- 1 LISE : Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique ; IDHES : Institutions et dynam (...)
1Dirigé par Valérie Boussard, Marie-Anne Dujarier et Ferrucio Ricciardi, cet ouvrage collectif, issu d’un colloque organisé par le LISE et l’IDHES au CNAM1 en 2016, s’intéresse aux « travailleurs du management ». Le titre contient déjà l’énoncé d’une thèse : les managers travaillent ! Cette position n’a rien d’évident a priori. Les managers en effet ne sont pas directement impliqués dans les activités de production ou de servuction (prestation de service) ; ils ne se confrontent ni aux produits, ni au client ; ils se consacrent essentiellement à « faire travailler les autres », tant et si bien que l’on hésite parfois à qualifier leur activité de travail. Un observateur superficiel pourrait même conclure qu’à proprement parler les managers ne font rien, au sens où ils ne fabriquent rien. Telle n’est pas la perspective défendue dans ce livre. L’originalité de l’ouvrage est au contraire d’entrer dans le management par l’analyse de son activité de production. L’encadrement y est saisi au travers des multiples outils que les managers construisent, diffusent et mettent en œuvre : outils de la qualité, du contrôle de gestion, de la gestion de la production ou encore de la gestion des ressources humaines. Cette entrée est doublement intéressante. On assiste, en effet, depuis le début des années 1980 à l’inflation des dispositifs instrumentaux visant à piloter l’action collective de travail avec pour corollaire la montée en puissance d’une nouvelle catégorie de cadres, les planneurs (Dujarier, 2015), dédiée à la conception de ces dispositifs. Par ailleurs, la multiplication des outils de gestion conduit à l’apparition d’une nouvelle forme de « gouvernementalité », au sens foucaldien, reposant sur des techniques rationalisées permettant le cadrage à distance (topographique, temporel, organisationnel et social) des individus. Loin des discours managériaux célébrant l’entrée dans une nouvelle ère faite d’autonomie et de responsabilisation, l’ouvrage peint le portrait d’un management en proie à une bureaucratisation croissante dans laquelle « les moyens (la gestion) deviennent une fin » (p. 21).
2Les textes réunis dans cet ouvrage sont répartis en deux parties : la première est une contribution à une sociohistoire du management qui rend compte de la constitution progressive « d’un espace professionnel managérial » fait de dispositifs, de marchés, d’organisation et de professions. Elle réunit cinq textes : une étude de Béatrice Touchelay portant sur le développement des activités calculatoires dans le travail des managers à partir des trajectoires de trois organisateurs (Émile Cheysson, Ernest Mattern et Jean Benoît) ; un texte de Cédric Neuman analysant le développement de l’informatique dans les années soixante comme nouvelle technique de direction ; un chapitre que Jean-Marie Pillon consacre à la promotion dans la sphère publique des techniques de gestion inspirées du privé, au premier chef le contrôle de gestion ; une contribution d’Olivier Quéré centrée sur le développement de « l’État manager » à partir de l’étude de la formation dispensée dans les Instituts régionaux d’administration (IRA) ; enfin, un texte d’Isabel Boni-Le Goff, à la croisée de la sociologie des organisations et des études de genre, qui envisage la gestion comme « une entreprise normative genrée » à partir d’une exploration du secteur du conseil. La seconde partie du livre analyse l’activité actuelle des travailleurs du management dans différents contextes d’action. Hugo Bertillot se concentre sur l’arrivée des qualiticiens à l’hôpital ; Manon Pesle étudie l’action rationalisatrice des cadres métropolitains en charge des politiques éducatives locales ; Sébastien Petit s’intéresse aux cadres black belt (« ceinture noire »), promoteurs des méthodes du lean management dans leurs organisations ; Vincent Lebrou examine le travail des référents Synergie en charge du contrôle des projets régionaux financés par la politique de cohésion de l’Union européenne. L’ensemble montre bien la montée en puissance, à compter de la Seconde guerre mondiale, d’une technostructure gestionnaire, située entre les directions et les équipes opérationnelles et dont l’emprise grandissante s’exerce au travers de la maîtrise de dispositifs techniques censés garantir l’efficacité ou la rentabilité de l’organisation. Enfin, l’ouvrage se termine par une postface de Charles Gadéa qui met en perspective quelques décennies de travaux de recherche portant sur la sociologie des cadres.
3Au fil des contributions, les auteurs et autrices montrent les nombreux instruments par lesquels se réalise le management des entreprises et se rationalise l’action : la comptabilité de gestion, l’informatique et les systèmes d’information, les outils de la qualité ou du lean management. Ces différentes techniques font apparaître de nouveaux métiers (contrôleur de gestion, analyste-programmeur, expert en systèmes d’information, qualiticien, black belt…). Elles définissent également des positions de pouvoir, ouvrent des possibilités de carrière nouvelles et suscitent des offres de formation ou de conseil… L’empire des techniques de gestion s’exerce désormais bien au-delà de l’entreprise depuis que, sous l’influence du New Public Management, la sphère publique s’est saisie des techniques de gestion du privé dont elle enseigne le maniement dans les instituts de formation de ses futurs cadres qui pourront jouer le rôle d’agents modernisateurs dans les organisations qu’ils rejoindront. Les chapitres consacrés aux IRA (chapitre 4), aux cadres métropolitains en charge de l’éducation (chapitre 7), aux cadres des conseils régionaux chargés de la gestion des fonds européens (chapitre 9), au développement du contrôle de gestion à l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE ; chapitre 3) ou encore aux qualiticiens à l’hôpital (chapitre 6) témoignent tous de l’emprise des outils de gestion issus du secteur privé dans les organisations publiques.
4Constructeurs et diffuseurs d’outils, les travailleurs du management que mettent en scène les différents contributeurs apparaissent également comme d’infatigables prêcheurs. Ils annoncent un « nouvel évangile » (chapitre 2) promettant l’amélioration de la conduite de l’organisation par la rationalisation du travail permise par les nouvelles techniques de gestion. Véritables « missionnaires » de l’efficacité et du changement (chapitres 6, 7 et 8), ils travaillent à convertir, enrôler et former les travailleurs. Cela ne va pas sans susciter la résistance des acteurs du centre opérationnel.
5On pourra regretter que, si ces logiques d’opposition sont plusieurs fois mentionnées au cours du livre, elles demeurent peu travaillées : les acteurs de la résistance et les stratégies qu’ils déploient sont faiblement documentées. C’est particulièrement le cas de l’action de ces « autres managers » que sont les cadres opérationnels. Ces derniers sont curieusement très absents du livre. S’ils ne sont pas les concepteurs des instruments de gestion sur lesquels se centre essentiellement l’ouvrage, ils ont, au plus près des opérations, un rôle de traduction ou d’interface tout à fait clef dans ce que produisent réellement les dispositifs. Menacés dans leur autonomie managériale par l’emprise des instruments de gestion mais parés par ailleurs de la légitimité de ceux qui sortent réellement la production au quotidien, ils s’allient fréquemment avec les équipes opérationnelles et obtiennent le soutien de certains cadres du sommet stratégique pour contourner, amender ou oublier les dispositifs « conçus par des fonctionnels trop éloignés du terrain ». Dans ces conditions, il n’est pas rare que les fonctionnements que décrivent process, tableaux de bord et indicateurs ressemblent de plus en plus à ceux d’une « entreprise potemkine », comme ces jolis villages en carton-pâte que le prince Potemkine faisait construire à l’occasion des visites en province de Catherine II pour masquer à l’impératrice la réalité de la pauvreté des villages de Crimée à la fin du XVIIIe siècle.
6Sans doute les auteurs auraient-ils pu également envisager que les résistances des opérationnels face à l’emprise des dispositifs ne finissent par entamer le zèle des travailleurs du management. Il semble en effet que l’on puisse noter dans différents milieux une certaine lassitude des missionnaires qui, en butte aux résistances des opérationnels et au premier chef de leurs pairs « cadres de terrain », perdent un peu de leur ferveur technocratique — ceci d’autant plus que ces travailleurs du management apparaissent également, dans un contexte de financiarisation croissante, de plus en plus éloignés des directions générales. Il ne s’agit plus, comme au temps des Trente Glorieuses et de l’entreprise managériale, de seconder de façon experte les directions dans la conduite d’une stratégie servant le développement de l’organisation, mais de déployer des outils garantissant la rentabilité maximale du capital investi ou le respect de contraintes budgétaires de plus en plus drastiques mettant à mal la réalisation de la mission de l’organisation. Dans ce nouvel environnement, l’idéal saint-simonien d’une planification technocratique au service du plus grand nombre qui a longtemps servi d’idéologie de soutien aux cadres de la technostructure, comme le rappelle Charles Gadéa dans sa lumineuse postface, ne peut plus guère offrir un imaginaire crédible aux cadres fonctionnels. Il n’est pas surprenant que, dans ces conditions, les cadres se rebellent (Courpasson et Thoenig, 2008) ou se révoltent (Cassely, 2017). Cette fatigue grandissante des élites (Dupuy, 2007) constitue certainement l’autre actualité des travailleurs du management.