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Comptes rendus

Antonio Delfini, Julien Talpin et Janoé Vulbeau (dir.), Démobiliser les quartiers. Enquêtes sur les pratiques de gouvernement en milieu populaire

Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2021, 286 p.
Camille Hamidi
Référence(s) :

Antonio Delfini, Julien Talpin et Janoé Vulbeau (dir.), Démobiliser les quartiers. Enquêtes sur les pratiques de gouvernement en milieu populaire, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2021, 286 p.

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Crédits : P.U. Septentrion

1Cet ouvrage collectif s’intéresse aux pratiques de démobilisation de l’action collective, aussi qualifiées de « répression à bas bruit » par les auteurs et autrices, dans les quartiers populaires français. Il analyse les « formes institutionnelles ordinaires de répression », qui prennent notamment trois formes selon eux : « des pratiques de disqualification, de marginalisation et de cooptation de la part des pouvoirs publics » (p. 16). L’ouvrage vise à apporter des explications complémentaires aux analyses déjà nombreuses portant sur les luttes de l’immigration et des quartiers populaires en France. Celles-ci documentent une longue histoire de ces mobilisations depuis la décolonisation, mais une histoire hachée, marquée par des difficultés à transmettre la mémoire des luttes, à capitaliser sur les mouvements passés et à remporter des conquêtes politiques. En parallèle des travaux qui mettent l’accent sur les carrières individuelles et les dynamiques microsociologiques de démobilisation (Fillieule, 2005), les auteurs et autrices cherchent ici à mettre l’accent sur des facteurs structurels de démobilisation, et plus précisément sur les dynamiques qui tiennent aux pouvoirs publics. Ils et elles suivent en cela des travaux états-uniens portant sur l’intrication entre mobilisations en faveur des droits civiques, accès au pouvoir politique et répression (Thompson, 2005 ; Katz et Sugrue, 2012) et les travaux plus connus en France sur la répression des mouvements sociaux et la gestion du maintien de l’ordre (Fillieule et Della Porta, 2005 ; Waddington et al., 2009).

2En s’appuyant sur cette littérature, les coordinateurs distinguent ici trois dynamiques de démobilisation : la disqualification (sous couvert d’accusations d’islamisme, de délinquance ou de communautarisme notamment) ; les entraves matérielles (fermeture de locaux, suppression de subventions…) et la canalisation. Celle-ci peut prendre plusieurs formes : les pouvoirs publics peuvent choisir de contourner un collectif, en faisant émerger une autre structure plus encline à négocier avec eux ; réorienter la cause de la lutte par le canal des appels à projets et des financements ; coopter tel ou tel leader associatif, ou encore désamorcer une mobilisation par le clientélisme.

3L’ouvrage est tiré d’une journée d’études, et après une introduction des trois coordinateurs de l’ouvrage qui présentent cette approche, il aborde différents terrains de recherche et périodes historiques : les mobilisations sous contraintes répressives dans le bidonville de Nanterre de la guerre d’Algérie aux années 1990 (Victor Collet) ; la démobilisation des Jeunes Arabes de Lyon et de banlieue (JALB) à mesure de l’entrée en politique de la dirigeante de ce collectif (Foued Nasri) ; la manière dont les archives du ministère de l’Intérieur révèlent les formes de classification des musulmans au cours des années 1990 (Margot Dazey). D’autres textes portent sur une période plus contemporaine, et s’intéressent aux effets démobilisateurs de la politique de la ville. C’est le cas du texte de Janoé Vulbeau sur les effets des projets de rénovation urbaine, de celui de Thomas Chevallier sur les effets des modes de financement sur l’évolution d’une association lilloise, de celui de Romain Gallard, qui étudie les pratiques de disqualification d’un leader associatif soupçonné de radicalisation islamiste, et enfin de celui de Benjamin Leclercq sur le développement social urbain (DSU) et la manière dont il se substitue aux associations de locataires en habitations à loyer modéré (HLM). Faisant une excursion dans des terrains étrangers, Marion Lang étudie l’évolution du tissu associatif dans un quartier populaire de Barcelone et les dynamiques de démobilisation par la construction d’offres concurrentes, tandis que Morane Chavanon examine comment les politiques mémorielles promues par la municipalité de Saint-Étienne étouffent les possibilités de contestation. Pour finir, un chapitre du collectif Rosa Bonheur, qui s’appuie sur une enquête ethnographique sur les économies populaires à Roubaix, examine comment l’encadrement social (pour les femmes) et policier (pour les hommes) pèse sur ces pratiques populaires. Un entretien avec Fatima Ouassak, qui a contribué à fonder deux associations de quartiers et qui revient ici sur son parcours militant, clôt l’ouvrage.

4Par son invitation à explorer en détail et de façon systématique la manière dont les pouvoirs publics contribuent aux processus de démobilisation dans les quartiers populaires, le livre propose une perspective de recherche stimulante et convaincante, qui vient compléter les travaux existants sur les luttes des quartiers populaires. À la lecture, on se dit également que l’on est sans doute aujourd’hui à un stade particulier des rapports entre pouvoirs publics et mobilisations, qu’il serait intéressant de chercher à caractériser plus précisément. Si la disqualification et la répression des militants et militantes pour motif de délinquance ou de trouble à l’ordre public ne sont pas nouvelles (on les retrouvait déjà, par exemple, face à la mobilisation du Mouvement des travailleurs arabes, le MTA, dans les années 1970), la manière dont les institutions absorbent et ce faisant neutralisent les possibilités de contestation semble une évolution plus récente et particulièrement mise en évidence dans l’ouvrage. On pense alors aux analyses qui montrent comment le capitalisme digère les pratiques de subversion et trouve par là les moyens de se perpétuer en évoluant. C’est le cas évoqué par exemple par Morane Chavanon, qui rappelle que dans la transformation des villes, la préservation du patrimoine (industriel notamment), qui était un mot d’ordre des mouvements contestataires, est devenu dans les années 2000 un passage obligé des politiques dites de rénovation. À Saint-Étienne, cela se traduit notamment par l’investissement de la thématique de la mémoire de l’immigration et sa valorisation par les pouvoirs publics, en dehors de toute demande émanant de « la base », ce qui vient couper l’herbe sous le pied de mouvements plus contestataires qui pourraient émerger sur ces questions.

5On l’a dit, l’ouvrage ouvre des pistes de réflexion très stimulantes. Il laisse aussi parfois le lecteur sur sa faim.

6D’une part, il pose des questions en termes de méthode, de cadre analytique et de rigueur interprétative. Les coordinateurs de l’ouvrage rappellent en introduction qu’il n’est pas évident de se prononcer sur le caractère intentionnel ou non de ces pratiques de démobilisation émanant de l’État et des dominants. Ils soulignent aussi que ces pratiques ont souvent des effets ambivalents : les mêmes actions peuvent à la fois répondre à un souci de pacification et ouvrir des possibilités de contestation, comme en témoigne la genèse de la politique de la ville, développée notamment pour répondre aux émeutes urbaines, et qui a financé et largement contribué au développement des associations de quartiers. Mais cette prudence disparaît parfois au fil du texte, dans l’introduction et dans les différents chapitres, comme en témoigne le fait d’utiliser alternativement la notion de démobilisation et celle de répression : il paraît difficile de parler de répression sans préjuger de l’intentionnalité des acteurs et actrices, ou d’inclure la canalisation dans la répression. De même, peut-on parler de dominant·es quand on évoque l’action de travailleuses et travailleurs sociaux, d’agent·es au guichet, de chargé·es de mission à la politique de la ville ou souvent même de jeunes gens en service civique ou en stage, qui sont chargé·es de mettre en œuvre les dispositifs d’action publique ? Cela mériterait sans doute de plus amples analyses. Le format des chapitres ne permet pas non plus toujours d’aborder en détail les épisodes évoqués, notamment lorsqu’ils couvrent d’assez longues périodes (on pense par exemple à l’article de Foued Nasri sur les JALB ou à celui de Victor Collet sur le bidonville de Nanterre), et la démonstration est alors parfois un peu rapide et moins convaincante. Enfin, sur les aspects méthodologiques, les coordinateurs de l’ouvrage notent eux-mêmes qu’il est sans doute délicat de prétendre saisir « l’infrapolitique des dominants » et le « texte caché des gouvernants » (p. 44) sans faire de terrain du côté des pouvoirs publics. C’est pourtant le cas dans la plupart des contributions, qui portent plutôt sur les associations, collectifs et acteurs et actrices de terrain.

7On se demande d’autre part si les auteurs et autrices se donnent véritablement les moyens d’avoir tort dans la construction de leur raisonnement. Quand une mairie finance largement le tissu associatif local, en matière sociale, sportive, culturelle (Romain Gallard), faut-il en conclure comme l’auteur qu’elle a une stratégie de démobilisation des quartiers ? Ne lui ferait-on pas le même reproche si elle ne finançait pas les associations ? Cela invite à préciser les contours de la notion de démobilisation. De même, peut-on dire que « le partenariat et le financement public conduisent les associations vers une participation docile et déconflictualisée, subordonnée aux cadres et objectifs institutionnels » (Thomas Chevallier, p. 226) lorsqu’on étudie une association fondée à l’initiative d’un scout et du diocèse de la ville, qui va ensuite être financée au titre de la politique de la ville à mesure que le diocèse se désintéresse de la structure ? Ici, en lisant le chapitre, on n’a pas le sentiment qu’il y ait eu au départ une mobilisation émanant des habitant·es du quartier, mobilisation que les pouvoirs publics auraient encadrée ensuite — et l’on peut faire la même remarque au sujet d’autres chapitres, comme celui de Morane Chavanon. Cela rejoint l’invitation que nous faisions plus haut de chercher à caractériser davantage la période dans laquelle nous nous trouvons, du point de vue de l’état des mobilisations (notamment ici dans les quartiers populaires) et des rapports entre mobilisations et pouvoirs publics. C’est une des pistes de réflexion stimulantes que cet ouvrage permet d’ouvrir.

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Bibliographie

Fillieule, O. (dir.), 2005, Le désengagement militant, Belin, Paris.

Fillieule, O., Della Porta, D. (dir.), 2006, Police et manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, Presses de Sciences Po, Paris.

Katz, M., Sugrue, T., 2012, « Pourquoi les villes américaines ne brûlent-elles pas plus souvent ? », in Cohen, J. (dir.), L’Atlantique multiracial. Discours, politiques, dénis, Karthala, Aix-en-Provence, p. 31-60.

Thompson, J. P., 2005, Double Trouble: Black Mayors, Black Communities, and the Call for a Deep Democracy, Oxford University Press, Oxford.

Waddington, D., Jobard, F., King, M. (dir.), 2009, Rioting in the UK and France, Willan, Londres.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Camille Hamidi, « Antonio Delfini, Julien Talpin et Janoé Vulbeau (dir.), Démobiliser les quartiers. Enquêtes sur les pratiques de gouvernement en milieu populaire »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 1 | Janvier-Mars 2024, mis en ligne le 05 mars 2024, consulté le 13 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/45068 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.45068

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Auteur

Camille Hamidi

Triangle – Action, discours, pensée politique et économique
UMR 5206 CNRS, Université de Lyon 2, ENS de Lyon, IEP de Lyon et Université Jean-Monnet Saint-Étienne
15, Parvis René-Descartes, BP 7000, 69342 Lyon Cedex 07, France
camille.hamidi[at]univ-lyon2.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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