Afficher l’image
Crédits : Armand Colin

1L’évolution « illibérale » d’un nombre croissant d’États à travers le monde repose aujourd’hui dramatiquement la question des libertés académiques et de leur défense. Il y a dix ans, un ouvrage dirigé par Sylvain Laurens et Frédéric Neyrat (2010) avait ouvert un premier débat, centré à l’époque sur la judiciarisation croissante de la recherche. Le volume collectif codirigé par Philippe Aldrin, Pierre Fournier, Vincent Geisser et Yves Mirman s’inscrit dans un contexte renouvelé : aux poursuites en diffamation des enquêtés s’ajoutent désormais les remises en cause politiques de la démarche même des sciences sociales, et de sa dimension critique. L’ouvrage récent de Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel (2022) répondait déjà à ces attaques sur un plan épistémologique : à l’illusoire neutralité de la recherche, il opposait le modèle d’une science nécessairement située, mais réflexive. L’enquête en danger se concentre quant à lui sur une conséquence pratique de cette suspicion politique : les différentes formes de surveillance qui s’exercent sur les enquêtes de terrain en sciences sociales, analysées à travers 17 chapitres qui décrivent autant d’enquêtes réalisées dans des contextes diversifiés.

2L’introduction du livre propose un premier éclairage sur les changements socio-politiques responsables de ce durcissement. Le premier facteur est donc la politisation croissante de la recherche en sciences sociales et de ses usages : l’importance du cadrage public des enjeux politiques ou de la représentation des groupes sociaux met alors les sociologues en concurrence avec d’autres instances de production de savoirs (agences publiques, organisations non gouvernementales, think tanks), mais les place aussi face à la prétention des enquêtés à contrôler les savoirs produits sur leur compte. Cette évolution a eu des effets bénéfiques lorsque les universitaires interagissent avec des groupes socialement dominés, mais elle les expose également aux pressions des administrations ou des entreprises soucieuses d’éviter toute enquête. Cette nouvelle vulnérabilité pose la question des instances chargées, au sein des universités, d’assurer l’indépendance de la recherche — question particulièrement problématique à la lumière de la seconde évolution affectant les sciences sociales : la forte bureaucratisation du management de la recherche. Cette nouvelle logique place la gestion des enjeux éthiques des enquêtes entre les mains d’acteurs bureaucratiques (membres de comités d’éthique ou « fonctionnaires sécurité ») dont le pilotage est de plus en plus sensible aux exigences du marché ou aux orientations politiques des gouvernements — mais qui sont nettement moins prompts à protéger les universitaires.

3Cette problématique initiale fournit une grille de lecture des chapitres qui suivent : comme le résument Gilles Chantraine et David Scheer à propos de l’espace carcéral qu’ils étudient, il est désormais nécessaire d’intégrer à l’analyse les acquis des surveillance studies pour comprendre les enjeux méthodologiques posés par la plupart des enquêtes de terrain. D’un objet de recherche à l’autre, les traits inhérents à la surveillance se retrouvent en effet : l’asymétrie dans la maîtrise de l’information (le surveillant en sachant plus que le surveillé), l’incertitude des chercheurs sur la réalité de la surveillance, sur l’identité de ceux qui l’exercent, et sur l’étendue de ce qu’ils savent sur leur compte. Les situations de terrain relatées au fil de l’ouvrage reviennent ainsi régulièrement sur les conséquences paranoïaques de cette incertitude, lorsque les enquêtés sont suspectés d’être des « mouchards » chargés de contrôler l’enquêteur, et que leurs actions les plus anodines peuvent s’interpréter comme une tentative de censure ou de manipulation.

4Les effets d’une telle surveillance sur la recherche sont complexes : si elle peut régulièrement faire obstacle aux enquêtes, elle contribue également à les produire. Elle impose tout d’abord des réorientations dans les terrains et dans les approches, voir des changements d’objet. Mais elle modifie également le rapport à l’enquête à travers une « socialisation à la peur » qui peut paralyser mais qui peut aussi, quand le retour réflexif est possible, être constituée en objet d’étude. L’ouvrage lui-même participe d’une telle réflexivité : plusieurs contributeurs présentent ainsi leur chapitre comme une occasion inédite d’analyse des pressions subies en cours d’enquête mais habituellement tues.

5Le volume décline ces analyses en trois parties, qui rapprochent de manière heuristique des enquêtes effectuées dans des contextes « démocratiques » et d’autres qui relèvent de « situations autoritaires ». S’il ne s’agit certes pas de mettre tous les régimes sur le même plan, les différentes contributions mettent en évidence un continuum de la surveillance interdisant de cloisonner ces deux mondes. C’est ce que montre la première partie, centrée sur la confrontation entre la recherche et les nouvelles normes sécuritaires et managériales en démocratie. On y trouve en effet surtout des enquêtes consacrées à des organisations relativement fermées et désireuses de contrôler la diffusion d’information à leur sujet — police, prison, grandes entreprises. Les enquêtes évoquées s’intéressent également à des groupes (gens du voyage, détenus, militants interpellés ou petits employés) ordinairement gouvernés sur un mode autoritaire dont les chercheurs font également l’expérience. Si la surveillance n’est donc pas une nouveauté sur de tels objets, les contributions montrent son accentuation récente : à la fois parce que les logiques sécuritaires font désormais des chercheurs des suspects à suivre de près, mais aussi parce que le caractère connecté des recherches facilite un tel suivi — qu’il s’agisse d’écouter un smartphone, ou de surveiller ou intimider une enquêtrice sur les réseaux sociaux. Un entretien avec Félix Treguer, sociologue et co-fondateur de La Quadrature du Net, revient sur la faible réaction des institutions universitaires face à cette surveillance numérique. Les contraintes ne sont pas moindres lorsque c’est cette fois une entreprise privée qui finance l’enquête, celle-ci pouvant être orientée mais aussi instrumentalisée dans les luttes internes entre directions et départements.

6La seconde partie change de focale, pour saisir l’exercice de la surveillance sur les chercheurs par les enquêtés comme par leurs pairs. Les contributions restituent alors finement la complexité du positionnement des chercheurs au sein d’organisations par excellence « disciplinaires » : entreprise, famille, parti politique ou établissement de « déradicalisation ». Sur ces différents terrains, la position d’extériorité de l’enquêteur peut d’abord lui permettre de démystifier la surveillance : redoutée, elle est en fait intermittente, voire mise en scène par des responsables soucieux de justifier leur rôle. Elle l’expose également à diverses stratégies de contrôle : il peut s’agir de les neutraliser par une surveillance étroite, mais aussi d’en faire eux-mêmes des auxiliaires de la surveillance. Face aux compromis que suppose nécessairement ce travail ethnographique, le champ académique s’avère, quant à lui, inégalement protecteur. Deux contributions soulignent à la fois l’inadaptation des normes imposées par les comités d’éthique, et la violence des pairs face à des enquêtes de terrain jugées trop « proches » des organisations étudiées.

7La dernière partie conclut cette réflexion en proposant quelques pistes de « reconstruction » de la recherche, à partir de cinq expériences en contexte autoritaire (Jordanie, Syrie, Algérie, Égypte et Turquie). La surveillance se fait alors d’autant plus étroite et violente, contraignant les enquêteurs à inventer des stratégies de contournement diversifiées : changer de terrain, travailler sur des élites moins contrôlées, constituer l’interdiction même de la parole libre en objet de recherche. Les différentes contributions insistent toutefois surtout sur la prise en compte encore insuffisante de ces situations émotionnellement épuisantes par l’institution universitaire.

8Cette démarche résume à notre avis l’intérêt de l’ouvrage, en ce qu’elle définit deux réponses conjointes au nouveau régime de surveillance de la recherche : en premier lieu, la nécessité d’une protection hiérarchique des chercheurs et chercheuses. Ensuite, l’intégration aux résultats de la recherche de la surveillance exercée par les enquêtés : elle n’est ni une péripétie technique, ni même un problème de méthode, mais constitue désormais un axe d’analyse de la plupart des objets sociologiques.