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Crédits : Éditions de l’EHESS

1À ce jour en France, peu de travaux ont pris place à l’intersection de champs de recherche aussi épars que la sociologie du corps, l’histoire des espaces de loisirs et l’histoire africaine-américaine : c’est à présent chose faite avec la récente publication de l’ouvrage de Nicolas Martin-Breteau, Corps politiques, qui propose une histoire sociale des théories et pratiques sportives développées par des militants noirs à Washington DC pour défendre la cause des droits civiques et l’égalité raciale entre les années 1920 et les années 1960, dans le contexte de la ségrégation raciale. Issu d’une thèse en histoire américaine, Corps politiques livre une analyse au croisement de l’histoire et de la sociologie et contribue plus spécifiquement à une histoire des luttes pour les droits civiques aux États-Unis et de la politisation dans et par le sport des Noirs américains. En étudiant les arènes professionnelles et éducatives que représentaient les clubs, les universités noires et les associations de défense des droits civiques comme la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), Nicolas Martin-Breteau révèle en quoi le corps est devenu, au cours du XX^e siècle, une ressource politique non négligeable pour la communauté noire de Washington DC.

2En effet, les militants noirs, comme Edwin Henderson, l’un des acteurs principaux du livre, avaient promu de nouveaux standards hygiénistes par l’intermédiaire du sport dans les quartiers noirs. Membre de longue date de la NAACP, Edwin Henderson occupa le poste de directeur du département d’éducation physique pour les écoles noires du district de Columbia entre 1926 et 1954. En promouvant le basketball auprès d’un public composé d’élèves et d’étudiants africains-américains à Washington DC, il n’avait cessé de revendiquer l’idée que l’accès aux droits civiques et sociaux pour les citoyens africains-américains allait de pair avec leur participation et leur succès aux activités sportives, thèse qu’il avait notamment soutenue dans son livre de 1939, The Negro in Sports. Pour lui, le sport était un moyen de rivaliser avec les normes esthétiques et morales qui définissaient les corps blancs et de revendiquer, ainsi, l’égalité raciale.

3Le livre présente un développement en trois parties. La première, composée de trois chapitres, met en perspective l’essor d’ambitieux programmes d’« élévation de la race » (racial uplift) par le sport qui étaient censés soutenir l’inculcation de valeurs morales telles que la dignité au sein de la communauté noire à partir des années 1890. Nicolas Martin-Breteau étudie tout d’abord les théories sur la formation du « caractère » par l’intermédiaire du façonnement d’un corps « digne » (chapitre 1), puis l’histoire des pratiques sportives proposées aux étudiants noirs au sein d’institutions au lycée de M Street à Washington ou à l’université Howard qui les mettaient en pratique (chapitre 2). Enfin, il retrace l’histoire des pratiques sportives des femmes noires (chapitre 3), prenant notamment l’exemple de l’éducation physique à Howard, où les pratiques sportives féminines étaient encadrées par des normes de beauté et de santé, à l’inverse des normes sportives appliquées aux corps masculins dans la même institution, qui ne s’appuyaient pas sur la sensualité et la séduction. La deuxième partie suit un balayage chronologique similaire et analyse la politisation croissante du Football Classic (chapitre 4), un tournoi opposant les équipes de football d’universités noires comme Howard, très suivi par la communauté noire. C’est, pour l’auteur, l’occasion de relever l’émergence de discours concurrents autour de la place que devrait prendre le sport universitaire dans les universités noires du pays, certains membres de la bourgeoisie intellectuelle noire le voyant nécessaire à la stratégie d’« élévation de la race », d’autres, au contraire, le voyant comme un élément perturbateur, qui aurait pour effet de détourner les étudiants noirs de leurs études.

4Le chapitre 5 revient sur l’usage politique de l’éducation athlétique dans les milieux de la bourgeoisie noire d’après-guerre en s’appuyant sur la trajectoire de trois leaders du mouvement des droits civiques, William H. Hastie, William Montague Cobb et Charles R. Drew. Appartenant à des champs professionnels distincts, l’un étant juge (Hastie), le deuxième anthropologue biologique (Cobb) et le troisième médecin (Drew), tous trois avaient fréquenté des institutions d’élites, le lycée Dunbar et l’université Howard, réservés aux Africains-Américains, et le Amherst College, un établissement d’enseignement supérieur accueillant une majorité d’étudiants blancs. Ayant fait l’expérience de la ségrégation raciale, William Hastie, William Cobb et Charles Drew s’étaient impliqués dans le domaine sportif, en tant qu’athlète au sein des équipes de sport universitaires (William Hastie), en tant que coach sportif (Charles Drew avait été coach à Morgan College, à Baltimore, dans le Maryland), et en tant qu’expert sur les questions sportives (William Cobb avait publié pour contrer l’idée qu’il existerait, chez les athlètes africains-américains, des spécificités anatomiques expliquant leur succès, en prenant le cas de Jesse Owens). Enfin, les enjeux relatifs à la déségrégation des aires de loisirs de Washington DC sont détaillés dans le chapitre 6, qui relate la longue lutte des Africains-Américains pour faire cesser la ségrégation dans les institutions publiques et privées dans de nombreux secteurs (écoles, hôpitaux, universités, etc.).

5La troisième partie du livre s’intéresse à la période de déclin qui suivit pour l’idéologie de « l’élévation de la race » par le sport, entre les années 1960 et l’époque contemporaine. L’auteur s’intéresse au fair play, érigé comme instrument de lutte contre le racisme et pour la promotion de valeurs démocratiques (chapitre 7). Le chapitre 8 montre la manière dont les militants du Black Power formulèrent, à partir des années 1970, une critique visant à marginaliser les stratégies précédentes liées aux pratiques sportives. Enfin, le dernier chapitre s’intéresse aux évolutions récentes des luttes politiques et à leur place dans la pratique sportive, notamment depuis l’avènement du mouvement Black Lives Matter. Ainsi, le livre se caractérise autant par l’ampleur des thématiques abordées que par la richesse des données mobilisées. L’auteur propose une analyse d’un grand nombre de sources documentaires éparses (photographies, rapports officiels, journaux intimes, articles de presse, œuvres artistiques, etc.) issues d’une vingtaine de centres archivistiques (p. 21) et donne à voir, à travers des exemples toujours circonstanciés, les rapports sociaux de domination de sexe, de race et de classe à l’œuvre dans le contexte du régime ségrégationniste jusque dans les années 1960, puis après le mouvement des droits civiques.

6Tandis que les recherches en histoire et en sociologie ont traité des stratégies militantes des mouvements noirs aux États-Unis et de leur relation avec la déségrégation des espaces de loisirs comme les piscines, de la ségrégation raciale dans le sport, notamment le baseball, peu de travaux, à la fois en anglais et en français, ont traité de l’usage des théories sur le sport pour asseoir la lutte pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis. En cela, Corps Politiques présente des analyses novatrices, qui sauront intéresser les spécialistes en sociologie du racisme aussi bien que les sociologues du sport ou les histoirien·nes de la ségrégation raciale aux États-Unis. L’auteur montre ainsi en quoi le corps est essentialisé, construit et reconstruit au rythme de l’évolution politique et sociale du moment. C’est, finalement, une histoire « par le bas » que s’attache à narrer Nicolas Martin-Breteau, dans la lignée des travaux classiques en histoire sociale d’Edward P. Thompson et Eric John Hobsbawm.

7En conclusion, la contribution majeure de l’ouvrage de Nicolas Martin-Breteau réside dans sa propension à montrer en quoi, au moment même où le régime ségrégationniste restreignait toujours plus les droits sociaux et politiques des citoyens noirs à Washington DC, des espaces de liberté tout relatifs venaient à être aménagés dans les quartiers noirs, au sein du lycée de M Street, devenu le lycée Paul Laurence Dunbar, ou à l’université Howard. C’est donc paradoxalement la ségrégation qui, produisant les conditions d’un entre-soi social et racial dans ces institutions à caractère pionnier (le lycée Dunbar, fondé en 1870, est le premier lycée noir aux États-Unis, tandis qu’Howard, fondée en 1867, est l’une des premières universités noires du pays), permettait à la jeunesse issue de la bourgeoisie noire de développer de nouvelles luttes politiques, centrées sur l’élévation du corps et de l’esprit.

8Nicolas Martin-Breteau ne néglige pas non plus la dimension genrée de ces nouvelles pratiques, tantôt utilisées pour prouver à travers le sport militaire la virilité du corps noir, parfois décriée dans les stéréotypes racistes (p. 89), tantôt puisant dans des vertus supposément « féminines », ou dans ce que l’auteur appelle un « féminisme paradoxal, prônant la différence et l’égalité dans un programme à la fois conservateur et novateur » (p. 122). Dans la dernière partie, l’auteur révèle avec nuance en quoi le perfectionnisme corporel et cette stratégie d’« élévation de la race » viennent à être critiqués, notamment à la faveur du mouvement Black Lives Matter à la suite du Black Power : ces postures sont jugées conservatrices car elles prônent l’incarnation des « normes majoritaires blanches » et viennent ainsi souscrire à l’idée que « certains groupes sociaux dominés doivent apporter la preuve de leur humanité aux dominants pour se voir accorder statut et droits égaux — le droit d’être imparfait demeurant le privilège des dominants » (p. 337).

9Il aurait été intéressant d’analyser le pendant de l’émancipation sociale et politique par le sport, à savoir l’enracinement de croyances sur les vertus sportives « innées » des corps noirs par rapport aux corps blancs. La question de la naturalisation de la « race » paraît capitale, puisque le livre aurait pu montrer, sur le long terme, si les discours sur l’« élévation de la race » avaient pu donner caution au racisme scientifique (ou racial science). On pense notamment aux controverses en génétique et en anthropologie biologique ayant essaimé plus récemment, dans les années 1990 et 2000, autour de la soi-disant supériorité physique des athlètes noirs. Ces quelques suggestions n’enlèvent rien à l’ouvrage, qui demeure une contribution nécessaire à l’histoire du sport et à l’histoire des minorités ethno-raciales aux États-Unis.