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Crédits : Peter Lang

1Indissociable du fonctionnement de l’Union européenne, la représentation d’intérêts à Bruxelles s’est depuis les années 2000 largement transformée. En effet, la massification des effectifs avec 12 000 organisations inscrites au registre européen de transparence, l’augmentation des budgets, la diversification des structures de représentation ainsi que leur encadrement par les institutions ont contribué à remodeler le paysage du lobbyisme européen.

2Dès lors, le projet de l’ouvrage collectif coordonné par Willy Beauvallet, Cécile Robert et Élise Roullaud est de documenter ces transformations en partant des acteurices de la représentation. L’ambition est de saisir les propriétés, trajectoires et pratiques sociales des lobbyistes pour proposer une lecture sociologique de l’intégration européenne. Les onze chapitres actualisent ainsi avec brio les connaissances sur ces professionnel·les de l’Europe, en réinscrivant les capacités d’action dans la matérialité des conditions sociales.

3Posée en introduction, la première problématique de l’ouvrage s’ancre dans les dimensions multiples du métier de lobbyiste et laisse apparaître la palette des pratiques et des ressources mobilisées. L’élargissement de la focale, notamment apportée par la contribution de Marc Milet qui s’attache à sortir d’une définition restrictive du lobbyisme renvoyant à un répertoire d’action limité (p. 266), permet de dépasser l’approche par la seule « influence » des représentant·es sur le personnel politique et administratif. Ainsi, les chapitres restituent finement le travail de construction d’une position commune aux acteurs et actrices représentées, l’articulation des enjeux entre échelon national et européen ou encore les activités de lobbyisme pro-européen au sein d’entreprises peu convaincues de l’utilité d’exercer à Bruxelles. La seconde problématique touche quant à elle à l’espace des positions des représentant·es : origines, formation et trajectoires constituent ici le cœur de l’analyse.

4Les lieux du lobbyisme apparaissent alors très diversifiés : multinationales aux moyens propres et aux services dédiés, cabinets de conseil en affaires publiques, fédérations de secteurs commerciaux et industriels, organisations non gouvernementales, organisations syndicales nationales ou européennes, think tanks ; l’ouvrage décline progressivement l’étendue des organisations pour mieux cerner les individus qui y travaillent. Par-delà la diversité des objets étudiés, des méthodologies variées permettent de saisir avec subtilité les évolutions conjointes des trajectoires et des pratiques des représentant·es d’intérêts. En plus d’analyses des correspondances multiples qui circonscrivent les différents espaces de positions, des analyses de séquences constituent un vrai apport pour l’étude des carrières. À ce volet quantitatif viennent s’ajouter l’exploration d’archives internes des organisations, des données d’observation participante, de riches enquêtes prosopographiques et des entretiens semi-directifs.

5L’ouvrage apporte des conclusions originales quant aux identités et aux pratiques des représentant·es d’intérêts à Bruxelles. Tandis qu’elles dessinent l’espace social des lobbyistes européens, les contributions de Sébastien Michon et de Guillaume Courty délimitent des sous-espaces de la représentation à partir des trajectoires des professionnel·les du lobbying. Le premier met en évidence deux pôles, l’un local-national, l’autre bruxellois, au sein desquels les lobbyistes peuvent se déplacer, mais entre lesquels la circulation demeure très faible (p. 48). Par une étude relationnelle sur le devenir des ex-étudiant·es d’un master d’études européennes, il souligne l’homologie structurale entre les carrières professionnelles et les profils sociaux. Si le second met également en avant l’étanchéité entre lobbyisme national et lobbyisme international, il souligne la perte d’autonomie du système français et son processus d’internationalisation (p. 77). L’explication tient notamment dans le rajeunissement de la profession et l’arrivée sur le marché de nouveaux lobbyistes aux études spécifiques et aux profils davantage internationalisés. Les deux contributions ont l’intérêt de documenter la production de cette nouvelle génération qui incarne l’évolution de la profession et transforme le champ de la représentation d’intérêts. À cet égard, l’exploration systématique des nouvelles formations à l’Europe pourrait faire l’objet d’un ouvrage à part entière. Une telle étude permettrait d’ailleurs de dépasser l’opposition, parfois factice, entre les niveaux nationaux et européens : Guillaume Courty montre bien que les nouveaux entrants sont internationalisés au-delà de l’Union européenne et que les pôles d’attraction du marché du lobbyisme ne se limitent pas à la France et à l’Europe (p. 87).

6Les contributions documentent ensuite la transformation des profils des lobbyistes en fonction de leur rapport à l’Europe. Carole Kerduel met en relief l’institutionnalisation de la représentation d’intérêts dans le secteur portuaire pour contrer l’interventionnisme croissant de la Commission, illustré par la proposition d’un règlement « services portuaires » en 2013 (p. 171). Son approche diachronique permet de saisir le « pendant », mais aussi l’« après » du lobbyisme, une fois les négociations de la réglementation achevées. Dans le cas de ce secteur récemment représenté à Bruxelles, l’expérience de l’Europe conduit au recrutement de nouveaux profils ajustés à l’espace politique et bureaucratique européen (p. 173). Slavina Spasova montre comment, dans le contexte de l’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne, les leaders syndicaux bulgares se sont saisis des enjeux de l’Europe pour construire leurs propres ressources et maintenir leur légitimité (p. 287). Armèle Cloteau, à partir de l’étude de cas d’une multinationale de l’agro-alimentaire, met au jour la double loyauté des représentant·es d’intérêts, fidèles à leurs employeuses et employeurs mais également à Bruxelles. L’Europe devient alors aussi bien un métier qu’une raison d’être pour ces professionnel·les dont la légitimité dépend de l’importance perçue des enjeux européens (p. 226). Pourvu·es d’un important capital bureaucratique, iels se trouvent plus proches de leurs interlocuteurs et interlocutrices européennes que de leurs collègues au sein de la firme, ce qui renforce l’autonomisation du champ des professionnel·les de l’Europe. Willy Beauvallet nuance ce dernier point avec le cas d’Eurodom où les lobbyistes croisent leur capital bureaucratique avec un capital politique bien ancré aux échelles nationales et locales (p. 197).

7Enfin, la question centrale des passages entre le public et le privé, ou phénomène de revolving doors, apparaît en filigrane tout au long de l’ouvrage. Dans son chapitre introductif, Cécile Robert relève un champ de l’Europe politique plutôt dominé par un pôle privé qui est étroitement associé aux activités de régulation de l’Union européenne (p. 39). Mais cette ligne générale est ensuite discutée dans les contributions qui rendent comptent de la complexité des parcours et des pratiques. Yiorgos Vassalos analyse la « capture de la régulation » par les actrices et les acteurs privés en retraçant la genèse de l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF). Il constate ainsi que les agents travaillant pour l’Autorité ont pour la majorité effectué un passage plus ou moins long dans la finance privée (p. 98). La contribution d’Éric Cheynis, qui cherche à montrer à partir du cas de l’industrie pharmaceutique que l’Europe politique est une interface entre public et privé (p. 121), nuance l’homogénéité et l’inéluctabilité de ces passages. Il s’agirait plutôt d’une circulation au sein d’un marché du travail qui ne respecte pas les frontières institutionnelles et qui constitue de fait un véritable groupe professionnel partageant bonnes pratiques et travail de légitimation (p. 136). Lola Avril, focalisée sur le rôle des avocat·es dans le réseau des politiques de concurrence européennes, relativise la porosité des sphères publiques et privées. Si les « transfuges » du public trouvent bien une place de choix dans les départements d’affaires publiques des cabinets d’avocat·es, le transfert des positions n’est pas absolu. En effet, des distinctions se maintiennent entre les personnes issues du public et les « carrières cabinets » du privé (p. 167).

8In fine, il reste l’impression que la force de l’ouvrage, à savoir peindre par touches distinctes un tableau sociologique général et nuancé, constitue également une source de frustration. Malgré la volonté de proposer une lecture fine du lobbyisme qui rendrait compte de la complexité du phénomène, les objets et les approches sont parfois trop distantes pour permettre de comprendre correctement la situation d’ensemble. On aurait aimé davantage de systématisation tirée des différentes contributions pour construire la typologie générale qu’esquisse l’introduction de Cécile Robert. Cependant, la richesse et la densité du propos comme des ressources bibliographiques contribuent grandement à l’approfondissement du champ des études européennes.