« Vos gars doivent être mes yeux et mes oreilles sur le terrain » (Lieutenant Hupin, note de terrain, camp de Canjuers)
1Les armées offrent à la sociologie un laboratoire particulièrement propice à l’observation des socialisations corporelles et sensorielles au et dans le travail. Elles permettent de saisir comment ce dernier passe dans la peau des soldats et comment un groupe professionnel fait corps (Jacquot et Volery, 2019 ; Boussard, 2020).
- 1 Le drill, basé sur la décomposition des gestes en « actes élémentaires » et leur répétition en vue (...)
2Au-delà du modèle de l’institution totale (Goffman, 1968, p. 41 et suivantes), le régiment constitue un cas à l’intersection du monde de l’usine et du club de sport professionnel. Il est le lieu d’une mise au travail contrôlée des exécutants par un encadrement, et d’une production intensive et à grande échelle d’individus considérés aptes au combat armé. À travers leur travail, les soldats sont éduqués et façonnés sur un modèle standardisé. Leurs corps sont à la fois le moyen, l’outil et la cible d’un travail de transformation et d’inscription d’habitudes, d’aptitudes et d’attitudes corporelles et morales particulières. À travers ses techniques d’entraînement et ses techniques pédagogiques1, l’institution militaire vise l’homogénéisation et la stabilisation des conduites de ses membres, ainsi que leur mise en conformité avec ses attentes.
- 2 L’instruction et l’entraînement constituent une large part du temps de travail des soldats. Du fait (...)
- 3 L’exposition des combattants durant plusieurs années aux mêmes conditions de vie et d’activité, à l (...)
3La socialisation professionnelle des soldats combattants s’opère donc sur fond d’une socialisation corporelle qui les enserre dans de multiples dispositifs de contrôle sur lesquels ils n’ont qu’une faible marge de négociation. Comme au sein des clubs sportifs professionnels, cette socialisation est prise dans les rapports productifs et hiérarchiques qui structurent le collectif de travail (Wacquant, 2002 ; Papin, 2008 ; Schotté, 2012 ; Laillier, 2017 ; Thura, 2020, 2021). Hébergés en régiment avec leurs collègues, exposés plusieurs années durant à un entraînement physique et sportif quotidien, à la réitération de séances d’instruction routinières et à l’exécution de manœuvres récurrentes, les jeunes soldats acquièrent progressivement les morphologies, les postures, les gestes et les habiletés tenues pour importantes dans l’exécution de leur travail2. Ce façonnage corporel s’accompagne d’un façonnage moral et disciplinaire, qui peut s’analyser comme le lieu de la transmission de dispositions à sentir, voir, penser et agir en professionnel du combat militaire3. Sous l’œil attentif des instructeurs durant leurs classes (Pinto, 1975 ; Pudal, 2011 ; Teboul, 2017) ou durant leur formation en école pour les officiers (Weber, 2012 ; Coton, 2017), puis sous celui de l’encadrement et de leurs collègues une fois affectés en unités de combat (Lande, 2007 ; Thura, 2014, 2020 ; Poussin, 2018, King, 2019), les perceptions, sensations et raisonnements des soldats sont progressivement ajustés à leurs usages martiaux et tactiques.
- 4 On peut relever une exception notable, à travers les travaux de Benoît Tahon, qui documente l’appar (...)
- 5 Isoler le sens de la vue des autres sens perceptifs ou proprioceptifs a bien évidemment quelque cho (...)
- 6 Par commodité, j’emploierai les termes génériques de « soldats », de « militaires » ou de « combatt (...)
4Bien qu’historiens et sociologues aient prêté attention à l’éducation corporelle des militaires, la question du savoir-faire sensoriel des combattants est restée notablement peu explorée4. Elle a été encore moins pensée comme relevant d’un savoir-faire professionnel. Les sens perceptifs y font pourtant l’objet d’une socialisation explicite, particulièrement le sens de la vue, ce dernier étant tenu pour prépondérant dans la conduite du combat5. On propose donc d’explorer ici comment la culture militaire est faite corps, à travers la fabrique du coup d’œil combattant et tacticien, et à l’aune d’une ethnographie du travail des militaires en régiment d’infanterie (voir l’encadré 1)6.
5Les « practice of seeing », la mobilisation et le façonnage du sens de la vue dans les activités de travail, font l’objet d’une riche littérature, notamment dans le sillage de l’ethnométhodologie et de ses prolongements en France dans le courant de l’action située (Wathelet, 2012). Ces travaux ont mis en évidence les aspects discursifs et cognitifs des compétences visuelles et de leur transmission au sein de communautés de pratiques (Goodwin, 1994, 2000 ; Styhre, 2011 ; Grosjean, 2014). Ils insistent sur la part de réflexivité des agents au-delà de leurs routines d’action, et sur la dimension interactionnelle et situationnelle de la distribution et de la coordination des regards et de l’attention des travailleurs (Hutchins, 1991 ; Conein et al., 1993 ; Joseph, 1994 ; Mondada, 2005). Ces approches fournissent une palette d’outils pour saisir in situ l’usage du sens de la vue dans des activités de travail, sur laquelle on s’appuiera pour examiner l’apprentissage du savoir-voir et le coup d’œil (Grasseni, 2004, 2007 ; Pentimalli et al., 2020) des travailleurs du métier des armes. Ces travaux appréhendent principalement le savoir-voir en tant que compétence cognitive socialisée, individuelle et relativement partagée (ou distribuée) au sein d’une communauté professionnelle : un même « code », de mêmes « standards » ou de mêmes « cadres » d’évaluation de ce qui est regardé et vu (éventuellement susceptibles de débats entre professionnels).
6Tout en tenant compte des apports de cette littérature, on souhaite articuler une dimension plus incarnée, qui tienne mieux compte de la corporalité et de la matérialité des techniques du regard et de la vue. Ce savoir-voir n’est pas seulement une compétence individuelle partagée entre les soldats (une même manière de regarder et d’interpréter ce qui est perçu). Il est aussi le produit d’un champ de vision, c’est-à-dire de forces qui structurent, orientent, guident et induisent l’usage orchestré (en tant que « troupe », que corps collectif) du sens de la vue selon des principes portés par l’institution (et le groupe professionnel). Il s’agit donc d’examiner le caractère socialisé, pleinement incorporé, incarné, et ici hautement institutionnalisé, du sens de la vue.
7On décomposera le sens de la vue (ou la vision) sous deux aspects. D’un côté, on détaillera les techniques du regard et les habiletés à manipuler des outils et des instruments qui supportent et étendent la profondeur de vue (orienter le corps, faire porter le regard dans des directions données, désigner, pointer, viser, prendre des points de repère), en les considérant en tant que techniques du corps instrumenté (Mauss, 2012 [1935] ; Warnier, 1999). De l’autre côté, on se placera du côté des capacités de discernement (identifier, nommer, catégoriser, coder, traduire et interpréter) et des systèmes de représentation qui les sous-tendent. Bien qu’en pratique ces deux aspects ne soient pas dissociables, on aura recours à l’un ou l’autre des deux termes (« le regard » ou « la vue », renvoyant respectivement à ce qui est regardé et à ce qui est (a)perçu et reconnu) pour placer la focale sur l’une ou l’autre de ces deux dimensions. Pour faciliter l’exposition des données, on tiendra (arbitrairement) séparés différents types de méditations — corporelles, techniques et symboliques — bien qu’ils ne le soient guère dans la pratique. Les manières de faire porter le regard et d’utiliser les équipements du combat, les manières de lire le terrain ou d’annoter les cartes, et les manières de discerner des éléments de l’environnement sont intriquées dans l’activité de travail des soldats.
8Trois aspects du savoir-voir des militaires seront explorés à travers les trois parties de l’article. Je m’intéresserai tout d’abord aux médiations corporelles qui permettent de faire porter le regard. On se focalisera ici sur les techniques du corps pour maintenir le contact visuel entre combattants, pour voir sans être vu, pour scruter l’environnement et y prendre des points de repère, pour y évaluer des distances, pour y situer des objets, des bâtiments et des personnes, et pour les viser. J’évoquerai ensuite l’inscription du sens de la vue dans la division du travail militaire. On s’intéressera alors aux médiations techniques et graphiques qui permettent la coordination et l’orchestration des regards des combattants, notamment aux instruments de représentation graphique et aux pratiques scripturales des militaires déployés sur le terrain (annotations de cartes topographiques, schématisation des manœuvres, usage de guides et mémos contenant des représentations graphiques). Dans un troisième temps, il sera question du discernement et des médiations symboliques au soubassement de la capacité des soldats à distinguer des signes (des détails, des traces, des indices) et à les interpréter dans les grilles et les catégories propres au travail militaire. La vue des soldats est ici informée par des attentes transmises durant l’entraînement (s’attendre à voir), et s’articule assez étroitement aux catégories de l’entendement militaire et aux préoccupations de l’institution. Pris ensemble, ces trois aspects éclairent ce qu’on a désigné plus haut par l’expression « champ de vision » : un ensemble de principes qui structurent, orientent et guident in situ le regard et la vue des soldats dans des directions voulues.
Encadré 1. Conditions d’enquête et terrain de recherche
Les données présentées ici ont été collectées dans le cadre d’une enquête portant sur la fabrique des soldats et leur travail, réalisée par observation directe au sein d’un régiment d’infanterie d’une petite agglomération de la région Grand-Est. L’accès au terrain a été rendu possible par l’obtention d’un financement doctoral conjointement porté par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et la Direction générale de l’armement (DGA), et par le soutien apporté par l’Institut de recherche stratégique de l’École Militaire (IRSEM). L’observation s’est déroulée au cours de cinq séjours principaux, durant un total de 14 semaines. Ce travail de terrain a été complété par un séjour d’une semaine à l’École d’application de l’infanterie à Draguignan et un séjour de deux semaines au sein d’un régiment des forces spéciales. L’ensemble de l’enquête a été réalisé entre 2010 et 2014.
J’ai eu l’opportunité d’« embarquer » au sein d’une section de combat sans avoir à endosser l’uniforme. Logé avec les hommes en chambrées et suivant ces derniers lors des entraînements physiques et sportifs, des séances d’instruction et des exercices de manœuvre, j’ai assisté (et, dans une certaine mesure, participé) à leur travail quotidien. N’ayant pu les suivre durant leur déploiement en Afghanistan, je les ai retrouvés à leur retour, lors d’un dernier séjour de terrain.
Les matériaux collectés sont principalement composés de notes prises durant et en dehors des heures de service (observations de situations de travail, discussions informelles avec les soldats, retranscriptions de réunions de l’encadrement, de briefings et de debriefings), d’entretiens individuels enregistrés, de documents qui m’ont été remis ou qu’on m’a autorisé à reproduire, ainsi que de photographies prises au cours de mes séjours. Les noms des militaires cités dans cet article ont été systématiquement anonymisés.
- 7 La tripartition entre officiers, sous-officiers et hommes du rang est homologue à celle qui structu (...)
9La socialisation professionnelle du soldat et l’apprentissage de son métier consiste pour une large part en la mise en œuvre d’un programme d’éducation corporelle porté par l’institution. À travers ce dernier, se transmet la culture motrice professionnelle du soldat (Teboul, 2017 ; Thura, 2020). Courir, sauter, s’accroupir, se jeter à terre, ramper, se hisser, porter, se poster, surveiller, embarquer, scruter, viser, tirer, etc., sont autant de gestes du métier. Ils sont à exécuter de façon coordonnée avec des collègues, sous les ordres de l’encadrement, afin d’atteindre les objectifs fixés et planifiés par les officiers7. Au quotidien, le travail pédagogique et de formation au sein d’une section se fait sous la supervision des sous-officiers (les sergents) et des hommes du rang les plus gradés (les caporaux et caporaux-chefs). Ces derniers animent et surveillent les séances d’instruction génériques et l’entraînement physique ordinaire. Ils endossent finalement le rôle d’instructeurs et de formateurs des plus jeunes et des moins expérimentés. Les chefs de section et leurs adjoints ne prennent en charge que les séances aux contenus plus spécifiques ou qui exigent une certification particulière, comme les instructions au tir.
10L’éducation corporelle du soldat, consubstantielle à sa formation professionnelle, mobilise le sens de la vue de différentes manières : regarder dans des directions dirigées, scruter l’environnement, maintenir l’attention et la vigilance, estimer des distances, faire usage des armes.
- 8 En pratique, entendre les pas des collègues ou le cliquetis des équipements, le frôlement des étoff (...)
11De nombreuses prescriptions enjoignent aux soldats de faire porter le regard autour d’eux, de diriger leur corps et leurs yeux dans des directions voulues par les usages tactiques. « Levez le nez ! », « Arrêtez de regarder vos pompes ! », « Maintiens le contact visuel avec tes camarades ! », « Regardez autour de vous ! Balayez votre environnement, ne regardez pas seulement le cul de celui qui vous précède [dans la colonne] ! », « T’as mal au cou ? Non ? Tu peux tourner la tête alors ? Bon, eh bien sers-toi de ton cou et regarde autour de toi », sont autant de consignes répétées durant les manœuvres. Progresser en troupe implique pour les soldats de se tenir littéralement à l’œil, afin d’ajuster leurs positions respectives, de respecter des distances d’éloignement entre eux, et de garder leur attention sur l’environnement et sur leurs collègues. Ils doivent ainsi veiller à regarder derrière eux pour s’assurer de maintenir le « contact visuel » avec les autres soldats8, et à balayer leur environnement du regard pour s’y repérer et pour tenter d’y discerner des éléments utiles.
Lors d’une manœuvre d’exercice organisée sur un terrain non loin du régiment, un jeune sergent, genou à terre, est absorbé par sa carte. L’officier évaluateur à ses côtés s’agace : « T’es où là ? Il se passe quoi autour de toi ? Décroche de la carte. Faut lever le nez de ta carte, regarde autour de toi ! C’est pas sur la carte que tu vas trouver la réponse » (Notes de terrain, manœuvre au régiment).
12Comme l’indique cet extrait, voir n’est pas qu’une affaire d’yeux ouverts, mais aussi de « nez » levé. Regarder en militaire, c’est se déplacer en faisant porter le regard, en tournant la tête, voire en se retournant tout entier. Il en découle une somme de mouvements, tout un ordre dans les déplacements, des allers-retours des yeux entre le sol et les alentours. Telle est la chorégraphie du soldat en fin de colonne, qui regarde non seulement derrière lui mais se retourne aussi tout entier par une lente rotation des épaules et des bras, pointe son arme vers l’arrière, pivote son bassin, inverse le sens de sa marche, opérant ainsi quelques pas à reculons, avant de terminer une révolution complète et de reprendre sa marche vers l’avant — le tout sans se prendre les pieds dans une racine.
13La formation du regard militaire s’accompagne d’un apprentissage de la « lecture du terrain ». Il s’agit pour le soldat de repérer et d’analyser certains éléments de leur environnement immédiat pour ajuster leurs actions et leurs mouvements. Les soldats sont par exemple conduits à repérer le plus immédiatement possible des endroits propices pour se poster, malgré la précipitation :
Durant une après-midi d’exercices dédiés aux déplacements tactiques, différents groupes simulent des situations de patrouille. Le groupe du sergent Fraisse [sous-officier, chef de groupe] progresse en colonne le long d’un chemin. Soudainement, Fraisse crie : « Contact à gauche ! Contact à gauche ! » [tirs adverses sur la gauche]. Les gars courent quelques pas et se jettent dans les herbes hautes, s’abritant avec les aspérités du terrain [troncs, buissons, talus], face à la direction indiquée par le sergent. Fraisse s’approche alors à grandes enjambées de Chevalier, jeune soldat sorti récemment de ses « classes », et l’invective : « Tu t’es posté comment, là ? Hein ?
— Bah, derrière un arbre, sergent.
— Et tu vois quoi derrière ton arbre ? Hein ? Tu vois quoi là, tu as vue sur quoi ?
— Sur le découvert face à moi.
— Sur le découvert ou sur l’arbre qui est là [il pointe un second arbre situé quelques mètres devant Chevalier] ? Hein ? Sur l’arbre, hein ?
— Euh… oui sergent.
— Bon, c’est bien de te poster rapidement, mais là tu te lèves et tu vas te poster derrière celui-ci [le second], comme ça t’auras en plus vue sur le découvert !
— Oui sergent » (Notes de terrain, camp de Mailly).
14Ils sont aussi éduqués à tenir compte de ce que l’adversaire est susceptible de voir ou non. Ils sont conduits à se projeter dans ce qui peut être ses « lignes de vue », d’ajuster leurs déplacements en conséquence, afin de ne pas se faire « déceler » :
Lors d’un exercice de déplacements en trinôme [trois soldats, soit une « équipe »], le lieutenant Hupin [chef de la section, officier saint-cyrien] adresse quelques remarques succinctes à l’équipe du caporal Fontaine, et plus particulièrement au soldat Chevalier, parce qu’il se place sur des positions où il n’a pas de « visuels utiles ». Son adjoint, le sergent-chef Durant, est plus critique : « Te poster sur un sol blanc alors que tu es en camo [en tenue de camouflage], non mais tu oublies ! Te poster sur la route alors que tu as un buisson à côté pour te poster, tu ou-blies ». Il leur explique ensuite qu’il ne faut pas monter sur la butte pour se poster après : « Non mais n’arrivez pas debout sur la butte comme des fruits ! Vous allez vous faire déceler direct ! […]. Si tu arrives debout, on te voit. Si l’ennemi sait où est l’appui, bah c’est échec mission […]. Vous devez vous servir intelligemment du terrain […]. Vous devez sortir de votre conditionnement […], il faut que vous soyez capables de lire le terrain ».
Quelques jours plus tard, lors de la manœuvre évaluée, le groupe du sergent Rubin est la cible de tirs adverses. Le soldat Giraud, qui n’a que quelques mois de service, court se poster au sommet de la butte de terre de derrière laquelle proviennent les tirs et expose toute sa silhouette avant de se jeter au sol. Le contrôleur d’exercice qui nous accompagne le reprend virulemment : « Toi, t’es mort ! Mais c’est quoi ça ! Ce n’est pas une position pour se poster, bon sang ! Reste debout pendant que tu y es ! ». Giraud, rouge pivoine, redescend de la butte tout en grommelant, visiblement vexé : « C’est n’importe quoi… Je suis dég’ ». Ses camarades et le sergent font la moue : « Non mec, il a raison de toute manière » (Notes de terrain, camp de Mailly).
15Savoir-voir en militaire engage tout un mode de raisonnement (une capacité à « lire », à analyser, à réfléchir et à décider sur le vif, sans prendre le temps d’y penser), et impose un contrôle des gestes et des mouvements du corps. L’acquisition de ce savoir-voir s’opère sous le regard scrutateur d’une autorité (l’encadrement et les collègues plus expérimentés, des instructeurs certifiés par l’institution, des « contrôleurs » habilités lors d’évaluations) qui encourage, sanctionne, rappelle et reconduit les gestes et raisonnements censés être respectés. La capacité à « lire le terrain » pour s’y ajuster indique que la manœuvre militaire ne consiste pas seulement à appliquer benoîtement des mouvements et des gestes édictés (« vous devez sortir de votre conditionnement »). Les soldats sont appelés à les exécuter d’une façon ajustée à la configuration de l’environnement, dans une improvisation réglée avec les circonstances (Bourdieu, 1980).
16Faire porter le regard ne suffit pas, encore faut-il que les soldats apprennent à le maintenir et à rester concentrés sur ce qu’ils voient ou doivent chercher à voir. Le travail du sens de la vue implique un travail individuel et collectif de l’attention et de la vigilance (Joseph, 1994).
17Monter la garde des heures durant, de jour ou de nuit, dans la cabine d’un mirador, à un poste de garde ou dans une guérite, derrière un muret, allongé dans des buissons ou dans le creux d’un fossé, demande de rester concentré et de scruter les alentours malgré l’inconfort, l’absence d’activité, l’ennui et le sommeil. L’encadrement le répète : « les gars doivent rester concentrés », « toujours un œil devant eux », « ne vous laissez pas distraire », « lorsque vous êtes postés, vous chouffez [regardez] ! Automatiquement ! Vous chouffez ! Vous n’êtes pas là à admirer le paysage ou rêvasser. Surveiller, c’est une mission ! ». La garde est aussi un temps de travail au contenu prescrit. L’attention doit y être maintenue, ne serait-ce que de façon flottante. Cela nécessite de la part des soldats de faire preuve d’endurance dans leur vigilance :
La section est postée dans l’attente d’un assaut de nuit sur un village. Il n’est pas loin de minuit, cela doit bien faire deux heures que la nuit est tombée. Allongé derrière son arme, le soldat de première classe Goudet fini par s’assoupir pendant son tour de garde. Laborde lui flanque un coup de pied dans les jambes en disant : « Putain Goudet, tu surveilles quoi là ?
— Moi ? Je surveille le découvert, caporal !
— Te fous pas de moi, c’est pas toi qui surveilles le découvert, c’est le découvert qui te surveille ! » (Notes de terrain, Mailly le camp).
18La perception du moindre éclat de lumière, mouvement lointain d’un véhicule, apparition ou disparition de l’indice d’une activité humaine (fumée ou poussière, silhouette ou mouvement sur une ligne de crête ou à l’orée d’un bois) remobilise l’attention. Mais cette dernière n’est pas qu’une affaire de perception visuelle : l’ouïe lui est complémentaire. Lors d’un « contact » avec l’adversaire, c’est le son du claquement des balles puis celui de la détonation qui révèlent les tirs. C’est parfois à l’oreille que les groupes ou les sections se guident, s’orientent et se repèrent. De même, lors d’une garde de nuit, il arrive que des bruits de pas, des craquements, ou encore des éclats de voix, permettent de déceler une présence, avant même que les soldats n’aperçoivent cette dernière.
19Scruter (regarder avec l’intention d’apercevoir quelque chose) et maintenir l’attention, la vigilance, sont deux aspects de l’usage professionnel du sens de la vue chez les combattants. Il y a là un enjeu crucial, même vital, pour le collectif de travail, source d’une forme d’obligation collective à agir en professionnel concentré et consciencieux, non seulement pour soi-même mais aussi pour les autres. La vigilance n’est pas seulement une compétence individuelle distribuée entre des collègues engagés dans une activité commune de surveillance, elle revêt une forme d’obligation morale faisant l’objet d’un contrôle social au sein du groupe.
20Le savoir-voir militaire s’accompagne d’un savoir montrer et désigner. La coordination des regards nécessite de se doter de repères et de mesures relativement partagés. De nombreux équipements et instruments répondent à cet impératif : coordonnées GPS (global positioning system), cartes, jumelles, télémètres, boussoles, sont autant d’équipements qui permettent le relevé des positions et la transmission d’indications sur des directions à surveiller et à scruter. Leur dotation dépend de la place occupée dans la division du travail militaire. Tous les soldats n’en sont pas équipés, et ceux-ci apprennent donc à composer sans.
21Une façon usuelle de guider le regard des collègues dans une direction particulière consiste à désigner « en direction de mon bras », ou encore à donner un angle d’orientation en se référant au cadran d’une horloge : « éclats de lumière multiples dans la pente, à dix heures par rapport à notre position, à environ un kilomètre ». Un second moyen, courant lui aussi, consiste à trouver un point de repère partagé et à utiliser les mains et les bras comme compas :
Agenouillé derrière un talus, le sergent Caillol vient de faire venir à lui ses deux chefs d’équipe. Ils regardent par-dessus le talus, relevant lentement leurs têtes tout en se tenant à couvert :
« OK les gars, vous voyez le muret là-bas, le petit muret gris, là ? [il pointe du doigt le paysage]
— Les cailloux, là, au poteau ?
— Non, le muret plus à gauche, ouais, à environ deux mains à gauche du poteau, vous le voyez ?
— Ouais !
— Ouais, aussi.
— OK, 31 [le groupe du sergent Beaufils] pense avoir décelé du mouvement. Deux ou trois personnels [individus], suspicion de sonnette [observateur en amont d’une embuscade], je veux que ton tireur [de précision] chouffe le muret pour identif[ication], OK ? (Notes de terrain, camp de Canjuers).
22« À treize heures… », « à environ une main et deux doigts… », ces mesures sont prises à hauteur d’homme en fixant le regard vers l’endroit désigné, parfois en tendant le bras devant soi tout en fermant un œil et en reportant physiquement les indications données. Ces indications sont formulées in situ via des points de repère ad hoc (tel arbre solitaire dans un découvert, un poteau de ligne téléphonique, un muret, etc.). Les soldats plus expérimentés — les caporaux et caporaux-chefs, souvent chefs d’équipe — et les sous-officiers utilisent plus fréquemment ce procédé. Rompus aux manœuvres sur le terrain, ils sont socialisés de plus longue date à la débrouille. L’usage de ces procédés marque ici la fonction (l’appartenance à l’encadrement), ainsi que l’assurance dans sa compétence à faire usage de ces approximations en situation de travail (le savoir-faire du travailleur expérimenté).
- 9 Par opposition à la ligne de crête, le talweg désigne, en cartographie, la ligne joignant les point (...)
23Diriger le regard d’autrui mobilise le langage et la parole. Le vocabulaire topographique et cartographique et le vocabulaire tactique structurent tout autant le savoir-voir et le savoir-montrer que le savoir-lire et le savoir-dire le terrain en militaire. Les soldats apprennent à reconnaître et à désigner des « masques » (éléments du terrain qui coupent la vue, derrière lesquels il est possible de se cacher), des « vues », des « découverts », des « abris », des « lignes de crête », des « talwegs »9, des clairières propices à un « point de recueil », etc. Ils identifient et nomment les éléments du paysage dans une grille de lecture particulière. Cela relève d’une compétence socialement constituée et acquise à distinguer et à évaluer des aspects qualitatifs de l’environnement — spécifier les bâtiments et les constructions, relever la présence d’un cours d’eau, désigner les fossés et les talus, qualifier les voies de circulation qu’ils franchissent ou suivent (piste, chemin, sentier, route) — et à qualifier certaines caractéristiques de la végétation (dense, feuillue, clairsemée, dans laquelle il sera plus ou moins aisé de progresser) et du terrain (plat, accidenté).
24Un autre aspect du savoir-voir militaire réside dans l’appréciation des distances au jugé. Estimer l’éloignement d’une cible, la distance d’une crête ou la longueur entre deux points du paysage est l’un des traits discrets qui signalent l’aguerrissement du coup d’œil du soldat professionnel. Il est fréquent de transmettre des indications chiffrées sur la distance approximative d’un véhicule ou d’une personne aperçue :
« Dans le découvert, à droite, à environ 300 mètres, personnel au pied d’un arbre, non identifié, pas d’armement visible ».
« Sur LIMA 2 [route], un véhicule, type P4 [jeep], roulant à vive allure, à environ 800 mètres de votre position ».
25Avoir « le compas dans l’œil », être habile à estimer « à vue de pif », s’apprend sur le tas. Cet apprentissage passe par un usage entièrement pratique des règles de la trigonométrie, à distance des compétences scolaires et de leurs abstractions. La métrique usuelle employée se fait à la centaine de mètres : 100, 200, etc. Certaines distances reviennent plus souvent, probablement parce qu’elles correspondent aux distances standards de l’art tactique des fantassins : 300 et 600 mètres, qui sont les distances couvertes par les deux équipes qui composent un groupe de combat, respectivement l’« équipe 300 » et l’« équipe 600 », ou encore 800 mètres, 1 kilomètre, 1 kilomètre 200, qui font cette fois écho aux portées des armements en dotation. Les distances sont rarement estimées à un pas plus fin et, lorsque c’est le cas, c’est dans le cadre de l’usage d’armements spécifiques : la commande d’un tir anti-blindé ou bien d’un tir de précision. Des mesures précises sont alors faites grâce à des télémètres laser.
26Ce sont les soldats spécialisés dans l’usage de ces armements, mais aussi ceux manipulant des instruments de mesure précis (les sous-officiers, les officiers), qui semblent les plus aguerris dans l’art d’estimer les distances au feeling, probablement parce qu’ils sont plus fréquemment conduits à estimer des distances à l’œil dans le cadre de leur travail, et parce qu’ils mettent ces estimations à l’épreuve d’une mesure objectivée par l’usage d’un télémètre. Cette mise à l’épreuve leur permet d’ajuster progressivement leurs estimations subjectives des distances avec des mesures objectivées, et ainsi de régler par la pratique leurs compas et télémètre incorporés.
27La pratique du tir articule les différents aspects évoqués jusqu’ici : regard, vue, attention, estimations et calculs. La prise d’une visée mobilise un savoir-faire inséparablement corporel, sensoriel et cognitif. Elle implique la coordination de différents sens et sensations — tant extéroceptifs que proprioceptifs —, de différents mouvements et de différentes parties du corps et organes (dont les yeux), en alignement avec différentes parties des outils du combat (ici les armes à feu).
28Les soldats apprennent à aligner leurs yeux avec les organes de visée de leur arme (l’œilleton et le guidon, ou la lunette de tir), dans différentes positions : debout, allongé, un genou au sol, assis, accroupi, l’arme au sol ou posée sur un muret, avec ou sans usage du bipied, etc. Ces postures sollicitent différemment les muscles des bras, des épaules, du cou, du dos, ou encore la souplesse des articulations. Lors des séances d’entraînement au tir, le chef de section et son adjoint circulent le long du pas de tir et donnent des indications. Ils apportent des corrections aux postures des soldats, notamment des plus jeunes, pour que celles-ci s’approchent au plus près de celles prescrites dans les notices d’instructions au tir. « Œilleton, guidon ! » : rappel scandé presque inlassablement, ces deux mots intiment l’ordre de faire la mise au point du regard sur l’un et l’autre de ces deux éléments de l’arme, et de forcer la vue pour les voir alternativement net et flou. Alors que les postures de tir peuvent être corrigées par les instructeurs, il est impossible de vérifier si les soldats se plient à cet ordonnancement du regard. Cependant, la scansion « œilleton, guidon » rappelle un usage légitime du corps, officiel et tenu pour efficace (Mauss, 2012 [1935]).
- 10 L’usage des compétences scolaires est tendanciellement réservé aux officiers lors de leur formation (...)
29Pour prendre une visée, l’alignement du regard doit s’adapter à la distance et aux mouvements de la cible, à la flèche de la trajectoire du projectile et aux conditions météo (notamment la direction et la force du vent). « Corriger le tir » consiste à rechercher un désalignement mesuré, à estimer le décalage entre le tir et l’impact. Apprendre à faire cette « correction » se fait par essais et erreurs sur le pas de tir — « trop haut », « pied de cible », « un mètre trop bas », « plus à gauche » —, ainsi que par l’usage de schémas rappelant la physique simplifiée des projectiles, leur « flèche ». Lors d’une séance de tir, le sergent Fraisse rappelle à ses hommes qu’à telle distance, ils doivent « penser à tirer bien en pied de cible parce qu’avec la flèche, sinon, vous allez tirer au-dessus ». Ces indications se font à distance de la science physique et des mathématiques : les compétences scolaires disciplinaires ne sont guère mobilisées dans la transmission de la compétence du tir et des ajustements de la visée10. Seules des solutions pratico-pratiques sont abordées à l’entraînement, par le recours aux marques gravées sur les réticules de tir et les organes de visée.
30Prendre une visée et ouvrir le feu engagent le corps tout entier : cela nécessite l’agencement de différentes parties du corps (le tronc, la tête, les membres), l’alignement des organes de la vue avec les organes de visée, l’usage des repères gravés sur les lentilles des lunettes de tir, le respect des prescriptions de mise au point de la vision, puis l’alignement de cet ensemble arme-corps avec la cible. Il faut non seulement des mouvements, mais le contrôle de la respiration, la sollicitation contrôlée des muscles du doigt posé sur la gâchette, afin de presser cette dernière doucement et de déclencher la détonation sans à-coup pour éviter toute déviation de tir (« On souuuuffle, on bloque ; pas de coup de doigt ! »), le tout dans un contexte d’urgence, de stress, dans le bruit des autres détonations et de cris, voire du claquement des impacts des tirs adverses autour de soi. On s’inscrit ici à la suite de Loïc Wacquant et de ses observations sur le corps stratège du boxeur, pour lequel « la maîtrise pratique n’est que de peu d’utilité tant que le geste n’a pas été inscrit dans le schéma corporel », un corps qui « pense et calcule […] immédiatement, sans passer par l’intermédiaire — et le retard coûteux qu’il entraînerait — de la pensée abstraite, de la représentation préalable et du calcul stratégique » (Wacquant, 2002, p. 70-71 et p. 96-97).
31L’usage du sens de la vue chez les militaires saisit donc le corps tout entier. Objet de prescriptions et de consignes, d’encouragements et de sanctions, mais aussi d’obligations réciproques entre collègues, il demande d’exécuter des séries d’actes, de gestes et de mouvements répétées à l’entraînement et censées être effectuées sans (trop) y penser (et tenues pour être des « réflexes »). L’usage du sens de la vue implique aussi des habitudes mentales, un sens du calcul et de l’estimation, du raisonnement, mais encore le partage de catégories de langage (militaire et cartographique, au soubassement d’une lecture commune du paysage et de l’environnement immédiat), ainsi qu’une coordination des regards entre soldats.
32Le savoir-voir militaire est par ailleurs adossé à l’usage de cartes, de photographies aériennes, de schémas et de dessins, qui représentent le terrain physique sur lequel les soldats manœuvrent. Ces documents ont la double caractéristique des écrits analysés dans différents contextes professionnels (Borzeix et Fraenkel, 2001 ; Coton et Proteau, 2012). Ce sont à la fois des moyens de contrôle et de normalisation de l’activité, par lesquels s’imposent des manières de faire (et de voir) — ils cadrent, guident et focalisent l’attention des soldats dans certaines directions, vers certains objets —, et des outils facilitant la visualisation des tâches, la planification et la coordination. Ces écrits et documents embarqués dans le travail militaire obéissent à des formats imposés, sont annotés selon une codification en vigueur dans l’ensemble de l’institution, sont griffonnés dans le cours d’une manœuvre avant d’être effacés et réutilisés. Ils peuvent être dupliqués sur différents supports, sont souvent tirés de manuels de tactique, parfois reproduits de façon plus artisanale. Ils sont généralement conservés dans un carnet de combat. Ces petits mémentos contiennent les connaissances utiles au soldat dans l’effectuation de ses missions. Souvent écrits à la main, ils évoluent et s’enrichissent en cours de carrière, circulent entre soldats et sont transmis comme un legs. Emportés sur le terrain, au fond du sac ou dans une poche du treillis, ils sont à portée de main si besoin.
33Les cartes topographiques sont des instruments graphiques essentiels dans le travail militaire (Boulanger, 2002 ; Chappart et Reynard, 2007). Elles sont présentes sur le terrain, pliées dans le porte-carte plastifié qui pend autour du cou du chef de section, posées sur une banquette de véhicule, à plat sur un bureau ou affichées aux murs des états-majors, projetées lors des briefings, etc. Pas une manœuvre ou mission ne se déroule sans que des cartes ou des photographies aériennes ne soient emportées et manipulées en même temps que d’autres équipements : boussoles, jumelles, cahiers, crayons, etc. Les soldats du rang apprennent à en faire usage et à les lire. Elles servent à l’orientation sur le terrain (regarder dans la bonne direction), à l’élaboration des itinéraires et à l’acheminement à pied vers un point donné, à se positionner par rapport à des points particuliers de l’environnement (comme contourner un hameau, trouver une antenne-relais, se placer à un point donné sur une route, etc.), ou encore à relever et transmettre les coordonnées GPS précises ou approximatives d’une position.
34Les cartes informent le regard que les militaires posent sur leur environnement et le territoire qu’ils arpentent. Elles imposent une grille de lecture du paysage, un langage, et un mode de vision relativement partagé entre leurs utilisateurs. Un sommet, une antenne, un groupe de bâtiments, des ruines de bergeries, une route ou un chemin, deviennent d’autant plus visibles qu’ils figurent sur une carte. Tout comme la liste écrite et le tableau contribuent à la domestication du raisonnement (Goody, 1979), les cartes sont des instruments qui structurent la vue. Elles encadrent la cognition dans leurs bords, dans leur lexique graphique et dans leurs classifications (Latour, 2011 [1986]). À l’instar des graphiques d’entreprise utilisés par les cadres, les cartes permettent d’adopter une position de surplomb sur le réel, de l’aborder de manière abstraite et totalisante (Pinto, 1987). Elles demeurent d’ailleurs un instrument principalement placé dans les mains des officiers, qui en font un usage récurrent. Ils sont les seuls à avoir une idée complète de la manœuvre, là où les soldats du rang n’en connaissent que la portion qui les concerne directement. Elles assurent ainsi une position de surplomb des officiers sur leurs hommes, tant dans la conception que dans la conduite de la manœuvre.
Deux jeunes aspirants [élèves saint-cyriens] qui réalisent leur stage de commandement en régiment passent par le bureau de la section, où ils sont accueillis par le lieutenant Hupin. Ils lui expliquent qu’ils viennent prendre des conseils pour réaliser un exercice d’analyse de terrain. Hupin leur prête un fascicule qu’il sort d’un des tiroirs de son bureau et dans lequel est redétaillé le b-a ba de l’analyse terrain. « Par contre, il s’appelle revient, hein ? [Se tournant vers moi] Je ne m’en sépare pas de ce truc, il est vachement pratique, il y a tout dedans. C’est un instructeur à Saint-Cyr qui nous l’avait filé, un vrai trésor de poche ». Il leur montre et explique le principe sur une carte : « Vous regardez dans votre secteur de mission, et vous relevez en bleu tous les points bas, et en rouge tous les points hauts. Ça va vous permettre de dégager les lignes de crête et les talwegs pour faire votre analyse du terrain ». Les deux sous-lieutenants s’appliquent à reproduire les tracés en question sur leurs propres cartes (Notes de terrain).
35L’usage des cartes par les officiers s’accompagne presque systématiquement d’un travail d’annotation (voir la figure 1). Elles sont aussi un support qui leur permet de projeter virtuellement des informations sur le paysage. Il est possible de les enrichir de nombreuses informations considérées comme pertinentes d’un point de vue tactique : tel axe routier devenant une limite de progression à ne franchir que sur ordre, tel point coté devenant un point de rendez-vous, tel ensemble de bâtiments pouvant être sécurisé et devenir le cas échéant un point de recueil, telle clairière devenant un potentiel point d’évacuation de blessés par hélicoptère. Y figurent aussi les positions et les mouvements envisagés des troupes, leur organisation et leur articulation au sein du dispositif tactique.
Figure 1. Cartes et schémas préparatoires annotés par des officiers lors d’une manœuvre
Photographie de l’auteur.
36À travers la description des techniques du regard et de l’usage des cartes, commencent à s’esquisser quelques principes directeurs de la vision des militaires : des lignes (de vue, de mire, de crête), des axes (routiers), des courbes (de niveau, balistiques), des flèches directionnelles.
37La figure 2 est une image aérienne d’un détail de terrain où va se dérouler un exercice de sécurisation d’un village. Elle a été annotée par le lieutenant Hupin et empruntée par le sergent Beaufils pour « briefer » ses hommes. Rassemblés autour de lui, il leur détaille quelles seront leurs missions dans le dispositif tactique de la section, sur la base de ce document. L’œil socialisé à la symbologie militaire peut y reconnaître les différents éléments qui y figurent : les unités, leurs orientations et leurs secteurs d’observation, ainsi que certaines de leurs missions (« surveiller », « interdire »). Ces indications informent à l’avance les soldats quant à leur répartition sur le terrain et à ce sur quoi ils devront concentrer leurs regards en fonction de leurs missions. Le sens de la vue des soldats se trouve inscrit dans la division du travail militaire et sur les plans, distribué, organisé et orchestré (qui regarde par où, quoi et à quel moment).
Figure 2. Image aérienne annotée par le lieutenant Hupin
Photographie de l’auteur.
38Ce mode de représentation n’est cependant pas réservé aux officiers et à leurs manuels, il se diffuse jusque dans le rang. La figure 3 est tirée du carnet de combat du caporal-chef Pompuis. Elle reprend une perspective en surplomb, qui représente une manœuvre standard en isolant les éléments topographiques considérés comme pertinents du point de vue tactique (les routes, un cours d’eau, un pont, des reliefs, des végétations pouvant offrir des masques, la position probable de l’ennemi, l’objectif). Ces deux schémas obéissent aux mêmes principes générateurs. Ils sont porteurs du même mode de vision institué. Ils procèdent d’une manière de voir typique des militaires professionnels, qui se distribue depuis les états-majors jusque dans les musettes de combat.
Figure 3. Photographie d’une page du carnet de combat du caporal-chef Pompuis : la patrouille
Photographie de l’auteur.
39L’inscription (littérale) des regards sur les cartes, et la projection du contenu de la carte sur l’environnement, participent de la formation et de l’homogénéisation de manières de voir militaires : cartes et schémas permettent une codification et un surlignage (Goodwin, 1994), ainsi qu’une représentation homogène et (censément) partagée de ce qui est aperçu ou vu dans les cadres de la tactique. Plus que cela, le regard et la vue des soldats se trouvent ainsi inscrits dans la division du travail militaire, puisque cartes et schémas contribuent en pratique à la distribution différenciée du sens de la vue selon le grade et la fonction. Les soldats placeront leur regard dans différentes directions et fixeront leur attention sur certains éléments plutôt que d’autres : un bois et un découvert pour tel trinôme, les bâtiments de l’autre côté de la vallée et plus particulièrement leurs fenêtres pour le trinôme voisin, les axes routiers et les collines à un kilomètre pour le pilote de vab (véhicule à l’avant blindé, servant au transport des groupes de combat) et pour le radio-tireur derrière son armement lourd, etc.
40À travers l’usage des instruments de représentation graphique se matérialise un champ de vision professionnel, c’est-à-dire des dispositifs qui structurent subjectivement l’usage de la vue chez les professionnels du combat tout en étant objectivés sur les cartes et les plans par les annotations qui y figurent. Ce champ de vision est un espace dans lequel les regards sont orientés et orchestrés par des forces sociales : ils s’alignent et convergent vers un point de vue particulier, porté par l’institution, à travers ses modes de représentation (ses outils graphiques), ses règles et principes de distribution (des regards et de l’attention dans des directions déterminées par l’art tactique), et ses grilles d’interprétation (la manière de percevoir et d’interpréter des éléments particuliers de l’environnement). Cependant, ce champ de vision n’est pas seulement organisé par l’outillage graphique. Il implique une socialisation plus générale du discernement des soldats, par l’imposition et le partage de représentations, de manières de déchiffrer, de lire, de reconnaître et d’interpréter ce qui est aperçu sur le champ de bataille.
- 11 Deux cadres d’analyse s’articulent ici : d’un côté, l’anthropologie des practices of seeing et des (...)
41Si les cartes et les modes de représentation militaires du « terrain » conditionnent la vue des soldats, ces outils ne sont qu’une des composantes des cadres dans lesquels s’organisent leur perception et leur interprétation de « ce qui se passe ici » lorsqu’ils sont engagés en manœuvre ou sur le champ de bataille (Goffman 1991). Le savoir-voir militaire est adossé à des catégories forgées à travers l’histoire de l’institution. Elles permettent de nommer, désigner et interpréter ce qui est perçu, et participent à l’organisation du sens du discernement des soldats11. Ces catégories et grilles d’interprétation ont trois sources. Elles sont le produit des préoccupations stratégiques du moment pour les décideurs politiques et le commandement. Elles sont aussi le produit de la sédimentation de l’histoire de l’art tactique et des connaissances constituées par l’expertise militaire dans différents services. Elles sont enfin issues de l’expérience et de la mémoire collective constituée localement dans les régiments au cours de déploiements récents.
42Cet appariement entre les catégories de l’institution et le sens socialisé de la vue des soldats s’observe notamment — mais pas seulement — dans les pratiques d’« identification » (ou « l’identif’ ») de l’adversaire, et dans l’exacerbation de l’attention vers la détection des pièges explosifs. Ces deux types de situation éclairent la façon dont la vue des soldats est structurée par la recherche d’indices particuliers tenus pour pertinents et interprétés comme des signes cruciaux dans la conduite de leur travail.
43Au cours de leur carrière, les soldats apprennent à reconnaître ce qui relève de la figure de l’« ennemi » en tant qu’individu ou objet concret, « identifiable » sur la base de traits ou d’indices caractéristiques (dont le premier est classiquement le port de l’uniforme). Dans les procédures de travail, l’identification (la catégorisation d’une personne en tant qu’« ennemi » ou non) est une étape censée déterminer la suite des actions, mouvements, déplacements et paroles à exécuter. Cette étape est légalement préalable à toute ouverture du feu. Elle se caractérise par la rencontre entre ce qui est perçu par les soldats et les catégorisations en vigueur dans l’institution, certaines très génériques — « personnel », « ennemi », « allié » —, d’autres plus contextuelles à un théâtre d’opération — « insurgé », « taleb » (taliban), « berger », « trigger » (déclencheur), « sonnette » (les « sonnettes » sont des informateurs qui préviennent les combattants en amont d’une embuscade).
44Tout d’abord, à la manière d’ornithologues capables de reconnaître un oiseau à son envergure, la forme de ses ailes, son plumage, son vol et son chant, les soldats apprennent à discerner des indices glanés sur les vêtements, les équipements ou les véhicules. Les motifs du treillis, les insignes et drapeaux, les armements, ou bien la forme des véhicules, constituent autant de traits remarquables pour un œil rendu averti lors d’instructions, de tests en salle de cours et d’exercices grandeur nature.
45Les conduites des individus rencontrés sur les théâtres d’opérations forment une seconde famille d’indices. Les services de renseignement agrègent les observations « remontant » du terrain, les comptes rendus de mission, puis formalisent et cataloguent des « modes d’action adverses », utilisés comme modèles de référence par les unités pour simuler des manœuvres. Ces « modes d’action » ne sont pas seulement décrits dans des manuels, ils se diffusent aussi entre les unités, directement d’hommes à hommes, et s’étoffent d’observations et anecdotes glanées en opérations :
L’instructeur, un sergent-chef revenu d’Afghanistan il y a de cela quelques mois, fait son laïus à la section.
« Bon, déjà, il faut bien que vous ayez en tête que le taleb de base n’a pas d’uniforme. Leur tactique, c’est de se fondre dans la population. Donc impossible de reconnaître un fermier d’un insurgé. […] Vous ne savez jamais, vous n’êtes jamais sûr de qui vous avez en face. […] Après, il y a des indices ! ». Quelqu’un lance : « le fusil ! ». « Non, justement ! Je l’attendais celle-là ! Là-bas, les mecs c’est des bergers, ils protègent leurs troupeaux, ils se baladent avec leurs fusils dans le dos. Donc ça, non, faut pas asmater [tirer sur] le premier gus qui court avec un fusil dans le dos, c’est échec mission. Je suis sérieux. Non, par contre, déjà, les gars en pick-up avec la mitrailleuse à l’arrière, là… bon. Puis les gars en groupe, quatre ou cinq, là pareil, méf[iance], ça pue. […] Évidemment, si vous vous faites tirer dessus, y a pas à réfléchir. Par contre attention, faut pas bondir au premier coup de feu qui claque au loin. […] Sinon, il y a aussi le gars sur son caillou, à 200 mètres de la route, là, qui a l’air de chouffer. Lui pareil, on ne sait pas, souvent il a des moutons avec lui. C’est un berger, c’est une sonnette… ? La plupart du temps, le mec c’est juste un berger. Mais si le gars sort un téléphone, là déjà… Méf’ encore… Ou alors s’il sort des jumelles, s’ils sont plusieurs, bah là les gars, c’est des talebs quoi, faut rendre compte […] C’est des indices, hein ? […] Il faut rester vigilant » (Notes, préparation au déploiement, camp de Canjuers).
- 12 Les cas limites tels que les situations dans lesquelles des enfants ou adolescents sont présents — (...)
46Ainsi, l’identification consiste à remobiliser des catalogues d’indices évoqués et appris à l’entraînement, à chercher à les voir, puis à les traduire dans les grilles d’analyse et les catégories de l’entendement de l’institution (ici du renseignement militaire). Les soldats sont dès lors sensibilisés — rendus sensibles — à certains détails, qui deviennent d’autant plus remarquables (et remarqués) que les soldats ont été entraînés à les rechercher et à les distinguer plus spécifiquement : notamment le port et l’usage d’équipements pouvant servir à l’observation ou à la communication (jumelles, téléphones), ou les gestes vus et reconnus comme équivoques (regarder de manière fixe en direction d’un convoi, courir puis s’accroupir derrière des rochers). À travers les exercices conçus par l’encadrement et par des miliaires récemment rentrés du théâtre d’opération, l’incertitude s’immisce dans le coup d’œil du combattant, qui doit mener l’enquête en scrutant le monde qui l’environne, incité par ses formateurs et ses collègues à constamment rester sur ses gardes, sur le qui-vive, à voir au-delà des apparences normales et à déceler tout indice pouvant être interprété de manière équivoque selon les filtres de l’institution12.
47Si l’indentification prend la forme d’un savoir ad hoc tiré de l’expérience du terrain, les catégories qui la sous-tendent sont aussi le produit d’une histoire sédimentée dans les armées. « Le taleb » (surtout si « infiltré dans la population »), « l’insurgé », « le berger », « la sonnette », le « trigger » ne sont pas que des figures produites sui generis en Afghanistan. Elles puisent dans la mémoire collective militaire d’une doctrine établie durant la guerre d’Algérie (Rigouste, 2011), réactivée par la redécouverte et la circulation des textes de Roger Trinquier et de David Galula (Chareyron, 2010). Lorsque les soldats voient un « insurgé » dans les pentes des montagnes de la Kapisa, ils discernent à travers des cadres de l’expérience hérités d’une part d’histoire incorporée (et oubliée). Ils se font porteurs et reproducteurs d’une « vision du monde » historicisée, avec des figures de l’adversaire stylisées selon les époques et au gré des conflits passés.
48Lors de l’enquête, le régiment préparait son déploiement en Afghanistan. Plusieurs mois durant, les soldats furent intensément entraînés à faire face au risque des pièges explosifs (ou IED, pour improvised explosive device). À quelques semaines du départ, les manœuvres d’exercice impliquent presque systématiquement la recherche ou la présence d’un IED. Des soldats de l’arme du génie (en charge de leur détection et de leur désamorçage) sont associés aux fantassins dans les manœuvres, et forment les soldats à leur détection. Instructions en salle de cours et présentations en amphithéâtre sont l’occasion de diffuser des clichés d’IED prélevés en Afghanistan, afin d’en expliquer le fonctionnement et les effets : réutilisation de mines anti-char, accumulation de 200 kg d’explosifs sous une route, chaîne d’explosifs déclenchée simultanément ou en différé pour piéger les équipes de secours, etc. Des photographies étayent systématiquement ces présentations. Elles donnent à voir et participent ainsi à aiguiser la vue, à faire en sorte que les soldats s’attendent à apercevoir ceci ou cela et à y porter attention. La répétition de ces séances d’instruction, qui s’accompagnent d’exercices pratiques, les prépare — les prédispose — à rechercher et à apercevoir certains détails. Lors d’une autre séance, en salle de cours cette fois, l’instructeur, un sous-officier EOD (pour « élément organique de déminage », c’est-à-dire spécialisé dans la neutralisation des explosifs) présente une série d’images :
« Vous devez être attentif à tout : un morceau de bitume pété sur la route et de la terre retournée ? IED. Un fil qui dépasse ? IED. Un petit tas de terre qui part perpendiculaire à la piste ? IED. Une marque à la craie sur un mur ? IED. […] On a même trouvé un IED dans un cadre de vélo, sur le bord d’une piste. Dans les tubes du vélo. Ils avaient piégé le vélo » (Sergent-chef EOD de l’arme du génie, instruction contre-mesure IED, camp de Mailly).
49Le regard et la vue sont rendus attentifs : les soldats racontent scruter et rechercher la moindre trace, le moindre détail qui, perçus à travers les filtres du discernement militaire, sont compris et reconnus comme de potentiels explosifs. La répétition des instructions, le sérieux exigé des soldats à leur propos, participent à façonner des attentes fortes chez eux, et produisent une appréhension (au double sens de crainte et de faculté de saisir), à la limite de la psychose professionnelle. À la sortie d’un énième cours donné sur « la menace IED », le soldat de première classe Pierre me lance :
« Ils nous rendent paranos avec leurs amphis IED, on va être fou durant nos premières sorties… On va voir des IED partout ! ».
50On touche peut-être ici à ce qui pourrait constituer les conditions sociales d’une forme de paranoïa professionnelle, à la fois suscitée et tenue sous contrôle au sein de l’institution. C’est ce dont les hommes témoignent à leur retour :
« On checkait partout, tous les cailloux ! On était fous ! » (Entretien avec le soldat de première classe Mathurin).
« Franchement, les deux premières semaines, c’était chaud. Le stress des IED et tout. Quand j’étais en tappe [trappes de toit à l’arrière du véhicule par lesquelles deux soldats surveillent les alentours], ouais… La moindre motte de terre tu te poses des questions » (Entretien avec le soldat de première classe Maillard).
« Tu te souviens, le gars qui nous avait parlé du vélo ? Putain ! Mais moi, j’étais comme un fou pendant les premières sorties !
— C’est trop vrai. Des IED partout, il y avait des IED partout ! La moindre boîte de conserve c’était un IED. J’en voyais partout, j’te jure » (Entretien avec les caporaux Jacquemin et Gaillard).
51Au moment des observations, la majorité des soldats blessés et tués en Afghanistan le sont à l’occasion d’une explosion d’IED (Lafaye, 2016). L’attention et le discernement sont alors orientés vers le sol, les abords de la route, les objets ou les traces pouvant servir de repères visuels, les monticules de terre dans les champs, etc. Il faut un œil socialisé au sein d’un collectif bien particulier lui aussi, pour que ces indices prennent tout leur sens et soient les moteurs de toute une série de paroles (avertir le binôme, rendre compte aux supérieurs) puis de gestes déterminés (réagir selon les procédures « drillées », c’est-à-dire répétées à l’entraînement).
52Socialisation du discernement des soldats et champ de vision militaire sont liés. À travers les catégories et les grilles d’interprétation portées par l’institution et transmises dans le travail des soldats, sont mobilisés tout un ensemble de traits qui dénotent et connotent ce qu’ils sont censés et susceptibles de voir. Les soldats ne font pas que nommer ni interpréter (correctement ou non aux yeux de l’institution), ils scrutent autour d’eux de façon orientée et encadrée. La socialisation de leur discernement les dispose à regarder le monde qui les environne d’une manière caractéristique et typique, propre à leur groupe professionnel, et dans des circonstances données, lors de leur déploiement en opérations.
53En régiment, le sens de la vue des soldats est mis au travail à toutes fins utiles. Il fait l’objet d’une éducation explicite qui tend à aligner les manières de regarder et de voir des soldats dans des directions et selon des principes déterminés par l’institution militaire. Progressivement ajustées à leurs finalités martiales, les manières de regarder et de voir des militaires sont façonnées tout au long de leur carrière, selon des principes relativement homogènes et convergents, mais aussi relativement différenciés selon le poste qu’ils occupent.
54S’observe ici la façon dont l’institution militaire cultive des compétences visuelles chez ses membres. On voit à l’œuvre non seulement le partage et la distribution de ces compétences visuelles au sein du collectif, mais surtout leur orchestration, au sens d’une répartition qui s’impose aux soldats et qui les lie entre eux par le biais d’un champ de vision (des forces sociales qui orientent les regards, la vue et le discernement). On a ainsi cherché à rendre plus concrète la façon dont les perceptions sensorielles peuvent être appréhendées comme des compétences incorporées par les soldats dans le cours de leur travail. Ces compétences sont socialisées au sein d’une institution qui met en œuvre de puissants dispositifs d’imposition de conduites, et qui tente d’ancrer dans les corps et les esprits des manières de faire, de voir, de comprendre qui lui sont propres.
55Au-delà de la description des particularités d’une manière de voir au sein d’une communauté de pratique et autour d’une activité relativement spécifique, se pose la question de l’empreinte laissée par le travail des compétences visuelles sur les soldats. Sont-elles susceptibles de circuler, d’être transposées et valorisées vers d’autres espaces professionnels ? Les cadres de la perception militaire font-ils l’objet d’emprunts et de réappropriation par d’autres groupes professionnels, notamment les métiers de la sécurité ? Cette question laissée en suspens invite à envisager comment des manières de voir circulent entre métiers ou groupes professionnels tenus pour distincts, afin de mieux saisir comment les corps des travailleurs contribuent à véhiculer les savoir-faire professionnels.