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Crédits : Presses universitaires de Lyon

1L’ouvrage de Vincent Chabault, Le livre d’occasion : sociologie d’un commerce en transition, élaboré à partir d’un mémoire original d’habilitation à diriger des recherches présenté en 2020, propose une étude du marché du livre d’occasion en France. Dans une perspective de sociologie des marchés, l’auteur s’y intéresse au travail marchand mis en œuvre par les divers professionnels qui peuplent ce marché « secondaire » qui, hormis le fait qu’il s’agit de remettre dans des circuits marchands des livres ayant eu une première vie marchande, n’a rien de secondaire. L’auteur souligne en effet l’importance de ce marché, qui justifie pleinement d’y consacrer un ouvrage. Cette importance est d’abord économique : près d’un livre lu sur trois a été acquis d’occasion en 2019 (p. 27), et cette part est en progression. Le développement et les évolutions du marché du livre d’occasion sont aussi révélateurs des transformations contemporaines de la consommation. Les flux d’ouvrages remis en circulation reflètent les préoccupations des consommateurs qui se débarrassent de livres : assurer un revenu d’appoint, certes, mais aussi faire face à l’accumulation matérielle considérable des marchandises et au manque de place, et, pour certains, réduire l’empreinte écologique de la production de biens culturels. Le marché du livre d’occasion est également particulièrement perméable aux innovations marchandes liées à internet. C’est pourquoi il constitue, pour l’auteur, un laboratoire du capitalisme de plateforme. Enfin, comme le souligne la sociologie de la culture, les livres, comme les autres œuvres de création, ne sont pas des produits comme les autres, ce qui conduit l’auteur à s’interroger sur les compétences requises pour en faire commerce.

2Le livre, qui s’appuie sur des entretiens approfondis avec des professionnels, complétés d’observations, fait montre d’une riche épaisseur ethnographique. L’auteur inventorie et examine la grande diversité des lieux de commerce de livres d’occasion, leur situation géographique, leur organisation et leur spécialité — des espaces marchands parmi lesquels les lecteurs reconnaîtront certainement des lieux qu’ils ont pu arpenter au cours de leur propre « carrière » d’amateurs de livres. On pourra regretter que, par symétrie, l’auteur n’ait pas entrepris une analyse ethnographique des espaces de vente en ligne : design des sites et applications, rubriques, catégories, contenus éditoriaux, etc. Mais, après tout, Vincent Chabault nous donne à voir ce que voient les marchands eux-mêmes lorsqu’ils regardent leur marché et leur clientèle. Un argument de l’auteur est qu’au monde professionnel des libraires et des bouquinistes, dont l’expertise est fondée sur un rapport érudit au livre et un travail relationnel intensif avec les clients, succède un nouveau monde, celui des plateformes et des divers intermédiaires et acteurs qui commercialisent par le biais de ces plateformes — un monde plus impersonnel, dans lequel amateurs de livres et clients potentiels sont réduits à des clics, des ventes, des « avis », et autres sources de connaissance quantifiées sur le marché.

3L’ouvrage est organisé en trois parties. La première porte sur les acteurs traditionnels du marché : librairies spécialisées, bouquinistes, grandes enseignes indépendantes (Gibert, Boulinier). L’auteur croise habilement des développements sur l’organisation et la mise en scène de l’offre avec un examen de la trajectoire et de l’identité professionnelles de ces libraires de métier (et de vocation). À ce monde des libraires il oppose, dans la deuxième partie, une variété d’acteurs qui ont en commun d’être des « détaillants non-libraires » (p. 83) : plateformes et distributeurs positionnés sur internet, sites de petites annonces et d’échange entre particuliers (Le bon coin), bourses aux livres, acteurs de l’économie sociale et solidaire (ressourceries, Emmaüs, Recyclivre). Sur cette opposition entre libraires et non-libraires vient se superposer une seconde opposition, entre commerce traditionnel et commerce en ligne : les marketplaces des plateformes de commerce en ligne (Amazon, Fnac, etc.) ont ouvert un débouché nouveau à des intermédiaires d’un nouveau genre qui assurent un travail essentiellement logistique pour le compte d’une myriade d’offreurs (Momox, World Books). À cet égard, on pourra s’interroger sur le choix de l’auteur de placer le chapitre sur la bourse aux livres de la faculté de médecine dans cette deuxième partie, tant elle relève d’un mode d’organisation spécifique et traditionnel. Dans cette seconde partie, l’auteur brosse néanmoins le portrait d’entrepreneuses et d’entrepreneurs dont le profil, la trajectoire et les stratégies marchandes viennent éclairer les nouvelles formes de commerce du livre d’occasion. La troisième partie, enfin, examine deux modalités clés du travail marchand engagé par ces professionnels : la constitution de l’assortiment et la production des prix. Ces deux derniers chapitres constituent d’excellentes contributions à la sociologie du travail marchand et à la sociologie des prix.

4Au fil des pages se dégage une thèse, qui est ainsi formulée en conclusion : « le marché échappe progressivement aux détaillants et aux règles du métier pour arriver entre les mains des places de marché — acteurs sans livre — et de leurs vendeurs tiers puissants » (p. 171). Si l’auteur balaie la thèse d’une cannibalisation du livre neuf par le livre d’occasion (p. 15), il embrasse ainsi celle d’une cannibalisation de l’offre des détaillants spécialisés (les « libraires ») par les plateformes numériques. Le cas de Recyclivre, acteur du secteur de l’économie sociale et solidaire, illustre cette dynamique. L’entreprise commercialise des ouvrages issus de dons, sur son site, mais également sur la marketplace d’Amazon. Comme certains libraires traditionnels, dont une partie du stock est commercialisé sur Amazon, Recyclivre se soumet ce faisant à la mécanique marchande de la plateforme dont le système algorithmique décide in fine de l’assortiment valorisable et du prix de vente — les deux expertises qui, selon l’auteur, sont au fondement du métier qualifié de libraire d’occasion. Autrement dit, la dépendance accrue aux plateformes conduit à une déqualification généralisée des professionnels.

5Ce constat pessimiste nous semble toutefois reposer sur une représentation par trop idéalisée du métier de libraire d’occasion traditionnel, et, a contrario, sur une sous-estimation des compétences et savoir-faire requis par le travail marchand numérique. D’un côté, les stratégies de cotation des bouquinistes et libraires traditionnels, examinées avec grand soin par l’auteur, sont parfois relativement élémentaires, ce qu’ils reconnaissent eux-mêmes : le prix de vente est déterminé en multipliant par quatre à huit le prix obtenu au moment du rachat, une règle qu’un bouquiniste qualifie de « toute simple » (p. 161). A contrario, suivre la « cote internet » requiert une expertise outillée, et l’appui sur des dispositifs d’intermédiation tels que des comparateurs spécialisés (p. 163). D’autre part, le fait que l’auteur n’en propose pas un examen systématique pourrait laisser penser que les espaces marchands numériques sont des espaces « sans qualité ». Cependant, les acteurs de l’offre positionnés sur internet, qu’il s’agisse de libraires ayant étendu leur activité ou de « pure players », ont développé ou se sont connectés à des dispositifs de jugement et de production d’évaluations numériques — à l’instar de Babelio, site qui rassemble des recommandations et des critiques de lecteurs, et propose des liens vers des sites marchands offrant tant du neuf que de l’occasion (Fnac, Amazon, Decitre, Cultura, leslibraires.fr, Lireka, Label Emmaüs, etc.). Autrement dit, les espaces numériques sont devenus des espaces de production de qualités marchandes où s’exprime une expertise culturelle, qui vient s’entrelacer avec les médiations plus classiques, à commencer par la prescription du libraire. Ainsi, de nombreux libraires partagent leurs lectures et recommandations en ligne. Cette remarque invite à prolonger la remarquable étude de Vincent Chabault en prêtant une attention particulière aux multiples arrangements, perméabilités, connexions, et circulations entre espaces marchands physiques et numériques, dispositifs d’évaluation et de promotion des livres en ligne et hors ligne, lieux de collecte et circuits logistiques, produits neufs et d’occasion, savoir-faire tacites acquis par expérience et outils de gestion algorithmique.