1Le dernier ouvrage de Patrick Cingolani paraît dans un contexte particulier : depuis le premier confinement annoncé le 17 mars 2020, les Français ont vécu — isolés mais hyper-connectés — au rythme des couvre-feux et confinements en réponse à la crise du Covid-19. Un an après ce passage forcé au « distanciel », l’heure est au bilan : celui de nos modes de consommation et de production, des représentations de nos vies et de nos liens avec les autres. Pour cela, l’auteur des Révolutions précaires (Cingolani, 2014) et de La Précarité (Cingolani, 2017) décrit le processus d’évolution du capitalisme contemporain à travers le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Cet ouvrage permet la rencontre entre une foisonnante littérature francophone et anglophone portant sur le travail, la culture, le numérique et entre des disciplines diverses comme l’économie, la sociologie et surtout la philosophie grâce à une réactualisation des thèses de Michel Foucault et André Gorz. L’originalité tient dans sa volonté d’abstraction qui amène l’auteur à tirer des conclusions générales sur les spécificités de l’exploitation capitaliste. Suivant le fil rouge de l’externalisation, Patrick Cingolani témoigne des reconfigurations de la production, du travail mais aussi des luttes face à l’extension du marché à toutes nos sphères de vie. En cela, cet ouvrage doit être lu comme un bilan engagé qui tient à nous alerter sur nos modes de production mais aussi de consommation.
2Le premier chapitre se focalise sur les propriétés politiques des nouvelles technologies. Le capitalisme contemporain — dans la continuité des politiques d’externalisation des années 1950 — se caractérise par son refus de faire et son choix de faire faire. L’externalisation de la main-d’œuvre via la filialisation, la sous-traitance et les délocalisations au sein d’un marché mondialisé libère le capitalisme de la production. Celle-ci est reconfigurée au sein de nouveaux « laboratoires de production » au travers des nouvelles technologies, instruments inédits de la domination « par leur capacité à délier ce qui est lié et à lier ce qui est délié » (p. 16). En portant attention aux frontières spatiales, temporelles et psychologiques du travail et de l’entreprise, l’auteur voit une hybridation : le capitalisme, par sa plasticité, allie discipline (des corps, enfermés dans de gigantesques usines) et contrôle (des flux et des individus, via la technologie). Il délie en divisant les unités de travail, mais relie aussi lors de fusions-acquisitions ou par le contrôle centralisé des sous-traitants. Patrick Cingolani réactualise l’analyse marxiste selon laquelle le travail dans la machine devient une puissance ennemie du travailleur qui lui fait face « sous les traits de la machine intelligente » (p. 49). Le travailleur, dont on exige pourtant une intense implication émotionnelle, se retrouve dépersonnalisé (par exemple, les standardistes nord-africains doivent changer de nom ou gommer leur accent). La médiation individualisante de la machine et son intrusion dans le quotidien font dire à l’auteur qu’« il n’y a pas d’horizon anticapitaliste des nouvelles technologies » (p. 51).
3Patrick Cingolani s’intéresse dans un second chapitre à l’imbrication contradictoire entre culture et capitalisme, à la fois en connivence (au sein d’industries à succès) et distantes (la créativité reste hors des logiques de rentabilité), mais aussi parce que cette force de travail créative est la cible des NTIC. Pourtant éloignée d’une rationalité instrumentale, la culture serait un nouveau gisement pour l’extension capitaliste, à l’image de la « critique artiste » (Boltanski et Chiapello, 1999). La colonisation marchande de la créativité passe par l’investissement spéculatif du monde de l’art, l’« artification » (Heinich et Shapiro, 2012) des pratiques subversives et la démonétisation des savoir-faire. Par son accessibilité, internet a permis aux amateurs d’entrer directement en concurrence avec des professionnels. Le travail gratuit et la multi-activité que suppose l’autodidaxie précarisent les statuts de travail. Le jeu aussi est une source de profit, par le travail gratuit des joueurs au profit de marques ou par la monétisation du jeu sous-tendue par un contenu publicitaire. Les frontières entre activité et travail se brouillent d’autant plus qu’étant source de plaisir, le jeu s’envisage difficilement comme travail. À l’image des blogs de mode, la multiplication des communications chez les individus crée une quête réputationnelle récupérée au profit d’une rente de notoriété. Plutôt que d’organiser la production, le capitalisme n’a plus qu’à « parasiter par la ruse, par la manipulation ou la spéculation l’activité dans une large mesure autonome d’un sujet ou d’une collectivité » (p. 102).
4Au chapitre 3, l’auteur se penche sur le développement des plateformes numériques, à partir de la typologie de Nick Srnicek (2017). Il s’arrête sur les lean platforms qui emploient des travailleurs génériques (Uber), des professionnels (Upwork), des travailleurs du clic (Amazon mechanical turk) ou encore des joueurs (Twitch), dont les aspects marchand, disciplinaire et d’intermédiation sont les plus ostensibles. Si la plateforme n’est que la continuité de l’intermédiation débutée dans les années 1950, son originalité est de vider ce rapport de toute épaisseur sociale en s’affranchissant de la protection sociale des travailleurs devenus indépendants. Il tient cependant à distinguer le travailleur de l’usager, au regard de l’hétéronomie du travail. L’asymétrie entre les travailleurs et la plateforme confère à cette dernière un pouvoir algocratique grâce à la gestion descriptive et prédictive du marché par l’algorithme.
5Les deux derniers chapitres fournissent une analyse détaillée de l’organisation standardisée du travail au sein d’Amazon et Deliveroo, laquelle a suscité l’émergence de nombreuses luttes spontanées, menées par des individus hétéroclites dotés d’une réelle capacité politique. La création de coopératives de travailleurs indépendants offre, selon Patrick Cingolani, une perspective émancipatrice. L’auteur en appelle à la responsabilité et la solidarité des consommateurs, afin d’instituer « la dimension de réciprocité et de reconnaissance qui lie producteurs et consommateurs et producteurs et environnement » (p. 176) comme un moyen de résister à la fétichisation de la marchandise. Pour lui, les représentants des travailleurs font face à un nouveau défi : faire réapparaître le rapport d’exploitation. Cependant, l’auteur en appelle surtout à « désœuvrer » : s’arrêter, faire défection de ces modes de production et de consommation, en faisant « comme si » d’autres modes de vie étaient possibles, comme il l’observe dans L’Exil du précaire (Cingolani, 1986). Sa conclusion invite à « oser l’écart » pour sortir de la domination. La postface, elle, illustre la manière dont la crise du Covid-19 a rendu encore plus visible l’immixtion des outils numériques dans nos vies et enjoint d’autant plus aux lecteurs de sortir de cette emprise.
6Cet ouvrage fait partie de l’ensemble désormais bien fourni des travaux récents qui s’attachent à décrypter les transformations qu’induit la pénétration du numérique dans diverses sphères sociales. Il se distingue d’ouvrages centrés sur le lieu de travail, à l’instar de Sociologie du numérique au travail (Benedetto-Meyer et Boboc, 2021), ou de ceux n’abordant que les plateformes, comme Les nouveaux travailleurs des applis (Abdelnour et Méda, 2019). Cependant, on constate sa proximité avec Patrice Flichy et ses Nouvelles frontières du travail à l’ère numérique (Flichy, 2017), qui s’intéresse à l’hybridation entre loisirs et travail, même si ce dernier voit les promesses d’alternatives qu’offre ce « travail ouvert ». On retrouve une filiation avec la théorie du capitalisme cognitif (Moulier Boutang, 2008), selon laquelle la principale source de valeur serait le travail immatériel. Il se réfère aussi largement au digital labour d’Antonio Casilli (2019). Malgré des références communes aux analyses marxistes, Patrick Cingolani se distingue par son attention à la consommation mais aussi à la technologie elle-même.
7Si l’ouvrage ne tombe pas dans les écueils attendus — généralisation, absence de matérialité du travail ou euro-centrisme —, il gagnerait à nuancer certaines affirmations que l’on pourrait qualifier de « technophobes », à la suite de Juan Sebastian Carbonell (2022) qui réfute la thèse de la « fin du travail » qu’annoncerait le développement du numérique. On peut également regretter le caractère très disparate de l’ouvrage dont on peine à distinguer le fil rouge. Mais l’auteur s’en défend lui-même, car si son propos « semble dessiner un patchwork de sphères disparates et sans unité, [il faut] retourner l’argument. Rien ne prouve que le capitalisme n’ait d’autre unité que sa soif d’exploiter » (p. 99).