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Crédits : Octarès

1Dans l’abondante littérature consacrée aux relations entre formation et emploi, ce volume issu du programme de recherche Informa mené de 2017 à 2020 et d’un colloque international organisé par l’université d’Angers en 2020 contribue utilement à l’exploration toujours nécessaire de ce couple comme de chacune des notions qui le composent. Si l’emploi n’apparaît pas explicitement dans le titre, c’est bien en référence directe ou indirecte à l’employabilité que s’énonce et s’éprouve l’injonction à se former : le consensus de plus en plus large sur l’obligation sociale à l’insertion et l’employabilité exerce des effets multiples sur le champ de la formation. Là où la question du droit à la formation a motivé nombre de revendications et d’analyses, n’assisterait-on pas désormais, ainsi que le formule Didier Demazière dans sa postface, à un « mouvement de basculement de la formation comme droit à la formation […] vers la formation comme devoir » ?

2À bien des égards, l’ouvrage tout entier explore cette hypothèse. D’abord forgé pour aborder sociologiquement la question de l’« autonomie » dans les politiques sociales, le concept d’injonction est ici appliqué au gré de onze chapitres dans une logique pluridisciplinaire incluant droit, sociologie, sciences de l’éducation et de la formation. L’introduction signée des trois coordinateurs de l’ouvrage situe l’enjeu de cette recherche collective à l’aune de la subordination des politiques de formation professionnelle aux politiques de l’emploi, que prolonge — après les évolutions législatives nombreuses depuis plusieurs décennies — et accélère la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

3Trois parties organisent l’ouvrage. La première dessine le cadre institutionnel et idéologique. Bien que l’injonction à se former, explique Pascal Caillaud, soit une notion « difficilement identifiable dans la législation relative à la formation professionnelle en particulier, dans le droit du travail en général » (p. 21), le problème de l’initiative de la formation, qu’elle vienne de l’employeur ou du salarié, peut être lu au prisme de cette notion. Alors qu’il n’existe, dans le monde du travail, « aucune obligation réellement contraignante quant à la reconnaissance d’une formation suivie par le salarié » (p. 37), l’injonction à se former renvoie au « caractère moral de l’injonction au travail [qui] est au fondement de l’objection libérale à la question sociale, aujourd’hui comme hier », ainsi que le rappelle Christophe Guitton, lequel note la « double injonction » qui pèse sur les salariés : « une injonction managériale à la compétence et une injonction publique à l’employabilité » (p. 53). L’étude, par Emmanuel Quenson, du cas du Centre national d’information pour le progrès économique (CNIPE), créé en 1968 et sujet, au cours des années 1970, à une réorientation de ses activités vers l’information sur la formation — fonction en partie relayée par Centre Inffo à partir de 1976 —, traduit à la fois le regard de l’État sur ce champ, l’évolution des relations avec les syndicats, et l’affirmation progressive de la responsabilité du salarié pour prouver sa capacité à s’insérer, à occuper un emploi et à évoluer.

4Dans la deuxième partie, quatre chapitres explorent les effets de l’injonction sur les dispositifs de formation. Dominique Glaymann revient sur les injonctions à professionnaliser les formations universitaires au nom de la préparation à l’emploi, en rappelant, à la suite de Sylvie Monchatre, que cette vision instrumentale conduit à faire primer la « logique de la compétence » sur la « logique de la qualification » sans pour autant régler le problème de l’état de l’emploi des jeunes. En décalant le regard vers l’injonction à se diplômer, Emmanuel Triby s’inscrit dans le prolongement des recherches qui ont montré l’intérêt de se pencher sur les diplômes et les certifications pour penser les relations entre éducation, formation et travail. À sa suite, Fabienne Maillard propose d’enquêter à partir du Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP) sur l’affichage professionnel des masters. L’échantillon analysé dévoile les approximations dans l’usage de certaines notions (tâches, capacités, compétences) et les ellipses dans les fiches du RNCP. Aussi le RNCP fait-il office d’instrument normatif — parmi d’autres — d’une professionnalisation à marche forcée de l’enseignement supérieur appuyée sur l’approche par compétences. En portant le regard sur l’orientation, Guillaume Cuny complète le panorama et étudie du côté des acteurs pédagogiques et des élèves les effets d’injonctions à « s’orienter dignement ». En matière d’orientation, on le sait, le transfert de responsabilité des institutions vers les individus, nécessairement autonomes et rationnels dans leurs choix, a été largement encouragé par les institutions européennes. Les effets d’injonctions volontiers négatrices de la répartition inégale des codes de l’orientation dans l’espace social et, au-delà, des ressources inégales de celles et de ceux qui entrent en formation, se révèlent toutefois ambivalentes, tant elles sont modelées, parfois subverties, par leurs principaux destinataires.

5À la recherche des acteurs confrontés aux injonctions à se former, les auteurs des derniers chapitres confirment la persistance de choix, aussi contraints soient-ils. Ainsi, l’expérience sexuée des personnes paraplégiques confrontées à l’injonction de construire un projet personnel particulièrement exigeant en ressources « motivationnelles, cognitives, sociales et même financières » reste toujours menacée par « les conditions financières assurantielles qui prédéfinissent [la] faisabilité » du projet, comme le démontre Elena Pont en mobilisant certains résultats de son enquête menée en Suisse. Le domaine de la formation linguistique des migrants, envisagé par Joanne Walker, se révèle tout aussi intéressant pour mettre en évidence la place de la formation en vue de se protéger de la précarité et de l’exclusion, même si l’injonction place les individus face aux limites de systèmes de formation qui ne garantissent en rien l’accès à l’emploi, quand ils ne tendent pas à assigner ces hommes et ces femmes, à terme, à une place économique et sociale subordonnée. À cette situation s’ajoute le cas des résistances à l’injonction à se former, repérable chez certains petits employeurs des secteurs des spectacles et des sports, et qui fournit une illustration supplémentaire de la distance entre l’existence formelle des « droits à » la formation et les conditions réelles et pratiques de leur exercice (Chloé Langeard et Hassen Slimani).

6Le concept d’injonction se prête ainsi à des analyses centrées aussi bien sur l’individu que sur les institutions nationales et supranationales. L’articulation des échelles permet dès lors d’enquêter depuis l’expression des injonctions jusqu’à leur réception, en somme d’aborder ensemble les énonciations, appropriations et « retraductions » (p. 12) par lesquelles s’opère l’imprégnation de l’injonction à se former dans divers sous-espaces sociaux (travail, emploi, école). Si l’usage extensif de la notion de formation — au risque d’en brouiller le sens et d’éclipser celle d’éducation — n’est plus à démontrer, pas plus que la conception utilitariste de la formation qui a fait perdre de vue la dimension émancipatrice prêtée à la fin des années 1950 et dans les années 1960 à la formation permanente, chacune des études ici regroupées permet de repérer les ressorts et les formes d’injonctions aux forts présupposés adéquationnistes. Le caractère heuristique de la notion se confirme par sa capacité à rendre compte d’évolutions perceptibles dans différents contextes, même si plusieurs chapitres oscillent entre formation professionnelle initiale et continue, vérifiant la porosité de ces catégories instables. La transversalité des injonctions à se former, participant aux politiques de l’emploi des jeunes comme aux politiques d’inclusion des personnes en situation de handicap, trouve son pendant dans la problématique du non-recours, qui a guidé les travaux de science politique ou de sociologie s’intéressant aux politiques sociales depuis une vingtaine d’années. Les injonctions à se former, comme les non-recours aux prestations sociales, sont un phénomène durable et d’ampleur. Le parallèle avec l’injonction au professionnalisme contribue à mettre au jour l’un des apports principaux du volume, mais aussi les prolongements souhaitables aux enquêtes restituées dans cet ouvrage : si « l’injonction fait émerger un conflit de normes », il convient de poursuivre l’exploration de « ce qu’est la formation pour celles et ceux vers qui les injonctions sont dirigées » (p. 207).