- 1 Ces « leaders libérateurs », comme les nomme Isaac Getz, sont essentiellement des hommes. Dans la s (...)
1Ces quinze dernières années ont vu se multiplier articles et interviews à propos de « nouvelles » formes d’organisation du travail expérimentées par quelques entreprises médiatisées. C’est le cas par exemple de Favi (Fonderie et ateliers du Vimeu) en France, ou de Buurtzorg, entreprise néerlandaise de soins infirmiers à domicile, dont la notoriété doit en particulier aux ouvrages de Brian Carney et Isaac Geetz d’une part (Liberté & Cie, 2012) et de Frédéric Laloux d’autre part (Reinventing organizations, 2015). Les propositions que ces entreprises ont mises en pratique ont rencontré un véritable succès auprès d’un cercle de cadres spécialisés en ressources humaines et de dirigeants d’entreprises1. Mais cette littérature managériale a aussi suscité un certain nombre de questions et de réserves majeures (Collectif des mécréants, 2015 ; Brière et al., 2021).
2Alors même que les effets de ces nouveaux préceptes de gestion du travail sont loin d’avoir été objectivement validés, comment expliquer la diffusion et le succès de ces propositions organisationnelles ? Quels sont les ressorts justificatifs qui accompagnent ces nouvelles offres ? L’article vise à répondre à ces questions en s’intéressant plus spécifiquement à deux expérimentations « Opale », du nom de la démarche promue par Frédéric Laloux dans Reinventing organizations (voir les encadrés 1 et 3). Mises en œuvre dans un groupe français de production d’énergie, ces démarches offrent l’occasion d’observer concrètement et à différents niveaux de l’entreprise les effets des réappropriations et des usages de la critique artiste décrite dans le Nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello, 2011).
Encadré 1. Opale en quelques mots
En s’inspirant de l’essayiste Ken Wilber et du psychologue américain Clare W. Graves, Frédéric Laloux transfère les travaux de psychologie expérimentale sur l’évolution de la conscience humaine au champ des entreprises. Cette opération lui permet de présenter l’évolution des formes d’organisation à travers l’histoire de l’humanité sous forme de stades, correspondant à autant de paradigmes. Opale constitue le dernier stade observé, le plus conscient, ou le mieux adapté au monde contemporain. Les différents stades, repris à Ken Wilber notamment, correspondent chacun à un principe dominant : Infrarouge (réactif), Magenta (magique), Rouge (impulsif), Ambre (conformiste), Orange (réussite), Vert (pluraliste), Opale (vivant). S’ils émergent chacun à une période donnée, ils peuvent toutefois coexister, y compris au sein d’une même organisation. À chacun des stades correspondent des formes d’organisation type, tels la mafia pour Rouge, l’Église catholique pour Ambre, les groupes multinationaux pour Orange, etc.
L’organisation Opale présentée dans l’ouvrage Reinventing Organizations s’appuie alors sur trois principes élémentaires, qui sont autant d’avancées constatées par l’auteur dans les entreprises considérées comme pionnières. Premier principe : comme pour n’importe quel organisme vivant, l’entreprise est débitrice d’une « raison d’être » évolutive qui doit gouverner l’action de ses membres. Deuxième principe : les entreprises doivent fonctionner en pratiquant « l’auto-gouvernance » en équipes, à certains endroits traduite par « autogestion ». Troisième principe : il faut assurer aux salarié·es les conditions d’une « plénitude » au travail ou, si l’on préfère, pouvoir venir tel·le que l’on est, et cela au-delà des seuls registres d’action professionnels. Cette représentation de l’entreprise s’inscrit dans une approche systémique qui associe par ailleurs le fonctionnement de celle-ci à celui d’un organisme vivant.
- 2 La notion d’intrapreneuriat fait référence aux dynamiques entrepreneuriales identifiées au sein mêm (...)
3D’abord pris au sérieux par les sciences de gestion (Picard, 2015 ; Gilbert et al., 2017 ; Detchessahar, 2019), le succès des propositions organisationnelles comparables à celles d’Opale n’a pas immédiatement suscité l’intérêt des sociologues du travail. Celles et ceux qui les ont commentées les ont avant tout regardées comme l’expression d’une nouvelle mode managériale qui, comme souvent, reconfigure d’anciennes stratégies de mobilisation des salarié·es (Linhart, 2021). Dans la mesure pourtant où elles apportent des réponses différentes à des questions déjà anciennes, celles relatives à la participation des travailleuses et travailleurs aux décisions dans l’entreprise au premier chef (Borzeix et al., 2015 ; Cukier, 2021 ; Donaggio et al., 2022), ces approches récentes méritent l’attention. Ne prétendent-elles pas en effet aller au-delà des traditionnels constats que les sociologues du travail ont, depuis longtemps déjà, effectué à propos du management participatif (Sainsaulieu et al., 1983 ; Borzeix et Linhart, 1988 ; Martin, 1994) ? Ainsi, Opale véhicule une conception nouvelle de la participation : à travers la figure de l’intrapreneur2, elle fait la part belle aux initiatives individuelles, tout en les intégrant dans une conception naturalisée de l’entreprise, dès lors pensée comme organisme vivant capable d’autorégulation. Rien n’est dit par ailleurs des syndicats dans cette proposition. Celle-ci mobilise de plus une rhétorique nouvelle, proche de celles du développement personnel (Stevens, 2005), dont le succès doit beaucoup à l’essor du coaching (Salman, 2021).
4Enfin, l’attention portée à la pluralité des acteurs et actrices engagées dans la légitimation de ces démarches nous permet de sortir d’un schéma d’analyse qui vise, soit à évaluer les intentions, bonnes ou mauvaises, de dirigeant·es qui se saisissent de ces propositions de manière descendante, soit à comparer des écarts entre discours et résultats.
5Pour essayer de comprendre comment une proposition telle qu’Opale a pu trouver sa place dans une grande industrie aux contraintes techniques lourdes et, pour des raisons de sécurité, gourmande en prescriptions strictes, nous faisons l’hypothèse que son accueil a été facilité, si ce n’est encouragé, par des managers qui, véritables relais internes dans le groupe, se sont saisis de cette nouvelle rhétorique managériale pour, sur fond de prédispositions et d’intérêts, pouvoir infléchir à leur niveau l’organisation du travail et en desserrer les contraintes. Pour utiliser le vocabulaire néo-institutionnaliste, nous nommerons ces managers des « entrepreneurs institutionnels » (Leca, 2008). Nous mobilisons pour ce faire le matériau tiré d’une enquête de terrain réalisée à l’occasion de deux immersions de cinq semaines chacune au sein d’un groupement d’usines hydroélectriques et d’un site d’ingénierie hydraulique du groupe industriel étudié (voir l’encadré 2).
Encadré 2. Méthodologie
Deux sites du groupe industriel étudié nous ont accueillie à l’automne 2019. Le premier est un groupement d’usines hydroélectriques, le second un centre d’ingénierie. Les accès ont été négociés au niveau de la direction des ressources humaines (RH par la suite) du Groupe et les sites retenus l’ont été après appel à managers volontaires. Sur chacun de ces sites, nous avons pu rencontrer l’ensemble des métiers et de la chaîne hiérarchique, suivre plusieurs agents d’exploitation, techniciens, ingénieur·es et membres de l’encadrement dans leur journée de travail, et cela afin d’appréhender les ressources et les contraintes propres à leur activité. Cet article s’appuie également sur des entretiens semi-directifs menés auprès des agents, techniciens d’exploitation et cadres du groupement d’usines (n=15), ainsi qu’avec des ingénieur∙es, chefs de projets et directeurs du site d’ingénierie (n=27). Ces entretiens ont été l’occasion d’aborder les parcours des salarié·es, en prenant le temps de développer plus spécifiquement leurs expériences relatives au management, comme encadré·e ou comme manager. Les caractéristiques de l’activité ont également été abordées, tout comme les modes de communication, la dimension relationnelle du travail, la compréhension des démarches Opale, la manière dont les salarié·es se positionnent — ou non —, les attentes générées, ainsi que les transformations éventuellement constatées dans les pratiques ou l’organisation. Une dernière partie des entretiens s’est attachée aux formes de socialisation collective hors travail (familiales, politiques, associatives, etc.). Ces immersions sur sites ont été complétées par des entretiens (n=3) menés auprès de cadres chargé·es de diffuser et accompagner les démarches Opale au niveau national. Enfin, les interviews de différents promoteurs internes de la démarche réalisées par les services de communication interne et les documents disponibles sur l’espace intranet dédié à ces propositions ont fait l’objet d’une analyse complémentaire.
L’ensemble des enquêté·es et des sites ont fait l’objet d’une anonymisation.
6Afin d’étayer cette thèse, la première partie de l’article présente le contexte qui a conduit le groupe industriel à envisager de prendre au sérieux la proposition Opale. La deuxième partie examine les modalités de construction des premières expérimentations, et la manière dont se structurent au départ des réseaux de soutien pour encourager ces initiatives. Nous verrons qui sont les entrepreneurs institutionnels porteurs de ces initiatives au sein de la direction RH et de la division Hydraulique, en suivant trois d’entre eux à différents endroits du Groupe : Yoann P., manager d’un groupement d’usines, Philippe C., dirigeant d’un département au sein des Ressources humaines, et Cédric M., ancien directeur adjoint d’unité à qui est confiée une mission de réflexion sur les pratiques managériales au sein de la branche hydraulique. Nous proposons ensuite de caractériser le répertoire d’actions des entrepreneurs institutionnels dans une troisième partie. Nous regarderons enfin la manière dont certains de ces entrepreneurs ont su, ou non, aménager localement les propositions Opale pour tenter de les rendre compatibles avec les exigences de la standardisation numérique des plans de maintenance et de production ainsi qu’avec les impératifs de sûreté.
7Les recherches effectuées dans l’entreprise publique où la présente enquête a été menée s’accordent pour situer au milieu des années 1980 le tournant modernisateur promu par le Groupe (Meynaud, 1996 ; Tixier et Mauchamp, 2000). Ce mouvement a pour effet d’effriter un modèle caractérisé par une pratique de la « cogestion », des parcours de carrières assurés et une hausse continue de la demande qui stabilise les projections dans l’avenir. En réalité, les mutations doivent s’apprécier sur le long terme, au rythme syncopé des effets multiples induits par l’ouverture de l’entreprise à la concurrence, par l’attention nouvelle qu’elle a pu porter à l’accroissement de la productivité et par la mise en place de « modes projet » de travail. En procédant ainsi, on s’aperçoit rapidement des limites des représentations en termes de modernisation qui tendent à opposer de manière trop binaire une vieille bureaucratie à une nouvelle organisation plus flexible et individualisée (Boussard et al., 2015).
8Comme d’autres auteurices l’ont souligné, c’est bien plutôt une forme d’hybridation (Lallement, 2007) ou de coexistence d’organisations asynchrones (Linhart, 2010) que l’on peut observer lorsque l’on cherche à qualifier la manière dont le neuf succède à l’ancien. Appliqué au Groupe, ce type de diagnostic mène à la conclusion suivante :
« Suivant les grandes lignes de la controverse scientifique (qui est également une controverse politique au sein même des entreprises) sur le renouveau du taylorisme et de l’autonomie, les transformations de l’organisation du travail [au sein du Groupe] peuvent se lire comme une conciliation permanente entre deux tendances : le contrôle toujours plus étroit de l’autonomie des agents d’une part, et l’ouverture progressive à un nouveau modèle d’entreprise, plus proche de la “cité par projets”, d’autre part » (Martin, 2012, p. 139).
9Le constat vaut toujours s’agissant des expérimentations Opale menées à partir de 2018, expérimentations menées à côté d’autres démarches à visée participative.
10Les organisations Opale (teal organizations) sont le fruit de réflexions peu préoccupées par un souci de formalisation opérationnelle. La littérature qui leur est consacrée (les écrits de Frédéric Laloux au premier chef) se présente comme un produit relevant d’un genre philosophique susceptible de donner vie à de « nouveaux paradigmes ». Les considérations pratiques apparaissent principalement à l’occasion de la présentation de cas d’entreprises qui se démarqueraient, dans leur matérialité quotidienne, par des principes novateurs que le qualificatif « Opale » vient rassembler, sans en avoir toutefois le monopole. Il n’est pas toujours aisé en conséquence de savoir si telle ou telle organisation relève strictement de la famille Opale ou non.
11Quoi qu’il en soit, la proposition Opale est proche de celle, plus connue, de l’entreprise libérée. Cette dernière est définie par l’un de ses promoteurs comme « un environnement organisationnel dans lequel la majorité des salariés sont complètement libres et responsables d’entreprendre toutes actions qu’eux-mêmes […] décident comme étant les meilleures » (Getz, 2009, p. 35). Si elle hérite d’une philosophie similaire, la forme Opale se distingue néanmoins du modèle de l’entreprise libérée par le crédit que Frédéric Laloux accorde non seulement à l’analyse systémique mais aussi aux travaux de psychologie évolutionniste.
Encadré 3. Frédéric Laloux, promoteur d’Opale
Né en 1971 en Belgique, Frédéric Laloux a travaillé comme consultant pour le cabinet McKinsey pendant 10 ans, de 1997 à 2007, après avoir effectué un cursus en école de commerce à Bruxelles (1991-1996) complété par un Master of Business Administration (MBA) à l’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD) (2001-2002). Il démissionne après une séance de coaching pour, lui-même, œuvrer comme coach pendant près de quatre ans. Il obtient pour cela une certification du Newfield Network, réseau américain de coaching. En 2011, cette activité ne le comble plus et dans le prolongement de sa découverte des travaux de Ken Wilber, essayiste américain auteur d’Une théorie de tout. Vision intégrale pour les affaires, la politique, la science et la spiritualité (Wilber, 2014), il étudie des entreprises fonctionnant autrement. C’est en appliquant le cadre évolutionniste de Ken Wilber aux organisations qu’il publie en 2014 Reinventing Organizations: A Guide to Creating Organizations Based on the Next Stage of Human Consciousness, préfacé par K. Wilber (Laloux, 2014). Le livre est traduit en français l’année suivante et publié chez Diateino, où le sous-titre devient « Pour des communautés de travail inspirées » (Laloux, 2015). Le livre s’est vendu selon son auteur à un million d’exemplaires dans le monde.
12Contrairement encore à la théorie de l’entreprise libérée qui, dans ses premières formalisations du moins, dénonce avant tout les dérives bureaucratiques des fonctions supports et managériales des entreprises, la focale est concentrée chez Frédéric Laloux sur le nécessaire développement des dirigeant·es et des salarié·es, ainsi que sur celui de l’entreprise elle-même. La référence au New Age y est par ailleurs patente. On retrouve en effet dans ses écrits comme dans ses discours les ingrédients typiques de la rhétorique propre à ce courant que sont la rupture paradigmatique et l’approche holistique (Geoffroy, 2000). Ainsi, pour Frédéric Laloux, « le passage au stade Opale s’accompagne souvent d’une ouverture à une dimension spirituelle transcendante et du sentiment profond que nous sommes tous reliés et que nous faisons partie d’un seul grand tout » (Laloux, 2015, p. 93).
13En dépit du grand écart apparent entre ces préoccupations ésotériques et les enjeux techniques et économiques d’une grande entreprise comme le Groupe, Opale commence à y faire recette dès la fin des années 2010. L’idée de s’inspirer des thèses et préconisations de Frédéric Laloux émerge au printemps 2017 lors d’un concours d’innovation interne au Groupe. À cette occasion, l’une des équipes, composée de sept cadres de différentes divisions, suggère, avec succès, d’expérimenter les principes exposés dans Reinventing Organizations. Le prix remis, les lauréats passent aux travaux pratiques avec leurs équipes respectives, chacune d’entre elles étant soutenue par un cadre dirigeant « sponsor ». L’un des cadres, qui n’a pas de responsabilités managériales, lance quant à lui un appel national à volontaires parmi les managers de la division Hydraulique (groupements d’usines, équipes d’intervention mécanique et centres d’ingénierie). Première manifestation des réticences à adopter les principes formalisés par Frédéric Laloux, l’appel ne fait pas l’unanimité. Il n’est pas diffusé aussi largement que son rédacteur l’avait souhaité. C’est ainsi que, sur décision de l’un des directeurs d’unité de la division Hydraulique, le mail contenant l’appel à expérimenter Opale n’arrivera jamais dans la messagerie des managers de sa plaque régionale.
14En dépit de pareils freins, Opale va faire sa place dans une version épurée, non pas à la suite d’injonctions émanant de la direction du Groupe mais grâce au travail d’un ensemble de managers désireux de s’emparer de façon pragmatique de la philosophie Opale pour mener à bien des projets qui les intéressent directement. À la fin de la décennie 2010, deux chantiers à des endroits distincts du Groupe mobilisent particulièrement les énergies en faveur d’Opale : le premier au sein de la direction des ressources humaines, le second au sein de la direction de la division Hydraulique. Dans les deux cas, l’élan est donné par des managers (responsables de site, directeurs d’unité, chefs de service, etc.) que l’on peut assimiler à des entrepreneurs institutionnels, au sens que la théorie néo-institutionnaliste assigne à ce terme, autrement dit :
« Des agents qui créent ou transposent des pratiques, des croyances ou des modèles, et font en sorte que les autres agents adhèrent à ces pratiques et les acceptent comme des normes. […] Le but de l’entrepreneur institutionnel est d’instaurer ou de changer les règles du jeu » (Leca, 2006, p. 74‑75).
15Tout l’enjeu du travail organisationnel effectué par ces entrepreneurs est ainsi d’enrôler de nouveaux partenaires, d’activer des circuits et des réseaux de valorisation (les « parcours hauts potentiels » par exemple) et de construire des alliances destinées à « faire nombre ».
16Ces managers n’endossent pas l’habit d’entrepreneur institutionnel par hasard. Du moins peut-on en faire l’hypothèse sur la base des éléments empiriques que nous avons pu collecter à l’occasion de nos entretiens. De l’exploitation de ce matériau empirique, il apparaît que ces managers partagent souvent deux traits communs. Le premier est un malaise dont la source varie selon les générations : pour les plus anciens, une difficulté croissante à se conformer aux codes et aux exigences d’un management qu’ils jugent obsolètes, pour les plus jeunes, une difficulté à tenir un rôle de manager technique qui exigerait une expertise métier dont ils ne sont pas dotés. Deuxième trait commun : la possibilité de bénéficier de ressources (typiquement, le soutien de la hiérarchie directe) propices à l’exploration de nouvelles modalités d’encadrement.
17Yoann P., manager première ligne, est responsable d’un groupement d’usines dans lequel travaille une quarantaine d’agents. Lorsque l’appel à participer à l’expérimentation Opale circule au sein de la division Hydraulique à la suite du concours d’innovation, il est le premier à répondre. Sensibilisé par le documentaire de Martin Meissonnier sur le « bonheur au travail » sorti en 2015, il connaît déjà, grâce à ce film, les travaux d’Isaac Getz sur l’entreprise libérée. Il bénéficie par ailleurs du soutien de son responsable direct qui l’encourage dans cette démarche. En juin 2017, Yoann P. anime ainsi la première expérimentation Opale dans l’Hydraulique. Quatre axes thématiques structurent le programme. Ils ont trait, respectivement, à la gouvernance et aux modalités de prise de décisions, à l’organisation du travail, aux ressources humaines (recrutement, évaluation, développement personnel) et, enfin, aux lieux de travail. L’entreprise se fait l’écho des premiers résultats. Deux exemples d’innovation organisationnelle reviennent principalement dans la communication interne qui est faite à propos de l’expérimentation : la mise en place d’une co-construction du planning d’intervention avec le cadre responsable, d’abord à l’échelle de toute l’équipe puis, en raison des difficultés à maintenir le dispositif, avec le concours de deux ou trois agents intéressés ; une ludification de la formation, autour des missions d’astreinte notamment, à travers la construction d’un jeu de société dédié.
- 3 À la différence de la production nucléaire dont est tirée cette uniformisation des plans de mainten (...)
18Intéressons-nous en particulier au planning, colonne vertébrale de l’organisation du travail des usines hydro-électriques. En 2015, la division Hydraulique se dote d’un nouveau progiciel de gestion intégrée dans le cadre d’un large plan d’investissement, de numérisation et de standardisation du parc. Celui-ci référence l’ensemble des tâches qui doivent être réalisées pour que ces plans, propres à chaque usine, soient respectés. Les tâches sont ensuite attribuées, redistribuées, reportées… en fonction des disponibilités des agents d’abord, de leurs compétences, de leurs aspirations de formation, voire parfois des affinités lorsque le travail doit être réalisé en binôme. Les décisions sont prises par le cadre responsable avec le concours d’un technicien principal dit « animateur ». Le planning est ensuite ajusté tout au long de la semaine en fonction des aléas. L’usage de l’ERP a contribué à standardiser sa préparation. Avec Opale, il est proposé de procéder un peu différemment : il s’agit d’associer les agents à la construction de l’organisation du travail et, dans le même mouvement, de remobiliser leur expertise concernant les machines et leurs spécificités3.
- 4 Testée à d’autres endroits, cette initiative tend plutôt à visibiliser le fait que la simple possib (...)
19D’autres innovations relèvent de l’expérimentation. Une chaise vide est ainsi installée durant les réunions de l’encadrement pour que tout agent ou technicien d’exploitation intéressé puisse y assister4. L’encadrement instaure par ailleurs de nouveaux moments de convivialité. Un des éléments déclencheurs de l’initiative est une plainte formulée par les équipes qui s’émeuvent du fait que les cadres puissent bénéficier d’un déjeuner hebdomadaire, au restaurant, afin de tenir leur réunion de coordination. Ledit déjeuner est supprimé et le principe d’un brunchstorming mensuel, petit-déjeuner accessible à toutes et à tous, est proposé aux équipes et accepté.
20Ces premières expériences sont loin de faire l’unanimité, comme en témoigne l’un des futurs responsables de la diffusion d’Opale au sein du Groupe :
« [Yoann] a pas mal essuyé de plâtres, hein. Parce que, forcément, ses collègues d’un côté ils disaient, pffff, l’équipe babyfoot, enfin tu vois, ça a été pas mal brocardé […], donc il en a un peu… souffert, d’être le premier. Ce n’est pas forcément le rôle le plus facile » (Cédric M., chef de projet Opale).
21Ainsi, ces premières innovations n’ont pas suffi pour convaincre et encore moins pour garantir leur généralisation au sein du Groupe. D’autres initiatives ont été prises qui, dans des registres différents, ont permis d’étoffer ce que l’on pourrait nommer l’« offre rhétorique » des managers convaincus par l’intérêt d’Opale. Chacun avec des préoccupations propres, deux groupes d’acteurs en sont à l’origine : des responsables RH et des managers orientés « métier » (des cadres de la direction de la branche hydraulique, des directeurs d’unité, des responsables de site).
- 5 Il nous faut ici mentionner brièvement l’accord qui l’a suivi, signé en novembre 2021 pour quatre a (...)
22Les premiers, en particulier au sein du pôle « Innovation, diversité et performances au travail » de la direction RH Groupe, avaient d’ores et déjà amorcé, en amont du concours d’innovation dont il a été question, une nouvelle réflexion sur l’organisation du travail et les enjeux managériaux associés. Celle-ci aboutit à un accord d’entreprise sur le sujet en février 20165. Le texte prévoit la mise en place de « projets collectifs de fonctionnement d’équipes ». Christophe M., responsable de pôle, explique ainsi la démarche :
« [Chaque] équipe élémentaire de travail devait régulièrement réfléchir à son projet d’équipe, […] centré sur la question du fonctionnement, pour être en capacité de répondre à plusieurs questions : que chacun sache exactement quel type de décisions il pouvait prendre, quelle famille de décisions, jusqu’où il pouvait aller dans la décision à prendre dans son travail. Quelqu’un qui ne peut pas prendre de décisions est quelqu’un qui n’a pas de responsabilités. Donc on souhaitait que les gens qualifient ça. La deuxième chose, on souhaitait que chaque équipe parle de sa propre activité pour se l’approprier, donc c’est la discussion autour du travail. […] Donc, sans le dire… on tentait de mettre en place un modèle dans lequel marges de manœuvre, autonomie, responsabilisation étaient nos marqueurs, et dans lequel la posture managériale évoluait pour passer à une posture plus de soutien que d’ordonnancement » (Christophe M., responsable de pôle, DRH Groupe).
23Dans la division hydraulique, la mise en place de cet accord coïncide avec le déploiement du vaste programme d’investissements matériel et progiciel évoqué précédemment, sur fond donc de numérisation et d’uniformisation des processus de travail. Les projets collectifs de fonctionnement d’équipes qu’entérine l’accord d’entreprise sont perçus sur certains sites comme un simple moyen d’en accompagner le déploiement. Une telle défiance a pour effet d’aboutir à une faible appropriation des ressources offertes par l’accord.
- 6 Extrait de sa présentation sur la page web d’un réseau de coachs dont il fait maintenant partie.
24En février 2018, par ailleurs, l’équipe RH change de direction au profit d’un dirigeant qui se présente comme « l’initiateur d’Opale » au sein du Groupe6. Il a, de fait, officié comme sponsor de l’une des premières expérimentations Opale issues du concours d’innovation et permis par la suite que ce mouvement se poursuive. Revenant sur le rôle de ce nouveau directeur, une chargée de mission au sein de cette équipe RH rapporte :
« C’est une démarche qui est vachement poussée par Philippe C. Philippe C. a lui-même fait une bascule, on va dire, psychologique parce que, quand il m’a reçue [en entretien d’embauche], j’ai dû parler, allez, quatre minutes et le reste, pendant le reste de l’heure c’est Philippe qui a parlé […]. Et il m’a parlé de sa révolution… personnelle, quoi » (Maud P., chargée de mission, DRH Groupe).
25Les termes « bascule » et « révolution personnelle » n’ont rien d’anecdotique. C’est bien en effet à l’aide d’une sémantique de la révélation que la littérature managériale qui nous intéresse ici a coutume d’évoquer la trajectoire des « leaders libérateurs » (Getz, 2009). Celle-ci est intarissable quand il s’agit de justifier la nécessité d’une transformation personnelle, ou de mettre à mal l’égo du dirigeant. Conséquence d’une telle conversion : nombre des managers qui ont été conquis par une telle rhétorique ont pour point commun d’avoir, dans leur carrière, bifurqué vers le conseil, l’accompagnement et le coaching. Ce sera le cas au demeurant de Philippe C. qui quittera le Groupe en 2022 pour s’installer à son compte comme consultant et coach. Mais revenons-en à son action au sein de l’équipe RH dont il prend la tête en 2018. Celle-ci se fait d’abord discrète :
« Alors en revanche, quand je te dis qu’il [Philippe C.] est sponsor, qu’il pousse beaucoup, quand je l’ai vu il y un an il était assez peu soutenu par le Comex, et donc ça restait confidentiel. Ça veut dire qu’on parlait d’Opale, mais sans vraiment se mettre en visibilité. On faisait deux ou trois trucs, mais [elle hésite un peu] ce n’était pas… ça restait confidentiel. À la fois dans la communication, et… Et lui ne se sentait pas vraiment soutenu non plus. […] Il avait même peur d’aller chercher l’assentiment, parce qu’il sentait que c’était trop, trop différent. Il préférait faire ça en confidentiel plutôt que de s’attirer des opposants. Mais on a fait quand même beaucoup de choses, en fait, depuis un an, je trouve, on a créé une équipe, on se voit tous les lundis, on mène un peu cette démarche-là, sans qu’elle soit… elle n’est absolument pas prescriptive, il n’y a pas d’obligation, ça reste du volontariat, ça reste la possibilité de faire autrement si on le souhaite » (Maud P., chargée de mission, DRH Groupe).
26Avec cette équipe de quatre personnes, Philippe C. contribue à mettre à l’agenda à l’échelle nationale les questions de culture managériale et de manières de travailler, il structure un accompagnement aux équipes volontaires pour se lancer dans des expérimentations Opale, il construit des argumentaires destinés à répondre aux strates dirigeantes inquiètes des conséquences possibles de pareilles innovations sur les performances et la sécurité. Il fait œuvre, en bref, de rhéteur, de lobbyiste et d’accompagnateur.
27Ce projet permet à ce pôle de la direction RH de se rapprocher des questions managériales. Christophe M. évoque ainsi cette occasion d’articulation entre RH et Métiers :
« C’est toujours très difficile hein, comment je vais dire ça, parce que c’est notre culture d’entreprise… En gros, la DRH n’est pas considérée a priori comme le lieu de conception des politiques managériales. Le lieu des conceptions des politiques managériales c’est les métiers. Donc même si vous avez une politique managériale maison qui est la politique “leadership”, on doit avoir quelques items de l’université Groupe, ce qui fait un manager, c’est la “Ligne managériale”, et la RH est au service de ça, bien sûr, comme partout, mais elle n’est pas obligatoirement en conception de ça. Et là on avait une jonction entre une politique managériale issue du management et la DRH Groupe » (Christophe M., responsable de pôle, DRH Groupe).
28Ainsi, autour de 2017, une réflexion sur l’opportunité de mobiliser Opale est également en cours au sein de la direction Hydraulique, côté Métiers donc, qui va doter cette division d’une structuration plus forte de la démarche au regard des autres branches. Cédric M., ancien directeur d’unité dans l’hydraulique, est l’un des acteurs qui y contribuent activement. Après la suppression de son poste suite à une réorganisation, à l’été 2017, le directeur adjoint de la division Hydraulique lui propose une mission intermédiaire sur la question du management :
« C’était très peu cadré ce qu’il m’a demandé. Il m’a dit : “Eh bien voilà, on fait du participatif depuis quelques années, on le fait plus ou moins… en fonction des endroits. Je pense qu’on pourrait aller plus loin que le participatif, aller vers des choses un peu plus collaboratives”. Mais je ne sais pas trop ce qu’il mettait derrière, tu vois, c’était un peu flou » (Cédric M., chef de projet Opale).
29Après deux mois de documentation, Cédric M. se rend sur le premier site d’expérimentation, le groupement d’usines (GU) précédemment présenté. Là, les retours des agents présents font directement écho à ses lectures, celles notamment qui placent au cœur de leur grille de lecture la « motivation intrinsèque » telle qu’elle a été théorisée par Edward L. Deci et Richard M. Ryan (1985) :
« Je vais voir dans ce GU, et il y a une transformation en cours qui a l’air de produire des effets super positifs, et quand je discute avec les mecs, finalement je retrouve ce que j’ai vu dans le bouquin de Getz, donc il y a peut-être un truc là. Et du coup, je me suis dit, par rapport à ma feuille blanche, plutôt que de faire un projet fumeux, qu’on va aller porter en Codir [comité de direction], je suis allé voir le directeur adjoint, je lui ai dit “voilà, est-ce que ça te va si l’ambition qu’on se donne et si le mandat que tu me donnes, c’est d’essayer de faire le plus possible de GU [comme celui-ci] partout où on peut, partout où il y a matière, où il y a des gens qui veulent ?” Et il me dit “Ah ben oui, oui, moi ça me va parce que j’y suis allé aussi, et un de mes rêves ce serait de voir ça partout” » (Cédric M., chef de projet Opale).
- 7 Les citations de ce paragraphe correspondent aux formulations telles que Cédric M. les a rapportées (...)
30Cédric M. prend alors son « bâton de pèlerin » pour entamer un « tour de France » des directions régionales de l’Hydraulique afin de les convaincre du bien-fondé de la démarche Opale. Il souhaite obtenir leur accord pour que des équipes puissent se lancer dans l’aventure et s’assurer qu’elles bénéficieront de la « protection » nécessaire à la bonne conduite de l’expérimentation. Cédric M. souhaite également que chaque plaque régionale nomme un « relais Opale » de façon à pouvoir constituer un réseau, chacun des relais étant censé pouvoir disposer d’un jour par mois pour mener à bien sa mission. Cédric M. propose aussi d’intervenir lors des comités de direction des sous-unités, de façon à s’assurer que l’information circule. L’accueil à cet échelon est loin d’être unanime et certaines présentations donnent lieu à des commentaires sceptiques qui lui reviennent indirectement : « Pffff, n’importe quoi, ça ne marchera jamais » ; « On va laisser passer le truc. La mode, elle va vite passer et puis voilà ». Autre symptôme de résistance, un manager volontaire pour expérimenter Opale rapporte s’être heurté à la réticence de son supérieur hiérarchique : « On ne fait pas ce genre de conneries. Ça, ça ne peut que desservir ta carrière »7.
31Cédric M. ne baisse pas pour autant les bras. Son « tour de France » lui permet de constituer une équipe de huit personnes « relais Opale ». Le petit groupe se réunit pour la première fois au début de l’année 2018 en présence et avec le soutien de consultants internes au Groupe, mis à contribution dans la structuration de l’offre d’accompagnement. Ensemble et avec l’appui de l’Université Groupe Management, ils lancent les premières « Journées d’inspiration » (juin 2018), séminaire initiatique de deux jours qui accueille les managers volontaires ainsi qu’une personne de leur équipe.
32Pour qualifier sociologiquement le profil des différents porteurs de la démarche Opale au sein du Groupe, on peut parler d’entrepreneurs institutionnels, soit des acteurs qui se distinguent des autres « par leur désir de faire passer la réalisation de leurs intérêts par la transformation de l’espace dans lequel ils évoluent plutôt que par sa reproduction » (Bergeron et al., 2013, p. 264). Si cette notion nous aide à qualifier le rôle de ces cadres dans la diffusion d’Opale, cela ne revient pas à adopter une interprétation individualiste d’acteurs héroïques, à la façon des schumpeteriens. Pour dépasser cette interprétation parfois faite de la notion d’entrepreneurs institutionnels, Thomas Lawrence et Roy Suddaby proposent de regarder de plus près le « travail institutionnel », défini comme « l’action intentionnelle des acteurs ou des organisations visant à créer, maintenir ou déstabiliser les institutions » (Lawrence et Suddaby, 2006, p. 215). Les auteurs invitent à distinguer l’activité du résultat du travail institutionnel, en ce que ce dernier échappe bien souvent aux acteurs, et à considérer l’effort que ce travail nécessite, comme travail politique notamment (Ben Slimane et Leca, 2010, p. 63). C’est ainsi dans le cas présent un travail qui vise en premier lieu à assurer la légitimité des démarches Opale, loin d’être toujours acquise. Pour le qualifier, nous proposons de recourir à la notion de répertoire d’actions, au sens de Charles Tilly (1984).
33Le premier type d’action consiste à justifier le recours à Opale. Plusieurs registres argumentaires alimentent une rhétorique de la nécessaire adaptation. Ces registres nous intéressent en ce qu’ils représentent une ressource pour l’action et contribuent au processus de légitimation regardé. La thèse centrale de Chaïm Perelman nous semble ici particulièrement heuristique. Elle est ainsi rappelée par Michel Lallement :
« Le but de l’argumentation n’est pas, comme celui de la démonstration, de prouver la vérité de la conclusion à partir de celle des prémisses, mais de transférer sur les conclusions l’adhésion accordée aux prémisses » (Perelman, 2002, p. 41, cité par Lallement, 2014, p. 21).
34En bref, l’important n’est pas tant que les expérimentations Opale apportent véritablement une solution au diagnostic posé, mais que le constat de départ soit partagé.
35Côté direction, notamment au sein des RH, le premier registre rhétorique relève de la contrainte. Il s’appuie sur ce que Jens Beckert (2021) nomme « anticipation fictionnelle », soit une « représentation d’états futurs du monde et de relations causales qui viennent éclairer les prises de décision des acteurs » (Beckert, 2018, p. 152). Critique ouverte de la notion d’anticipation rationnelle mobilisée en économie, ce concept permet d’éclairer les conditions de prise de décision en contexte d’incertitude. Un large projet de réorganisation et de découpage du Groupe en fonction des activités de production est source de nombreuses inquiétudes au moment de notre enquête. S’il est encore peu médiatisé à l’automne 2019, des mouvements de grève ponctuent déjà le terrain de recherche. À ce moment, le sort de l’hydraulique n’est pas encore scellé. Une autre réforme majeure couve : l’ouverture à la concurrence des concessions des barrages hydroélectriques. Un tel contexte explique le besoin de produire un discours d’« adaptabilité », selon les termes de Christophe M., responsable de pôle à la direction RH du Groupe :
« On ne sait pas exactement ce que sera l’entreprise en 2050, et les gens qu’on recrute aujourd’hui seront dans l’entreprise en 2050. Donc il faut qu’on bâtisse une entreprise qui soit suffisamment… alors la novlangue dit “agile”, mais suffisamment… comment dire, enrichissante, capacitante, pour les personnes et dans les équipes, à la fois pour avoir des organisations du travail qui s’adaptent aux évolutions de notre marché […] et pour avoir des organisations qui sont peut-être moins chères à faire tourner, et ça nécessite… Enfin, je veux dire qu’une organisation moins processée est une organisation qui va plus vite à tourner, à bouger. Voilà pourquoi nous on y va, et voilà pourquoi, en gros, on ne peut pas transformer l’entreprise, son marché, sa position sur le marché en France et dans le monde, sans qu’on ait un accompagnement managérial de ça » (Christophe M., responsable de pôle, DRH Groupe).
- 8 Il est à ce titre intéressant de noter le rapport ambivalent entretenu entre ces modes d’organisati (...)
36Les expérimentations Opale, comme les autres démarches à visée participative du Groupe, sont perçues dès lors comme une réponse pour construire cette capacité d’adaptation de la structure comme de l’organisation du travail. Cette « anticipation fictionnelle » porte avec elle une autre difficulté à laquelle doivent répondre ces nouvelles modalités managériales. Les resserrements probables à moyen terme des marges de manœuvre budgétaires risquent de générer une pression accrue sur la masse salariale et, par-là même, de ralentir les évolutions de carrière. La menace est d’autant plus forte que la structure d’emplois a évolué à l’avantage des cadres. En promettant plus d’autonomie et des postes plus riches en contenu, les démarches Opale apparaissent comme une manière de compenser à terme une moindre valorisation salariale mais aussi la fragilisation du statut des électriciens-gaziers8. Le discours accompagne enfin un allégement de la ligne hiérarchique (transfert des tâches managériales à certains membres des équipes opérationnelles et réduction d’effectifs à certains endroits).
37Du côté des cadres de la production ou de l’ingénierie, un autre registre argumentaire est mobilisé en entretien, sans que les deux registres ne s’excluent mutuellement. Les réorganisations des dernières années qui ont conduit à une plus grande prescription du travail et à une réduction des marges de manœuvre des agents auraient limité les performances, et l’engagement des salarié·es (tel que le mesurent les enquêtes annuelles menées en interne) serait en berne. Face au constat de formes de routinisation et d’appauvrissement du contenu du travail, la proposition Opale a pu apparaître aux yeux de certains managers comme un moyen de tenir un discours d’innovation, quand il s’agissait à certains endroits de faire « marche arrière » pour en finir avec une rationalisation et externalisation porteuse de nombreux effets indésirables, notamment en termes d’efficience, de coûts, mais aussi d’expertise des agents. Il s’est agi là également, en promouvant une telle organisation, de redonner de la légitimité au Groupe en proposant des innovations « désirables, convenables et adéquates, par rapport à un système de normes, de valeurs et de croyances sociales » (Leca, 2006, p. 71). À ce titre, ces expérimentations apparaissent également dans les entretiens comme un levier pour, dans un contexte de difficultés de recrutement, répondre aux attentes supposées des jeunes générations. La rhétorique mobilisée à des fins de communication extérieure se concentre en ce sens sur les questions d’engagement et de plaisir au travail.
- 9 Source : intranet du Groupe, page « FAQ » dédiée aux démarches Opale.
38Un deuxième registre d’action vient servir le processus de légitimation de la proposition Opale : il consiste à filtrer celle-ci de ses composantes new age et à la traduire en des termes lui permettant d’être audible au sein du Groupe. La rhétorique Opale a fait l’objet d’une digestion préalable à sa mise à disposition, si bien que la démarche proposée, grâce à l’action des entrepreneurs institutionnels, est simplement définie comme « un état d’esprit qui se caractérise par un management basé sur la confiance entre les collaborateurs, la responsabilisation, la valorisation des prises d’initiatives et l’autonomie dans le travail »9. L’usage à d’autres endroits de l’expression « transformation managériale » pour parler d’Opale est par ailleurs loin d’être anodin, tout comme l’absence de mention d’éventuels chantiers concernant les rémunérations ou l’élargissement des tâches possibles lors des expérimentations. En rabotant la proposition Opale de cette dimension organisationnelle, les entrepreneurs institutionnels extirpent leur programme du périmètre dévolu aux instances du dialogue social.
39Ce travail de filtrage et de traduction a pour fonction de rassurer tant les salarié·es que les dirigeants. On retrouve la trace d’une telle action sur l’intranet du Groupe. Sur la page « Foire aux questions » (FAQ), figure par exemple l’interrogation suivante : « Est-ce que vous avez des exemples d’entreprise (dont “grandes entreprises”) qui mènent ce type de transformation ? ». La réponse fournie est la suivante : « Plusieurs grandes entreprises connues du grand public ont entrepris une démarche de transformation managériale : Michelin, Décathlon, Poult, Veolia, les CPAM Loire-Atlantique et des Yvelines, le ministère belge de la santé, FAVI, Veolia Eau, etc. ». D’autres messages présents dans la FAQ relèvent d’une même démarche de légitimation, tel celui mentionnant le soutien du Comité exécutif (Comex), citant nommément l’un de ses membres.
40Pour lever les réticences, notamment du côté des directions d’unités, les entrepreneurs institutionnels qui promeuvent Opale au sein du Groupe usent d’un autre type d’action encore qui vise à recourir à la quantification pour prouver l’intérêt de leur démarche. Une communication vidéo est produite par exemple pour la journée « Top 300 » — qui rassemble trois cents dirigeants du groupe en juillet 2018 —, un an après le lancement des sept premières expérimentations. Cette vidéo est ainsi commentée par Maud P., membre de la cellule RH mobilisée sur les expérimentations :
« C’était important que les grands directeurs, les grands chefs [elle sourit] soient rassurés… et c’était un exercice qui était finalement un peu artificiel parce que, six mois ou un an de changement comme ça, ça ne génère pas de résultats. C’est trop… court, mais il fallait rassurer, donc il fallait le démontrer » (Maud P., chargée de mission, DRH Groupe).
41Dans cette vidéo, Yoann P. fait état d’une économie de 70 000 euros sur l’année. Son directeur de l’époque, devenu un promoteur actif de la démarche, revient sur ces enjeux :
« Yoann il dit “ouais j’ai gagné 70k euros”, l’autre qui dit “ le taux d’absentéisme est passé de 12 % à 3,5 %”. Donc il a creusé pour mettre quelques chiffres parce qu’il s’est dit “sinon c’est mort en fait, si je ne peux pas donner des chiffres personne ne va me suivre”. Donc c’est vraiment le sujet qui est hyper compliqué en fait à estimer. […] Tu as des enquêtes internes qui te donnent des chiffres, sur le bien-être au travail, les relations de confiance avec les managers, N+1, tout ça. Donc tu peux trouver. Je ne suis pas sûr que ce soit tout à fait satisfaisant pour nos dirigeants. Ils attendent un peu plus. Et tout n’est pas... tu ne peux pas tout chiffrer, en fait. Quand les gens sont bien au boulot, moi je n’ai pas d’indicateurs de qualité de vie au boulot, c’est compliqué » (Éric D., directeur du site Hydr’Ingé et relais Opale).
42Les discours des différents promoteurs insistent de façon convergente sur ce besoin de quantification des effets, du côté des dirigeants d’unités ou sous-unités, ou des membres du Comité exécutif. Ce n’est qu’en mai 2019 que la démarche Opale obtient le soutien officiel du Comex, dans le cadre d’un projet transverse de responsabilisation. C’est ainsi rassemblé avec des démarches de lean management, notamment, qu’Opale finit par emporter un début d’adhésion au plus haut niveau du Groupe. Revenant sur l’action du dirigeant Philippe C., Éric D. nous dit : « J’ai déjà discuté plusieurs fois avec lui, il me dit “j’ai un vrai problème, c’est que quand je présente ça au Comex, ils veulent des chiffres en fait. Ce que ça rapporte en gains de performances” ». Ces exigences ne sont pas sans poser des défis méthodologiques aux entrepreneurs institutionnels, qui peinent à trouver des moyens de quantifier les effets sur les performances au regard de la diversité des activités concernées.
43Pour gagner rapidement en légitimité, les entrepreneurs Opale ont dû aussi organiser le recrutement de nouvelles équipes : il faut « faire émerger du terrain » tout en assurant la diffusion. Il faut « faire nombre », non seulement pour étendre la démarche Opale, donner envie, mais également pour protéger les nouvelles équipes qui se lancent dans l’aventure. Là encore, les chiffres avancés ont une valeur d’autant plus stratégique qu’ils semblent indiquer que la mayonnaise a bien pris. « Aujourd’hui, nous sommes 140 équipes lancées en seulement 2 ans et demi, dont 30 à 40 % dans l’hydraulique », rapporte Yoann P. dans une interview publiée en septembre 2019 par le média en ligne loptimisme.pro. Un mois plus tard, nous constatons sur l’un de nos terrains la volonté affichée par les responsables d’une des unités régionales d’étendre la démarche à l’ensemble des managers de la région d’ici deux ans. L’ensemble des interlocuteurices rencontré·es insistent toutefois sur l’importance de maintenir le volontariat.
44Dès lors, des « Journées d’inspiration » ont été organisées au sein du Groupe pour permettre à celles et ceux qui le souhaitaient d’entrer dans le dispositif. Ces journées prennent la forme de séminaires de deux jours. Pour y participer, une lettre de motivation est exigée. Comme nous l’explique Cédric M., cette lettre doit répondre à deux questions : « Pourquoi suis-je personnellement motivé en tant que manager pour rejoindre l’expérimentation ? Pourquoi je pense que mon équipe est prête à m’accompagner dans cette aventure ? ». Le ou la manager échange ensuite par téléphone avec le responsable des journées (Cédric M.) afin que ce dernier puisse vérifier que la démarche et ses implications en termes de posture managériale sont bien comprises par les candidat·es. Pour Cédric M., l’important est que les postulant·es comprennent qu’il ne s’agit pas de faire du « participatif + ». Il s’agit « d’aller plus loin, de renverser la pyramide, d’avoir des chefs qui sont en soutien, qui ne sont plus forcément ceux qui prennent les décisions » (Cédric M.). L’une des fonctions de la labellisation Opale semble être ici de se défaire des imaginaires associant le participatif aux échecs passés.
- 10 Sont ainsi invités lors des trois premières sessions Jean-François Zobrist (Favi), Alexandre Gérard (...)
45Les Journées d’inspiration sont l’occasion d’assister à des conférences10, d’échanger et de mener des travaux en binômes puis en groupes inter-sites afin de dessiner les premières actions à mener selon différents axes : la reconnaissance, le recrutement et le développement des compétences, les espaces et lieux de travail, l’organisation des activités et la prise de décision. Elles permettent également d’enrôler de nouveaux entrepreneurs parmi les managers expérimentateurs, en les sollicitant pour venir témoigner.
46Le dernier type d’action caractéristique des entrepreneurs institutionnels du Groupe consiste à fédérer les forces par la voie du réseau. L’objectif est de se reconnaître entre insatisfaits et de nouer des liens utiles. Les entrepreneurs que nous avons rencontrés parmi les directeurs ont tôt cherché à identifier les personnes intéressées, voire convaincues par la nécessité de transformation d’un schéma de management jugé archaïque par beaucoup. Parmi celles-ci, toutes n’ont pas de prédilection particulière pour Opale, mais le fait que l’expérimentation constitue un levier utile pour bousculer les pratiques de management a pu séduire.
« Mais en même temps tu as le mouvement qui s’est engagé en interne, donc forcément tu te raccroches à quelque chose qui est déjà plus officiel que ce que tu fais, toi. Et avec un peu de moyens quand même, tu vois, pouvoir accéder à des conférences ou manger avec Zobrist ou Isaac Getz… pour moi c’était une vraie opportunité. Après sur le fond, c’est pas ça qui a changé la manière de travailler mais ça a permis de nous réseauter plus, entre nous » (Éric D., directeur du site Hydr’Ingé, relais Opale).
47Le réseau a néanmoins ses limites. Éric D. poursuit ainsi :
« Je me suis quand même rendu compte au bout de quelques mois que chaque fois que j’allais à Paris pour ces réunions, je voyais les mêmes. Toujours les mêmes. Tous les managers convaincus. Donc on se tapait un peu sur le bide nous-mêmes, ça servait à rien qu’on se rencontre. Du coup j’ai pris un peu de recul à un moment » (Éric D., directeur du site Hydr’Ingé, relais Opale).
48Cette mise en réseau permet néanmoins d’autres formes de reconnaissance et d’interconnaissance que celles habituellement produites par les parcours de carrière interne, ouvre des possibilités de postes sur mesure (plusieurs entrepreneurs cités ont ensuite évolué vers des fonctions dédiées à la « transformation managériale » du Groupe), et permet également de se positionner dans la perspective d’un changement à moyen terme des critères de promotion et de recrutement des dirigeant·es. Il est ainsi escompté que ces critères tiennent rapidement compte du changement de culture managériale initié.
49Un deuxième niveau d’action permis par le réseau peut être distingué, plus opérationnel celui-là : des « cotel », conférences téléphoniques, ont été mises en place toutes les deux semaines dans l’une des plaques régionales à l’initiative de l’un des relais Opale. Espace d’échanges, ces conférences rassemblaient jusqu’à une trentaine de managers au moment de l’enquête. Mais le grand nombre de participants et l’absence d’ordres du jour n’ont guère aidé à faire de ces conférences un outil toujours utile à l’action collective.
50L’offre rhétorique Opale proposée par les entrepreneurs institutionnels au sein du Groupe se résume globalement à une invitation à plus de confiance, d’autonomie et de responsabilité. Cette offre se trouve mobilisée de manière très distincte selon les sites, en fonction des intérêts des managers volontaires, des configurations de travail et des formes précédentes d’encadrement et d’organisation des collectifs concernés. Les observations et entretiens menés sur deux sites relevant de la division Hydraulique permettent de tirer quelques enseignements à ce sujet. Ces deux sites se distinguent par bien des aspects : Hydr’Ingé est un site d’ingénierie, comptant environ 80 personnes, principalement des ingénieur·es et conducteurs de travaux, travaillant sur des projets de conception et maintenance d’ampleur, gérant seul·es ou presque des projets pluriannuels à plusieurs millions d’euros parfois. HydroProd est un groupement composé de deux ensembles d’usines (11 au total) pour un effectif total de 25 personnes. Il compte quant à lui des agents et techniciens d’exploitation, assurant en bout de chaîne la continuité et qualité de la production hydroélectrique et la maintenance courante, avec un régime d’astreinte à la semaine pour une grande majorité d’entre eux. Sur chacun de ces deux sites, les déclinaisons et fonctions d’Opale ont été différentes : outil de communication principalement pour le premier, dont le directeur est l’un des promoteurs actifs de la démarche, et outil de reconstruction de l’autonomie professionnelle des agents pour le second.
51Abordons d’abord le cas d’Hydr’Ingé. Pour comprendre la façon dont Opale a pu être utilisé, il faut en avoir en mémoire le fait que, en novembre 2019, les centres d’ingénierie hydraulique du Groupe sont aux prises avec différentes réformes, dont un changement d’organigramme. Depuis 2017, les centres d’ingénierie sont dotés d’un nouvel échelon hiérarchique, un·e directeur·ice qui opère comme point d’entrée centralisé pour les différents clients, quand la direction des sites était préalablement composée des différents directeurs « métiers » (mécanique, électrotechnique, génie civil, automatisme et informatique industrielle). L’émergence d’une logique de comptabilité de gestion à l’échelle des sites et la mise en place d’un suivi des pertes et profits (P&L pour Profit & Losses) destiné à objectiver la profitabilité des différentes structures ont eu par ailleurs pour effet d’appeler les sites d’ingénierie à repenser leurs modes de travail de manière à alléger leurs protocoles de conception pour les plus petits projets.
52Le nouveau directeur d’Hydr’Ingé prend son poste en janvier 2017. Trois thèmes sont à l’agenda de son contrat d’objectif : la relation au client interne, la performance, l’organisation et les compétences. Faisant un an plus tard, à l’occasion des vœux, le bilan de l’année 2017, le directeur explique :
- 11 Les stand-up meetings, organisés quotidiennement dans le cadre des méthodes agiles, consistent en d (...)
« En 2017, des curseurs ont bougé sur le mode d’animation du site : transparence sur les décisions du Codir, partage en Stand-Up11 du 13h30 du lundi, mise en place du plateau projet, transfert de compétence avec les méridiennes techniques du lundi midi… En 2018 je souhaite poursuivre cette approche et vous associer encore davantage à la vie du site, aux décisions, aux priorités et au fonctionnement du collectif.
À ce titre, des places libres seront ouvertes systématiquement au Codir. Étant régulièrement en réunion à l’extérieur, mon bureau sera également ouvert en bureau de travail […].
Vous vous êtes largement exprimés à travers [les enquêtes internes] : vous confirmez la satisfaction de l’ambiance et des conditions de travail avec une motivation au travail. Il reste néanmoins des interrogations sur vos objectifs personnels, sur la formation, sur l’efficacité du fonctionnement et votre vision du management : “plus d’encadrement et encore plus de lourdeur”. À nous de simplifier et de donner la bonne place à chacun, nous avons réellement des marges de manœuvre. Il est essentiel pour moi d’être en accord avec les trois besoins universels : le respect de l’intelligence, le désir de s’épanouir et le désir de s’autogérer » (Éric D., directeur du site Hydr’Ingé, relais Opale).
53Si l’expérimentation Opale n’est pas encore lancée à cette période, les derniers mots du directeur sont néanmoins en phase avec les écrits de Frédéric Laloux. Ainsi, Éric D. est depuis longtemps intéressé par ces questions ; il a également suivi de près l’expérimentation du premier groupement d’usines, et connaît bien Yoann P. dont il était le directeur.
54En février 2018, il rejoint l’équipe de relais Opale et co-organise les premières « Journées d’inspiration » six mois plus tard, auxquelles il invite les différents directeurs métiers d’Hydr’Ingé ainsi qu’une personne par équipe. Revenant en entretien sur les actions mises en place après ces Journées et la séance collective de septembre qui a rassemblé les salariés du site, Éric D. rend compte de sa façon d’agir :
« Moi j’ai essayé d’avoir une approche un peu pragmatique autour des indicateurs clés du [contrat de performance qui régit les objectifs annuels du site], où je leur ai amené un peu comme ça, sans être trop directif, mais j’ai dit “de toute façon on est un peu bordés quand même par notre [contrat] avec nos indicateurs” — donc la sûreté, la sécurité, la satisfaction du client, et tout ce qui est performance économique et livrables […]. Du coup, j’ai rajouté un quatrième côté au terrain, sur le bien-être du collectif » (Éric D., directeur du site Hydr’Ingé, relais Opale).
55C’est de fait sur la partie bien-être que vont se concentrer les propositions des salarié·es, autour d’une réflexion sur les équipements de protection individuelle, mais également sur la création d’une salle de sport, d’un poulailler ou encore d’un potager (qui n’auront toutefois pas vu le jour à l’automne 2019). Les questions relatives aux ressources humaines n’ont, quant à elles, pas été soulevées, qu’il s’agisse de l’évaluation, du recrutement ou des rémunérations. Questionné·es sur leur compréhension d’Opale, beaucoup d’ingénieur·es rencontré·es ne voient pas de différence avec le fonctionnement précédent. Quelques éléments ont été apportés par le nouveau directeur, notamment une ouverture du site sur l’extérieur, à travers l’invitation d’artistes ou la participation de certaines équipes à des concours ou forums d’innovations. Cette ouverture se traduit d’ailleurs par une importante activité de communication et de visibilisation des chantiers à l’attention du réseau national d’ingénierie.
56Cet usage d’Opale comme « étiquetage » de pratiques antérieures montre comment l’« offre rhétorique » inspirée des écrits de Frédéric Laloux a pu servir à la fois pour rassurer les équipes face aux réorganisations en cours et pour communiquer sur les actions menées en utilisant des canaux plus visibles. Ces fonctions latentes peuvent être pensées comme une stratégie destinée à laisser penser que du neuf est advenu, alors que les innovations sont minimes. Une partie des ingénieur·es valorise toutefois la démarche, en y voyant un prolongement de l’ancien fonctionnement, là où l’arrivée d’un nouveau directeur aurait pu se traduire par un renforcement de la prescription et par l’implantation de procédures de validation contraignantes. Certains ne se privent pas pour autant de critiquer ce qui leur apparaît, par le biais d’Opale, comme une appropriation des succès collectifs au profit exclusif de la valorisation personnelle du directeur.
57Si l’on regarde maintenant l’usage qui est fait de la proposition Opale sur le site HydroProd, c’est une toute autre stratégie qui s’esquisse. La démarche est initiée par le nouveau responsable du site, Alban C., sur proposition de son directeur. Celui-ci a identifié que l’une des deux équipes d’HydroProd, plus petite et fonctionnant sur un site détaché, à trente minutes des bureaux principaux — et donc de l’encadrement —, présente l’autonomie suffisante pour ce type d’expérimentation.
58Alban C. et l’un des techniciens principaux d’exploitation du site retenu, Aloïs F., participent aux premières Journées d’inspiration organisées en juin 2018. Alban C. connaît déjà un peu la littérature managériale alors à la mode. Il se reconnaît plus volontiers dans l’ouvrage et les conférences de Frédéric Laloux que dans la théorie de l’entreprise libérée. Ce n’est pas sans recul qu’il assiste ainsi à la conférence donnée par Isaac Getz lors des journées de juin :
« C’est un ressenti, mais sa façon d’être ne collait pas au message. Tu sentais […] une position très hautaine, qui ne colle pas du tout à tout ce qui est dit. Et du coup, ça m’a un peu… j’étais mal à l’aise pour Aloïs, si tu veux. Autant j’avais un peu lu des livres, mais lui il débarquait complètement. […]. Du coup ce n’était pas marquant, et c’était même plutôt contre-productif j’ai trouvé. Parce que ce qui en ressortait au sein de l’assemblée c’était ça. Et c’était assez partagé, tout le monde était assez mal à l’aise pendant cette intervention » (Alban C., responsable du groupement d’usines HydroProd).
- 12 L’encadrement du groupement d’usines est composé du responsable de site, dit « manager première lig (...)
59Plus convaincus par le témoignage du dirigeant d’une société spécialisée en ingénierie informatique (SSII) libérée et par les groupes de travail qui suivent, Alban C. et Aloïs F. lancent une réflexion à l’échelle de leur équipe autour des chantiers à mener, des priorités de chacun et du calendrier envisageable. Si quelques exemplaires de la version illustrée de Reinventing Organizations sont laissés à disposition des agents dans les bureaux, la présentation aux deux équipes est faite rapidement et sans cérémonie, en évitant les « effets d’annonce ». Comme le dit l’un des cadres12 : « on ne dit pas “on fait Opale”, mais “on fait des choses” ; moins c’est “taggué”, mieux c’est » (Denis L., responsable Performance/Production). En procédant ainsi, il s’agit pour l’encadrement de ne pas s’engager auprès des équipes avec des promesses qu’il ne pourrait pas tenir, mais aussi de se prémunir face aux critiques des groupements d’usines voisins, au sein desquels certains managers ont renommé « Opale » en « Opaque » :
« L’idée d’expérimenter Opale c’était déjà de voir tous les verrous qu’on pouvait faire sauter, et tous les sujets qu’on pouvait confier à l’équipe sans que nous on interfère trop dans ce fonctionnement, mais plutôt en aidant nous l’équipe à travailler sur ces sujets » (Alban C., responsable du groupement d’usines HydroProd).
60L’usage d’Opale relève ici de la mobilisation d’un cadre relativement protecteur pour identifier les brèches dans des modes d’organisation du travail particulièrement contraints, et par certains endroits largement rigidifiés depuis le déploiement du plan de modernisation de l’hydraulique évoqué précédemment. Cette protection est ainsi garantie par le soutien officiel de son directeur, qui l’expérimente par ailleurs au niveau du comité de direction de l’unité qui coordonne les groupements d’usines du territoire.
- 13 Il s’agit des ensembles de tuyaux d’approvisionnement en eau des centrales.
61Dans un tel esprit, plusieurs actions sont proposées par l’équipe : une révision du calcul de la prime variable annuelle sur une base collective et non plus individuelle, l’implication des agents et techniciens lors des processus de recrutement (préparation des cas, journée passée avec le ou la candidat·e, avis), ou encore la réorganisation des locaux. Deux autres projets encore méritent attention. Le premier, à l’initiative d’un agent d’exploitation, consiste à expérimenter la surveillance de certaines « conduites forcées »13, difficiles d’accès, à l’aide d’un drone. Ce projet a des implications en termes de compétences et de charge de travail : il exige l’obtention du permis drone, la préparation des demandes d’autorisation de survol ainsi que la vérification de la validité de cette modalité de veille au regard de l’arsenal protocolaire du Groupe. C’est à cet égard un projet innovant qui répond en tous points aux attentes d’initiatives et de posture intrapreneuriale portées par la démarche Opale. Le second projet est soufflé par l’encadrement : il s’agit de mettre en place un « panier d’astreinte ». C’est sans doute cette dernière proposition qui vient toucher le plus explicitement à l’organisation du travail. Partant du constat formulé par l’équipe d’une planification trop serrée des tâches durant les semaines d’astreinte, proposition est faite de laisser une complète autonomie aux techniciens principaux d’exploitation à même d’aller chercher dans un ensemble d’affaires en suspens des maintenances ou réparations à avancer entre deux urgences.
62En fait, ce mode d’organisation autonome des tâches a déjà existé au sein du Groupe, avant d’être remplacé par une planification sous contrôle du travail. Au moment de notre enquête, ce chantier, qui s’apparente donc à une redécouverte de pratiques anciennes, fait l’objet de retours d’expériences. L’objectif est de vérifier que l’absence totale de prescription n’est pas source d’inconfort ou de difficultés pour certains techniciens. Ces retours militent en faveur d’une extension de l’expérimentation. Il est également question à ce moment que les techniciens principaux organisent entre eux leurs réunions de coordination et retours d’expérience entre les deux sites, sans animation nécessaire du cadre chargé de la Performance/Production. Cette logique doit à terme être étendue aux « briefs » de prise de poste, pour lesquels l’un·e des cadres se rend jusqu’alors chaque matin sur site à 7 heures. L’idée est, à terme, de laisser la main aux équipes pour qu’elles gèrent elles-mêmes une enveloppe budgétaire, et cela afin de simplifier le processus d’achats.
- 14 Il faut signaler, pour être exacte, que certaines propositions ont en revanche été rejetées. Celle (...)
63Si les actions menées sont relativement timides, elles permettent progressivement d’ouvrir le champ des décisions à un collectif au fonctionnement déjà éprouvé, tout en valorisant des initiatives individuelles comme le « projet drone »14. Il s’agit ainsi, pas à pas, d’identifier les interstices à partir desquels il est possible d’envisager l’extension du périmètre d’expertise des agents et techniciens. Une telle stratégie, appréciée par les équipes, n’a rien de spectaculaire. Elle aura cependant permis de concrétiser l’offre rhétorique dont Opale était le prétexte en favorisant, même à la marge, l’autonomie des agents et techniciens et en déchargeant les lignes managériales d’une partie de leurs tâches, dans un contexte par ailleurs de réduction d’effectifs.
64L’analyse de l’essaimage d’Opale dans une grande industrie nous a permis de contextualiser cette expérimentation dans l’histoire d’une entreprise qui s’est penchée de longue date sur ces questions de participation et d’autonomie, et par là de mieux comprendre les fonctions assurées par un nouvel étiquetage de pratiques déjà expérimentées. En faisant émerger le rôle des « entrepreneurs institutionnels », cette analyse nous montre également comment ces propositions mobilisent un important travail de justification et de traduction pour lever les différentes réticences, effort nécessaire qui vient nuancer l’hypothèse d’une adoption de ces propositions en vue, principalement, d’un gain direct de légitimité sur leur champ. Elle montre également que les pratiques de ces entrepreneurs diffèrent selon leur position dans l’entreprise (manager ou directeur notamment), toutes contribuant toutefois à l’essaimage du dispositif, sans que leurs objectifs ne convergent nécessairement.
65Cet article permet par ailleurs de faire un pas de côté par rapport aux recherches empiriques menées sur ces modes managériales que sont Opale et l’entreprise libérée, recherches qui les ont surtout regardées à l’aune des effets produits par l’invitation à la libération de la parole des salarié·es (Picard, 2015), de la dimension opérationnelle des transformations menées (Weil et Dubey, 2020), ou encore de la figure des « leaders libérateurs » (Jégou et Taskin, 2017). En sortant des narratifs de libération descendante et de transformation radicale, il contribue à éclairer, au sein d’un même Groupe, la diversité des traductions locales possibles d’une expérimentation qui ne prend pas les chemins habituels de la prescription descendante et circule, dans un premier temps du moins, de manière « discrète », polymorphe et asynchrone, ce qui semble constituer une condition nécessaire à leur adoption.
66Cette étude montre également que les discours managériaux peuvent être saisis sociologiquement à d’autres fins que la seule analyse de leurs effets concrets. En s’attachant à suivre leur circulation et à comprendre les déterminants des controverses que ces démarches suscitent en entreprise, il devient possible de s’en saisir comme des révélateurs d’enjeux qui sous-tendent les organisations du travail (lieux de production des normes, rationalités professionnelles, poids de la sédimentation des différentes réformes, rapport au métier).
67Partant du postulat qu’un environnement de confiance est une condition nécessaire et suffisante au plein développement du potentiel et de l’autonomie des salariés, les promoteurs de ces démarches tendent enfin à concentrer leur attention sur la transformation managériale de l’entreprise, inspirés en cela par les théories du leadership. Ce faisant, il est fait peu de cas des conditions sociales et professionnelles de la construction en elle-même de cette autonomie souhaitée, à commencer par la formation des salarié·es. Il nous semble qu’il s’agit là pourtant d’une dimension essentielle des discussions à mener au moment de faire le bilan des rationalisations successives du travail.