Biland, É., 2023, Family Law in Action: Divorce and Inequality in Quebec and France, University of British Columbia Press, Vancouver.
Le Collectif Onze, 2013, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Odile Jacob, Paris.
Émilie Biland, Gouverner la vie privée. L’encadrement inégalitaire des séparations conjugales en France et au Québec, ENS Éditions, Lyon, 2019, 258 p.
1En France comme au Québec, la libéralisation du droit de la famille s’est accompagnée d’une massification du divorce. L’ouverture progressive de cette institution, à l’accès autrefois bien plus restreint, a conduit les sociologues de la famille à formuler la thèse de la « privatisation du divorce ». Ces transformations sont-elles pour autant révélatrices d’un relâchement généralisé de la contrainte publique au profit d’une plus grande autodétermination des individus ? Comment contribuent-elles à l’agencement des rapports sociaux ? L’enquête de la sociologue Émilie Biland explicite et renouvelle notre compréhension de l’articulation entre gouvernement de la vie privée et maintien de l’ordre social. Partant de l’idée que les séparations constituent un observatoire privilégié des tensions entre libéralisation et normalisation des pratiques, l’autrice s’est livrée à une analyse passionnante de l’encadrement public de la vie privée en France et au Québec, dont les actions s’arriment de manière croissante à une morale individualiste, tout en combinant une série d’interventions publiques et privées.
2Cette enquête sociologique se situe dans le prolongement de celle menée par le Collectif Onze — dont Émilie Biland fait également partie — au sujet de la reproduction des rapports sociaux par la justice aux affaires familiales (Le Collectif Onze, 2013). Les travaux de l’autrice sont à la fois représentatifs du dynamisme actuel des recherches en sociologie du droit et de la justice et constitutifs du renouvellement théorique et méthodologique des enquêtes sur le droit et les inégalités sociales, qui défendent l’articulation de l’analyse des différentes formes d’oppression. Cet ouvrage propose ainsi de saisir la contribution de l’action publique judiciarisée visant les personnes séparées à la recomposition des rapports sociaux, entre les classes sociales, entre les genres, ainsi qu’entre la population majoritaire et les personnes racisées. L’enquête porte sur la variabilité du gouvernement de la vie privée en France et au Québec, selon les appartenances de classe et de genre et selon l’origine des individus.
3L’ouvrage repose sur un impressionnant volume de données issues de trois séries d’enquêtes, qui combinent à la fois les méthodes ethnographiques, statistiques et l’analyse documentaire. Les matériaux ethnographiques s’adossent premièrement à des enquêtes de terrain menées au sein de cinq tribunaux de grande instance et de deux cours d’appel en France, ainsi que dans trois districts de la Cour supérieure au Québec. Ces matériaux ont été recueillis avec le Collectif Onze entre 2009 et 2010 et entre 2014 et 2016. Le traitement quantitatif de données judiciaires repose sur la constitution d’une base de données d’affaires familiales en France (400 dossiers relatifs à des décisions rendues en 2007 et 3030 dossiers en 2013), ainsi que sur l’exploitation statistique de plusieurs bases de données constituées par le ministère provincial de la justice au Québec (notamment 2000 ordonnances de pensions alimentaires rendues en 2008). Enfin, la sociologue a étudié les débats et les réformes relatives aux pensions alimentaires qui ont eu lieu en France et au Québec depuis les années 1990.
4Tout au long de l’ouvrage, Émilie Biland relève une série de ressemblances et de dissemblances entre les cas français et québécois au sujet des incidences des politiques publiques sur les populations sur lesquelles elles s’exercent. La chercheuse les rattache à différents facteurs explicatifs : les cultures juridiques (fonctionnement des tribunaux, modèles procéduraux, caractéristiques des professionnel·les de la justice), les configurations politiques (articulation entre pouvoirs publics et mouvements sociaux, ainsi qu’entre l’État judiciaire et l’État social), les normes sociales (définitions sociales des rapports entre les genres et entre les générations). La mise en perspective des modes distincts d’encadrement des séparations conjugales en France et au Québec met ainsi en évidence les différents régimes d’inégalités produits par les institutions au sein des deux contextes. Alors que les deux configurations nationales se rapprochent du point de vue des processus de racialisation, les inégalités de classe sont plus marquées au Québec qu’en France. Quant aux inégalités de genre, elles sont plus présentes en France qu’au Québec.
5La construction de l’ouvrage en cinq chapitres s’arrime à l’analyse de trois moments à la fois interdépendants et successifs liés aux séparations conjugales : l’accès des justiciables aux procédures (chapitre 1) ; les interactions entre les professionnel·les de la justice et leurs publics (chapitres 2 et 3) ; les effets de ces interventions sur les arrangements qui organisent les modes de vie post-rupture des ex-conjoint·es (chapitres 4 et 5).
6En premier lieu, la mise en perspective de l’accès des justiciables aux professionnel·les de la justice ainsi qu’aux procédures de séparation montre que les inégalités entre justiciables se structurent déjà au stade de l’accès aux procédures, qui repose sur une sélectivité socio-économique plus prégnante au Québec qu’en France (chapitre 1). L’enquête souligne ensuite la variabilité des prestataires publics et privés que les personnes séparées sont susceptibles de rencontrer selon leur classe sociale et leur genre (chapitre 2). L’analyse comparée des relations de pouvoir qui se nouent dans les interactions entre les professionnel·les et leurs publics se prolonge dans le chapitre suivant, où l’autrice montre comment la distance sociale entre ces groupes affecte les pratiques de moralisation à l’œuvre dans des procédures caractérisées par l’importance de l’oralité et du consensus (chapitre 3).
7La comparaison des cas français et québécois montre que les différences entre les deux contextes concernent avant tout les conséquences des ruptures conjugales. Émilie Biland remarque qu’à une époque où l’encadrement juridique de la conjugalité se relâche au profit d’une attention croissante à la prise en charge des enfants, les appropriations de la norme de coparentalité diffèrent entre la France et le Québec (chapitre 4). L’enquête montre que l’encouragement à la coparentalité est davantage symbolique en France, où l’on rappelle aux femmes qu’elles ont le devoir de s’occuper de leur enfant tout en faisant une place aux pères, quand bien même les pères séparés qui revendiquent de s’impliquer quotidiennement auprès de leurs enfants sont minoritaires. La coparentalité dispose d’un ancrage plus pratique au Québec, où les inégalités de genre en matière de prise en charge des enfants sont moins prégnantes, du fait que les parents sont plus susceptibles de s’accorder sur le principe de la résidence alternée. La solidarité économique entre hommes et femmes y est également davantage appliquée par la justice. L’autrice souligne à cet égard que la proportion d’ordonnances prévoyant une pension alimentaire a augmenté au Québec et que le taux de perception s’est amélioré grâce au prélèvement par les services fiscaux. Alors que le gouvernement québécois recourt plus volontiers à la contrainte publique pour faire payer le parent débiteur, à l’inverse, en France, la solidarité publique prime sur les transferts entre parents.
8Le chapitre conclusif nuance toutefois l’idée d’un modèle québécois plus égalitaire (chapitre 5). La mise en perspective de l’articulation entre les solidarités publiques et privées dans les deux contextes montre que les femmes démunies le sont d’autant plus au Québec, où les conditions d’accès aux prestations sociales ont été durcies, alors que la politique familiale française maintient pour l’heure une approche de soutien public aux mères — un système qui implique toutefois la surveillance et la moralisation des bénéficiaires.
9Au-delà des cas étudiés, on retient que la comparaison de la construction nationale des inégalités — par l’analyse des trois modes interdépendants de gouvernement de la vie privée déroulés tout au long de l’ouvrage — permet in fine de préciser la place de l’action publique judiciarisée dans le gouvernement des populations. L’analyse des modes institutionnels de reproduction des rapports sociaux proposée par cet ouvrage constitue un apport manifeste à la sociologie de l’action publique, ainsi qu’à la sociologie des rapports sociaux et des inégalités. L’approche théorique et méthodologique développée par Émilie Biland se veut ainsi transposable à d’autres objets et à d’autres contextes, ce qu’augure la traduction de ce livre en langue anglaise par l’éditeur University of British Columbia Press (Biland, 2023).
Biland, É., 2023, Family Law in Action: Divorce and Inequality in Quebec and France, University of British Columbia Press, Vancouver.
Le Collectif Onze, 2013, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Odile Jacob, Paris.
Fiona Friedli, « Émilie Biland, Gouverner la vie privée. L’encadrement inégalitaire des séparations conjugales en France et au Québec », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 65 - n° 4 | Octobre-Décembre 2023, mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 25 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/44538 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.44538
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