1En août 2022, nous avons eu la tristesse d’apprendre le décès de Margaret Maruani. La revue Sociologie du travail a voulu rendre hommage à cette sociologue, directrice de recherche au CNRS, dont les travaux sont majeurs non seulement dans le champ des études sur le genre, mais aussi dans celui de la sociologie du travail et de l’emploi. Au cours des derniers mois, plusieurs revues de sciences sociales ont publié des textes d’hommage écrits par ses collègues et ami·es, rappelant son parcours, sa personnalité et les apports de son œuvre. Nous avons choisi, afin de nous joindre à ces hommages, et de manière complémentaire, de republier aujourd’hui un article qu’elle avait signé avec Chantal Nicole, en 1987, dans les colonnes de notre revue. Nous remercions chaleureusement Chantal Nicole-Drancourt d’avoir donné son autorisation à la republication de ce texte écrit à quatre mains. Intitulé « Du travail à l’emploi : l’enjeu de la mixité », cet article nous paraît particulièrement représentatif de la démarche, du style, et des pistes de recherche que Margaret Maruani a contribué à inscrire au cœur des sciences sociales francophones. Trente-cinq ans après sa parution, sa lecture demeure très actuelle et stimulante.
2Quand elle publie ce texte avec Chantal Nicole, en 1987, les recherches sur le genre sont en voie d’institutionnalisation en France. Avec d’autres chercheuses en sciences sociales, Margaret Maruani, entrée quelques années plus tôt au CNRS, en est l’une des artisanes. La sociologie du travail, comme d’autres domaines des sciences sociales, résiste à ces approches critiques ou les ignore, et ce texte est l’un des premiers issus du champ des études féministes à se frayer un chemin dans les colonnes de cette revue canonique. La sociologie du travail, au sens de travail professionnel — que reprend Margaret Maruani —, et a fortiori celle du marché du travail, n’est alors pas non plus au cœur de la sociologie féministe en France, qui s’attache à déconstruire les frontières du travail en partant du travail domestique et des rapports de genre dans le couple et la famille. Dans un entretien recueilli par Jacqueline Laufer et Hyacinthe Ravet en 2021 dans la revue Travail, genre et sociétés que Margaret Maruani a cofondée, elle revient sur la « voie étroite » qu’elle a choisi d’emprunter entre sociologie du travail et sociologie des rapports sociaux de sexe (Maruani, 2021). Elle rappelle également qu’elle a pu, non sans difficultés, affirmer cette posture intellectuelle grâce au soutien, entre autres, de deux pionnières de la sociologie et de l’histoire des ouvrières, Madeleine Guilbert et Michelle Perrot, mais aussi de figures masculines de domaines de recherche alors peu sensibles au genre comme Michel Verret, auteur central de la sociologie ouvrière, et Jean-Daniel Reynaud, fondateur de Sociologie du travail et de la sociologie des relations professionnelles, qui a dirigé sa thèse sur « Les syndicats à l’épreuve du féminisme », soutenue en 1978.
3Écrit avec une plume alerte, vivante et incisive, l’article que nous republions ici a des accents programmatiques : il entend non seulement mettre en lumière la persistance et la reconfiguration des inégalités entre femmes et hommes dans le monde du travail, mais aussi affirmer l’intérêt heuristique d’une attention à la « mixité » et aux « inégalités de sexe » pour renouveler la sociologie du travail et développer la sociologie de l’emploi. À la suite de l’enquête menée avec Anni Borzeix, Le temps des chemises (Borzeix et Maruani, 1982), où les sociologues montrent qu’on peut détester son travail mais tenir à son emploi, Margaret Maruani creuse en effet à cette époque, à partir de l’analyse des rapports sociaux de sexe, un sillon central de sa recherche sociologique à venir. Pour étayer leur propos, Chantal Nicole et Margaret Maruani s’appuient ici sur cinq monographies conduites dans des organisations de secteurs économiques différents et sur des catégories de salarié·es de statuts variés. On y retrouve l’attachement à la cumulativité des enquêtes et de leurs résultats, chère à Margaret Maruani, ainsi que la dimension collective de ce programme de recherche : quatre de ces monographies ont été conduites par les deux autrices, la cinquième a été réalisée conjointement avec Jacqueline Laufer, et plusieurs publications alors récentes d’économistes et de sociologues sont mobilisées et citées au fil de la démonstration.
- 1 La loi du 13 juillet 1983, du nom d’Yvette Roudy, ministre des Droits de la femme (1981-1986), affi (...)
4Le texte ouvre les principales pistes de recherche qui seront par la suite au cœur de la sociologie des rapports de genre dans le travail professionnel et l’emploi. L’étude du Clavier enchaîné, ce quotidien de la presse régionale qui est au cœur de l’ouvrage Au labeur des dames : métiers masculins, emplois féminins paru deux ans plus tard (Maruani et Nicole, 1989), montre combien la différence des sexes est une frontière sociale naturalisée, perçue comme une « évidence » sur laquelle s’appuie l’organisation du travail : hommes « typos » et femmes « clavistes », qui réalisent à quelques détails près le même travail, se voient reconnaître des qualifications, des statuts et des salaires très inégaux. Ce cas reste exemplaire de l’analyse de la qualification comme « construction sociale sexuée ». Le cas de T.E.L. — une usine où, face à un problème de « sureffectif », toutes les femmes sont mises à mi-temps suite à un accord négocié par un syndicat massivement masculin — met en lumière la « double gestion de la main-d’œuvre » et la « division sexuelle de l’emploi » : les femmes sont assignées au temps partiel et se voient imposer des heures supplémentaires en fonction des besoins avec la force de « l’évidence ». L’étude de P.E.M. — une entreprise d’appareils ménagers à la main-d’œuvre majoritairement féminine — prolonge cette analyse de la dimension genrée de la gestion de l’emploi et de la main-d’œuvre : le mot d’ordre libéral de flexibilité, qui monte en puissance en France dans les années 1980, réactive la vieille idée de la « contingence de l’emploi féminin » : la combinaison d’un plan social avec une prime de départ et une réorganisation contraignante du travail en équipe produit des départs « volontaires » à 80 % féminins. Ce texte attentif à la reproduction des inégalités n’ignore pas pour autant « les mouvements de mixité dans l’emploi ». Il s’agit là aussi d’une préoccupation emblématique de l’approche de Margaret Maruani, sensible aux dynamiques d’évolution et aux leviers d’émancipation des femmes par l’emploi et le travail professionnel, notamment sous l’effet des politiques publiques. Aux Mutuelles de Niort, l’ouverture de la filière « rédaction » aux femmes issues des mêmes formations que les hommes a permis une amélioration de leurs conditions d’emploi et de travail, mais cette évolution coexiste avec « un processus de mise au travail différentielle qui passe par l’enfermement d’une catégorie du personnel (les secrétaires) dans une incontournable spécificité féminine ». Selon les autrices, le cas de Robotex, où un plan d’égalité a été mis en œuvre en application de la loi « Roudy » de 1983 sur l’égalité professionnelle1, donne à voir « l’évolution du rapport à l’emploi des femmes », notamment des ouvrières, « pour qui la fixation continue dans l’activité est une évidence, l’arrêt de travail une aberration » : « les femmes, aujourd’hui, ne sont plus de passage dans l’entreprise », soulignent-elles.
5Le texte se termine par une préconisation qui préfigure une des contributions importantes de Margaret Maruani à la sociologie : « la nécessité heuristique d’une sociologie qui distingue le travail et l’emploi ». Formalisée quelques années plus tard dans l’ouvrage co-écrit avec Emmanuèle Reynaud, Sociologie de l’emploi (Maruani et Reynaud, 1993), cette distinction va également nourrir durablement, en se liant intrinsèquement à une analyse en termes de genre, une sociologie du chômage et de la quantification de l’activité (Maruani, 2002).
6Par son caractère programmatique et ses talents de pédagogie, l’article préfigure le travail d’institutionnalisation et de diffusion des recherches sur le genre au travail, à travers, entre autres, la création du réseau Mage (marché du travail et genre) et de la revue du Mage (devenue Travail, genre et sociétés), ainsi que plusieurs publications collectives à La Découverte. Nous espérons que cette republication incitera les lectrices et lecteurs à redécouvrir la richesse de ces travaux qui demeurent d’une grande actualité.