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Crédits : La Découverte

1Tiré de sa thèse de sociologie, l’ouvrage d’Alizée Delpierre lève le voile sur un monde discret et peu visible : la domesticité contemporaine, employée par la grande bourgeoisie et l’aristocratie. Cet univers professionnel suscite un intérêt croissant des sciences sociales, qui ont déjà beaucoup investi cet objet, en France ou ailleurs, en sociologie comme dans d’autres sciences sociales, et notamment en histoire autour de la figure de la « bonne à tout faire ». Pourtant, l’autrice réussit à livrer un ouvrage original et convaincant qui fait montre d’au moins deux qualités principales.

2D’une part, il représente l’aboutissement d’une solide enquête de terrain, conduite de 2016 à 2019. Si celle-ci fait la part belle aux entretiens, elle comporte également, et c’est plus rare sur cet objet, une série d’observations participantes fondées sur deux expériences de travail en tant que « nanny » et aide cuisinière pour deux familles, ainsi que dans des formations pour domestiques dans plusieurs pays. Cela permet un repérage très fin de dynamiques relationnelles difficiles à saisir autrement.

3D’autre part, pour aborder cette relation salariale que son lieu d’exercice, le foyer privé, rend improbable, une grande qualité de ce travail consiste à avoir enquêté auprès des deux parties impliquées : les domestiques bien sûr, mais aussi les « ultra-riches » qui en emploient, et que l’autrice différencie entre « aristocrates » de fortune ancienne et « nouveaux riches ». L’ouvrage rend compte de toute l’ambivalence qui se joue dans cette relation entre patrons et domestiques et apporte ainsi une contribution importante à un champ de recherche actuellement vivace, celui des confrontations sociales, qui aborde les effets de la proximité entre classes sociales éloignées. L’autrice se positionne dans le sillage de la sociologie bourdieusienne : Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, dont le vocable « grandes fortunes » est repris dès le sous-titre, sont souvent cités et le vocabulaire bourdieusien est mobilisé (hexis, domination, violence symbolique ou encore illusio). Elle enrichit encore cette approche par une analyse intersectionnelle attentive, au-delà de la classe sociale, aux déterminations de genre (elle use d’ailleurs du féminin générique pour parler des domestiques qu’elle a rencontré·es et qui sont 72 % de femmes) et de race.

4Le chapitre 1 balise ce que l’autrice appelle l’« illusio de la domesticité » : les avantages du métier vantés par les domestiques renvoient à des possibilités de carrière ascensionnelle permises par la hiérarchisation des postes et leur spécialisation, aux rétributions matérielles (salaires et primes élevés en apparence, cadeaux luxueux), mais aussi et surtout aux rétributions symboliques. La familiarisation avec des patron·nes perçu·es comme socialement supérieur·es fait jouer une dimension socialisatrice de leur travail qui procure aux domestiques le sentiment d’une réussite sociale, mais dont le revers est une disponibilité temporelle et mentale sans borne.

5Pour les patron·nes, l’emploi de cette main-d’œuvre quotidienne offre le privilège de libérer un temps précieux pour s’adonner à d’autres tâches, souvent plus rentables : il est donc une des conditions pour asseoir leur domination économique, sociale, culturelle et symbolique, comme le montre le chapitre 2. Se faire servir, au-delà du confort luxueux que cela procure, répond à un véritable besoin de distinction qui fait partie de la culture aristocratique : les fortunes se mesurent aussi en nombre de domestiques, ce qui est fondamental dans la mesure où la réputation forge les relations et les alliances des « super riches ». D’ailleurs, employer des domestiques comporte des contraintes qui échoient toujours aux femmes au sein du couple : si les hommes paient, les femmes assurent le travail et la charge mentale de superviser les domestiques.

6On comprend que le recrutement, abordé dans le chapitre 3, soit une étape cruciale du côté des employeurs. Il mobilise souvent les filières migratoires et, plutôt que le curriculum vitae ou les petites annonces, utilise avant tout le bouche-à-oreille et le réseau social. Le face-à-face entre patronne et candidate en entretien d’embauche consiste en un jeu de séduction asymétrique où les domestiques composent l’image de la « perle rare » et, pour décrocher une « bonne place », mettent en scène la dimension vocationnelle et désintéressée du métier. Le corps des domestiques, surtout celui des femmes, doit être présentable mais pas trop sophistiqué ni trop sexualisé. Il est scruté par la future patronne, sert d’appui à un jugement moral et à une assignation raciale des qualités des domestiques : les stéréotypes racistes circulent sans tabou.

7Exotiser leurs domestiques permet aux patron·nes de jouir d’une altérité contrôlée et conforte leur idée qu’ils et elles sauvent une population dans le besoin, ce qui légitime une mise au travail du corps des domestiques décrite au chapitre 4. Les pénibilités physiques causent aux domestiques de nombreux maux difficiles à verbaliser dans cette relation d’emploi où se plaindre est interdit. Du côté des patron·nes, cohabiter avec elles suppose d’apprendre à tolérer la promiscuité : les « aristocrates » y sont habitués depuis l’enfance, mais pas les « nouveaux riches ». Gérer l’angoisse de ne pas être seul·e chez soi passe par la surveillance omniprésente, par caméras ou par délégation aux gouvernantes et majordomes. De même, certains « caprices », humiliations, attentats à la pudeur, voire agressions sexuelles sont autant de moyens pour les patron·nes de défendre et profiter de la frontière de classe.

8Le chapitre 5 explore les conditions sociales et institutionnelles qui rendent possible ce que l’autrice appelle l’« exploitation dorée » des domestiques en France aujourd’hui. Face à une inspection du travail absente, les classes supérieures savent frauder le fisc et recourir massivement au travail au noir : les conventions collectives sont ignorées, le contrat de travail, perçu comme une entrave à la flexibilité et une injure à l’« esprit de famille », est, s’il existe, rarement respecté. Se sentant moins légitimes à exploiter les domestiques qui leur ressemblent, les patron·nes bénéficient de la misère d’une condition collective des classes populaires, des femmes, des personnes immigrées et racisées. Parfois complices de leur propre exploitation lorsque le travail au noir leur permet une optimisation à court terme de leurs revenus, les domestiques ont surtout peur de la précarité, de la mauvaise réputation ou de la solitude, ce qui les incite à se surinvestir au travail et à rester en poste.

9Ce surinvestissement ne vaut que jusqu’à ce que la limite du supportable soit atteinte et qu’une décision brutale de départ y mette fin  : le dernier chapitre revient sur l’« instabilité stable » d’un marché du travail marqué à la fois par un fort turn-over et par un faible taux d’abandon du métier. Si chercher un autre emploi de domestique permet de survivre à l’épuisement ou de progresser dans sa carrière, le turn-over est in fine surtout contrôlé les par patron·nes, qui usent des renvois brutaux et arbitraires pour assurer l’ordre de la domination. Peu utilisées, les agences de placement, surtout préoccupées des attentes de leurs riches client·es, n’assurent pas la protection légale des domestiques. Restent aux domestiques les petites résistances quotidiennes et individuelles. Car leurs mobilisations collectives sont rares : l’autrice l’explique par l’identité de transfuge des domestiques qui, par leur ascension sociale, se sont partiellement approprié le positionnement politique des riches, notamment une critique des syndicats.

10Le projet de l’ouvrage de jeter la lumière sur un monde invisible est bien réussi : l’écriture, enrichie dès les premières lignes de nombreux matériaux de terrain, plonge dans l’action et rend les analyses très vivantes. Si la rédaction de l’ouvrage peut paraître parfois quelque peu spiralée par la reprise de mêmes thèmes, c’est qu’elle cherche constamment à « démêler les fils » (p. 176) en restituant l’ambivalence et la nuance, et parvient ainsi à échapper, comme par oscillations, au double piège du populisme et du misérabilisme, même lorsque sont examinés des cas extrêmes. Il en résulte une lecture fluide et agréable, et surtout accessible à un public plus large que les seul·es universitaires, conformément à l’ambition de la collection l’« Envers des faits », qui fait le choix par exemple d’alléger au maximum le cadrage ou les références sociologiques.

11Mais l’ouvrage ne sacrifie pas pour autant l’exigence scientifique, qui se lit notamment dans un souci constant de réflexivité méthodologique : des passages auto-socio-analytiques ou portant sur les relations d’enquête ponctuent régulièrement, sans être envahissants, les pages de l’ouvrage. D’ailleurs, parmi les matériaux empiriques, soulignons l’attention bienvenue que l’enquêtrice prête dans son analyse au langage et aux expressions indigènes de ses enquêté·es (par exemple, « mes patrons me grandissent », p. 44). L’autrice propose enfin plusieurs rapprochements heuristiques avec d’autres univers professionnels, parfois proches comme des métiers des services et de la représentation (hôtesses de l’air, hôtesses d’accueil), ce qui permet de souligner des convergences, par exemple dans la force des attendus liés au genre, mais aussi avec des univers beaucoup plus éloignés (danseurs contemporains, ouvriers du bâtiment) pour mieux mettre en lumière la transversalité de certaines logiques : le rôle des stéréotypes racistes dans les recrutements ou encore les effets de la domination qui pousse à surjouer la vocation, que ce soit face à une future patronne pour une domestique ou face à un grand chorégraphe pour un danseur. L’analyse de l’univers de la domesticité représente donc une contribution utile aussi par les transpositions à ou les comparaisons avec d’autres sphères du monde du travail.