des classes moyennes, qui bénéficient d’une certaine aisance matérielle, d’un haut niveau de qualifications et d’une disponibilité importante.
4Dans la lignée des précédents travaux de la chercheuse, le deuxième chapitre présente le questionnement qu’induisent ces alternatives autour du travail et de sa division. À l’opposé d’une organisation du travail fragmentée et déléguée sur laquelle repose la proposition capitaliste contemporaine, les alternatives rurales inventent un contre-système des professions, délaissant l’abstraction des savoirs pour en revitaliser les enjeux démocratiques tels que John Dewey puis Ivan Illich les ont posés. Sont alors revalorisés le contenu de l’activité, sa personnification, son ancrage territorial et ses implications sur la cause commune que devient la fabrique du quotidien. Parallèlement, l’autrice souligne à quel point la reconversion professionnelle qui va régulièrement de pair avec l’entrée dans ces modes de vie constitue le tournant fondamental des trajectoires. L’activité devient alors activisme, tant parce qu’elle s’ancre dans la production du quotidien que parce qu’elle s’appuie sur un maillage institutionnel national consolidé au fil des années et des réseaux plus locaux offrant un support de tous les instants.
5Cette critique du travail contemporain et du système des professions sur lequel il repose suppose de déconstruire également les rapports de genre qui s’y nichent. C’est cette critique, telle qu’elle a été déployée par le « féminisme de la subsistance », que Geneviève Pruvost décrit dans le troisième chapitre. La biographie des autrices de ce courant est restituée dans une annexe qui permet de comprendre les circulations, tant géographiques qu’intellectuelles et politiques, de ces penseuses aux textes récemment traduits en France. En combinant féminisme, communisme, anarchisme et écologie à des degrés divers, elles participent à l’élaboration de contre-récits féministes, revalorisant le travail de subsistance et la puissance des femmes.
6Le chapitre quatre établit un pont entre travail de subsistance et travail domestique. Ce chapitre livre une analyse inédite, et remarquable, des formes de pouvoir que le passage au capitalisme a fait perdre aux femmes. En développant le travail salarié et en scindant sphère publique et privée, le capitalisme a contribué à invisibiliser le quotidien tout en accentuant la différenciation du travail sur laquelle sa production repose. Les femmes, en étant promues « fées du logis », voient ainsi leurs sociabilités et leurs savoir-faire appauvris, tandis que la montée de l’activité féminine salariée a davantage contribué à fracturer la classe des femmes qu’à libérer les plus dotées d’entre elles. Geneviève Pruvost se livre ici à une critique des sociologues, dont Arlie Hochschild, qui cherchent plutôt à améliorer la situation des femmes dans la société salariale capitaliste qu’à en déconstruire le paradigme.
7Le chapitre cinq poursuit « ce programme de théorisation féministe et anticapitaliste radical » (p. 167) en insistant sur l’emprise que le capitalisme exerce sur les individus et tout particulièrement sur les femmes. Elle utilise pour cela le concept d’« housewifization », processus engendrant l’assignation des femmes au foyer. Geneviève Pruvost précise ici la distinction entre féminisme queer et éco-féminisme, le premier voyant dans les innovations technologiques des pistes émancipatrices tandis que le second prône la confiance dans les capacités du vivant. Elle élabore également une critique serrée de l’exploitation patriarcale telle qu’elle a été définie par Christine Delphy, qui tend à intégrer le travail domestique au paradigme capitaliste sans examiner les potentialités du travail de subsistance. L’éco-féminisme en propose une critique visant non seulement à rendre visibles les savoirs et pratiques de fabrique du quotidien, mais également à leur rendre leur noblesse au sein des rapports de production.
8Les chapitres suivants prolongent les discussions théoriques de l’éco-féminisme, mais en les incarnant plus concrètement dans les pratiques des communautés alternatives suivies. Geneviève Pruvost livre ici une description certes impressionniste, mais qui permet de comprendre que ces alternatives ne sont pas homogènes. Présentées dans le chapitre sept, elles se réunissent autour d’ambitions communes, telles que le nécessaire ancrage dans un territoire respecté, l’arrêt des industries inutiles, le rétablissement des activités de subsistance, mais se différencient par leur degré de communalisation, leur rapport à l’espace-temps et au travail et enfin par les actions à conduire pour le changement. Dans le chapitre huit, Geneviève Pruvost se centre sur les « moments de bascule » (p. 247) des personnes rencontrées au cours de son enquête dans les différentes communautés, permettant de comprendre ce qui conduit certain∙es à rechercher un nouveau rapport de subsistance au monde. Loin de se résumer à des ajustements individualistes, les arbitrages nécessaires s’affirment dans des configurations locales. L’originalité de l’approche permet également de comprendre que ces lieux ne sont pas figés, mais insérés dans des circulations physiques et théoriques vectrices de changements. Enfin, dans son dernier chapitre, Geneviève Pruvost donne à voir les implications concrètes que suppose cette matérialité ancrée et en expose les limites : elle est ainsi exigeante en temps et vectrice d’importantes pénibilités physiques. Or, ces coûts de la fabrique du quotidien ne sont pas également répartis, les gestes d’attention en continu restant notamment encore assignés aux femmes. Dans ces communautés, pourtant marquées par leur homogénéité sociale (des personnes blanches issues des classes moyennes et supérieures à fort capital culturel), comme dans le reste de la société, « l’extension de la tâche d’embrasser le monde » (p. 328) doit encore être mise en œuvre.
9À l’issue de cette analyse, permettant de déconstruire l’ordre androcentrique jusque dans des travaux précurseurs de la sociologie du genre, une question reste en suspens : dans quelle mesure les communautés s’accommodent-elles de liens avec la société industrialo-capitaliste ? La question scolaire, qui est peu évoquée, aurait sûrement permis d’illustrer la manière dont ces modes de vie alternatifs ne fabriquent pas seulement leur entre-subsistance, mais assurent également à plus long terme leur coexistence et leur survie. Le second opus, centré sur une ethno-comptabilité de l’une des maisonnées étudiées, apportera certainement des éclairages empiriques précieux pour saisir la fabrique politique du quotidien dans toute sa complexité.
Notes
1 Citons en France, et sans être exhaustive, les propositions des philosophes Vinciane Despret et Joelle Zask, ou encore les travaux menés par des historien∙nes des sciences comme Sebastian Grevsmühl ou Hélène Guillemot.
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Référence électronique
Julie Landour, « Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Écologie, féminisme et subsistance », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 65 - n° 2 | Avril-Juin 2023, mis en ligne le 01 juin 2023, consulté le 17 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/43294 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.43294
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