Alex Alber, Joël Cabalion et Valérie Cohen, Un impossible travail de déradicalisation
Alex Alber, Joël Cabalion et Valérie Cohen, Un impossible travail de déradicalisation, Érès, Toulouse, 2020, 256 p.
Entrées d’index
Mots-clés :
Travail social, Radicalisation, Management autoritaire, Religion, Conflit de juridictionTexte intégral
Afficher l’imageCrédits : Éditions Érès
1En s’intéressant dans leur ouvrage à l’échec, aussi rapide que brutal, du premier centre de « déradicalisation » français, les sociologues Alex Albert, Joël Cabalion et Valérie Cohen montrent la portée heuristique d’une analyse par l’organisation du travail pour comprendre les difficultés et les tensions qui traversent les dispositifs de lutte contre la « radicalisation ». Ce travail d’enquête, mené par entretiens et observations entre juin 2016 et juin 2017, documente les conflits et les ambiguïtés qui ont parcouru, de sa genèse à son abandon, ce projet d’expérimentation voulu par le Premier ministre Manuel Valls. L’autrice et les auteurs cherchent à restituer le quotidien du centre à travers le travail de ses équipes, soumises à une forte pression médiatique et politique.
- 1 En France, il existe un fichier des personnes recherchées ou surveillées (le FPR) qui se subdivise (...)
2C’est dans « la précipitation et le tumulte » (p. 10) que s’ouvre, en juillet 2016, le premier centre de prévention, d’insertion et de citoyenneté (CPIC) à Beaumont-en-Véron (Indre-et-Loire), prévu pour accueillir de jeunes majeurs volontaires, considérés comme « spectres bas », c’est-à-dire signalés mais sans antécédent judiciaire ni fiche S1, pour un « parcours de désengagement [et] d’insertion citoyenne et professionnelle » de dix mois, en internat semi-ouvert. Un temps « point focal de la lutte contre la “radicalisation” » (p. 12), le centre ferme pourtant ses portes en juillet 2017, soit moins d’un an après son ouverture au public, n’ayant accueilli que neuf pensionnaires dont aucun n’a suivi la totalité du programme prévu. L’ouvrage, organisé en trois parties, permet de comprendre les raisons de cet « impossible travail de déradicalisation ».
3La première partie retrace brièvement la construction, en France, du problème public de la « radicalisation », en l’associant aux différentes interprétations académiques de l’étiologie des processus de « radicalisation », donnant lieu à autant de façons d’envisager la réponse publique. L’absence de stabilisation d’une définition de la notion a fortement contribué, pour l’autrice et les auteurs, à l’explication de l’échec du centre. Les concepteurs du projet ont ainsi arbitré entre différentes approches, dégageant quatre axes d’intervention : un axe devant conduire au « désengagement cognitivo-comportemental », au travers notamment de « confrontations discursives », et marqué par la présence du sociologue Gérald Bronner ; un axe d’engagement citoyen visant la réaffirmation de l’appartenance à la collectivité nationale par l’usage de rites républicains tels que la levée de drapeau, le port de l’uniforme ou le chant de La Marseillaise ; un axe d’accompagnement médico-social assuré par une équipe formée par le psychanalyste Fethi Benslama ; enfin, un axe de réinsertion socio-professionnelle, devant être assuré par l’équipe éducative du centre et par la mission locale. Cependant, ce dernier axe ne verra pas le jour.
4Le site retenu pour le projet fut le centre de Pontourny, un ancien centre éducatif et de formation professionnelle (CEFP), géré par la Ville de Paris, alors en cours de fermeture suite à une politique de réduction des coûts et de recentrement des activités de la direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé (DASES), suscitant une mobilisation des salariés. Le choix fait par le gouvernement d’investir ce CEFP « permettait de faire coup double : sauvegarder l’emploi en échange de l’acceptation, par les élus locaux, d’un projet dont personne ne voulait sur son territoire » (p. 61). La nouvelle direction du CPIC est alors formée d’un binôme choisi pour son parcours cumulant « sécuritaire » et « travail social », incarnant le « caractère martial du projet » (p. 63). La majorité de l’ensemble de la trentaine de salariés du centre sera constituée d’anciens du CEFP, portant les valeurs « traditionnelles » du travail social. Se dessinent alors les frontières d’un conflit qui sera structurant pour les professionnels du centre, et dont l’autrice et les auteurs reprendront la ligne de partage, entre des éducatrices et des éducateurs provenant de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), décrits comme engagés sur le mode « politique » et constituant un « pôle social » cherchant à maintenir une pédagogie de la confiance et de la distance critique, et des membres du personnel au parcours militaire, engagés sur le mode dit « oblatif » (p. 78).
5La seconde partie de l’ouvrage décrit et analyse plus précisément les tensions dans le travail au sein du centre. Ces « obstacles concrets dans le travail » (p. 80) sont d’abord décrits comme résultant des contradictions internes au projet : le recrutement des pensionnaires, initialement prévu sur la base du volontariat, fut largement une « fiction », suite à une « forme de chantage opéré par les cellules préfectorales » (p. 84) qui provoqua un élargissement des critères d’inclusion à des jeunes diagnostiqués « déficients intellectuels » ou atteints de troubles mentaux. L’ouverture citoyenne et l’insertion professionnelle ont été entravées par une hostilité affichée de certains habitants et élus locaux, conduisant le centre à se replier sur lui-même, d’autant que les uniformes imposés tant aux pensionnaires qu’aux membres du personnel ont constitué un signe distinctif à l’extérieur de l’établissement, cristallisant la méfiance et le rejet.
6Sont ensuite exposées trois tensions majeures qui ont marqué le quotidien des équipes. La première tension concerne le rapport à la dangerosité supposée des pensionnaires, sans cesse rappelée par la direction et les représentants de l’État, créant un climat peu propice à une « pédagogie du lien », que les équipes éducatives tenteront pourtant de maintenir. La seconde tension se noue autour de la place du religieux dans l’institution. La pratique religieuse est d’abord envisagée, par les concepteurs du projet, comme devant être circonscrite à l’espace privé des chambres, sans espace ni temps pour les rites collectifs, afin d’être progressivement réduite. Face aux pratiques de contournement de ces règles de la part de certains jeunes et aux difficultés à s’accorder sur les réponses à apporter à ces contournements, certains professionnels du centre critiquent ce qui s’apparente à leurs yeux à une « chasse à la prière » (p. 128). C’est le recrutement d’un aumônier musulman qui jouera un « rôle clé » dans l’apaisement des conflits (p. 132). Enfin, la troisième tension concerne l’introduction d’une approche martiale, mêlant rites, symboles républicains et inculcation d’une histoire de France mythifiée. Cette approche, portée par la direction et une partie des nouvelles recrues de l’équipe du centre, qu’Alex Alber, Joël Cabalion et Valérie Cohen nomment une « pédagogie du cadre » (p. 150), entre en conflit avec le « pôle social », disqualifié et suspecté de connivence avec les pensionnaires.
7Cette « guerre de positions » fait l’objet de la troisième partie de l’ouvrage. L’affrontement oppose particulièrement la direction aux anciens personnels du CEFP. L’autrice et les auteurs dénoncent le management « autoritaire » et « viriliste » de la direction visant à fragiliser la position de l’équipe éducative par « la mise en exergue de la dangerosité des jeunes », venant justifier une demande de « re-virilisation » des pratiques des travailleurs sociaux, diminuant « le poids du diplôme dans la légitimation professionnelle » (p. 203). Cette situation est analysée à partir du concept de « conflit de juridiction » d’Andrew Abbott : la prévention de la « radicalisation », en tant que « tâche périphérique du travail éducatif portant sur un phénomène très mal défini », tend à transformer le CPIC en une « arène du lieu de travail » donnant lieu au « braconnage interprofessionnel » (p. 204). Cette situation de conflit avec la direction entraîne de la souffrance au travail exprimée notamment durant les entretiens, et résulte du sentiment de ne pouvoir accomplir son travail dans des conditions jugées satisfaisantes et de participer à une maltraitance institutionnelle.
8L’ouvrage se termine par une série de critiques à portée plus générale et pose une question importante : « Quelles conséquences en tirer pour le travail social ? » (p. 227). Trois préconisations sont faites : d’abord, sortir d’un « déni du religieux », attribué à un sécularisme qui n’envisagerait la religion que « sous un angle oppressif » (p. 227) ; ensuite, mettre le travail social à distance de la communication politique et de sa « mise en scène » d’un certain décorum républicain dont « l’idéologie radicale » confond « égalité et identité » (p. 230) ; enfin, protéger le travail social d’un nouveau « virage répressif », à la logique d’inspiration militaire (p. 233).
9Incontestablement, cet ouvrage documente de façon remarquable les tensions et les risques auxquels s’expose le travail social impliqué dans les dispositifs de lutte contre la « radicalisation ». Mais cette critique peut parfois tendre vers une naturalisation des pratiques du travail social, voyant dans tout rapprochement avec le « pôle sécuritaire » un dévoiement de celui-ci, dont on peine pourtant à définir ce que serait le noyau pur de son action. Ainsi, les actions du « pôle sécuritaire » tendent à être expliquées soit par un effet de trajectoires, soit par une stratégie d’ascension sociale, quand celles des acteurs du « pôle social » sont rendues dans leur pleine dimension éthique. Il en ressort que la tension inhérente au travail éducatif, qu’Émile Durkheim nommait d’un côté « esprit de discipline » et de l’autre « autonomie de la volonté », s’en trouve parfois aplanie et renvoyée à deux postures trop distinctes. Par exemple, la notion de « cadre » est presque exclusivement associée à un langage militaire et autoritaire (p. 152-155), sans que soit expliquée et explicitée sa filiation psychanalytique, ainsi que sa déjà longue appropriation par plusieurs générations de travailleurs sociaux.
10On peut également regretter que l’attention portée aux questions liées au travail n’ait pas davantage poussé à explorer les raisons de la faible centralité donnée, par les différents acteurs, à l’axe de « réinsertion socio-professionnelle » du projet. C’est pourtant bien le travail qui, dans nos sociétés, produit les principales formes de différenciation et d’intégration sociale. Cependant, cet ouvrage, par la richesse de son enquête et l’originalité de son objet, éclaire de façon importante les débats sur les dispositifs de lutte contre la « radicalisation » et sur l’avenir du travail social.
Notes
1 En France, il existe un fichier des personnes recherchées ou surveillées (le FPR) qui se subdivise en différentes catégories ; la catégorie S regroupe des signalements de personnes pour des motifs liés à la sûreté de l’État.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Thomas Mattei, « Alex Alber, Joël Cabalion et Valérie Cohen, Un impossible travail de déradicalisation », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 1 | Janvier-Mars 2024, mis en ligne le 05 mars 2024, consulté le 12 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/45263 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.45263
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.
Haut de page


