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Organisation du travail : le retour. Quelles interprétations ?

La transformation numérique au prisme de la trajectoire. La double face d’une même promesse

Digital transformation through the prism of the trajectory: the double face of the same promise
Sophie Bretesché

Résumés

Cette contribution propose d’aborder la transformation numérique en mobilisant la notion de trajectoire d’Anselm Strauss pour analyser la nature des changements induits par l’introduction des technologies. En effet, la transformation numérique véhicule un certain nombre de promesses liées au développement d’organisations plus agiles et flexibles, mais elle comporte également des risques associés à des effets non anticipés sur l’organisation du travail et la circulation des données. À partir de l’étude comparée de deux organismes d’habitat social ayant adopté des outils numériques similaires, nous proposons de distinguer ce qui relève d’une transformation visée de trajectoires situées, inscrites dans des contextes spécifiques, en identifiant différentes phases graduelles de changement. L’enquête conduite sur une durée de cinq ans met en exergue les deux faces de la transformation et deux types de trajectoires. L’une, purement numérique, se déploie sur le mode de l’application mécanique des outils. L’autre, socio-professionnelle, génère un travail multidimensionnel pour aligner la stratégie, l’organisation, les interfaces entre entités et les pratiques professionnelles et l’intégration des outils.

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Notes de la rédaction

Premier manuscrit reçu le 28 avril 2023, article accepté le 13 août 2024.

Notes de l’auteur

Je tiens à remercier Bénédicte Geffroy et François de Corbière pour leur concours à la réalisation de l’enquête initiée à la demande de l’Union sociale pour l’habitat en 2016.
 

Texte intégral

1Le terme de « transformation numérique » irrigue depuis une dizaine d’années le discours managérial et incarne le couplage de technologies numériques avec le déploiement d’organisations flexibles, de pratiques de travail renouvelées et de cultures professionnelles émergentes. La rhétorique qui accompagne le développement de ces technologies promeut l’idée d’un « nouveau monde », censé bouleverser les modes de production, les hiérarchies d’entreprise, les compétences et métiers, au point de véhiculer le mythe de la grande rupture (Jarrige, 2015). Les contours pour le moins flous du terme (Benedetto-Meyer et Boboc, 2019) permettent d’englober à la fois des mutations macro-économiques liées à la désintermédiation, à la production dédiée et à l’automatisation et celles, plus micro-économiques, liées à l’introduction dans l’entreprise d’outils numériques visant des fonctionnements fondés sur l’autonomie, des relations collaboratives et des organisations plus horizontales (Ughetto, 2018). Au sein des organisations, le terme est utilisé sans distinguer différents niveaux d’intégration de la technologie, à savoir ce qui relève d’une numérisation — c’est-à-dire la conversion d’informations et de documents analogiques au format digital —, d’une digitalisation — c’est-à-dire l’intégration des technologies au processus de gestion existant (par exemple les progiciels de gestion) —, ou encore d’une transformation fondée sur l’expérience utilisateur et le déploiement de modèles de service ou de production centrés sur l’exploitation de données (Dudézert, 2018). Ces différentes formes de déploiement s’inscrivent dans un mouvement général marqué par la volonté de renouveler des modèles d’organisation verticaux, cloisonnés, et de développer des activités de travail centrées sur le traitement des données. Néanmoins, les modalités d’intégration de la technologie et l’articulation entre les organisations existantes et les modèles visés sont peu explicitées dans le discours managérial, au point de constituer une boîte noire.

2En contrepoint des promesses véhiculées par la transformation numérique, c’est-à-dire l’agilité (Badot, 1998), le partage des données et l’émergence de systèmes autonomes, un ensemble de travaux pointe l’autre face de la transformation en soulignant les risques associés à des organisations « techno-centrées ». L’agilité promise par les outils numériques comporte son revers, et notamment de la bureaucratisation des activités de travail. Les relations numériques et numérisées participent à renouveler des formes d’« utopie bureaucratique » (Graeber, 2017) incarnées par les procédures, formulaires et règlements qu’elles requièrent et les renseignements de données qui colonisent les activités, au risque de renforcer les dimensions de contrôle et de conformité (Hibou, 2012). Par ailleurs, l’usage des algorithmes et la centralisation du pouvoir présentent ce point commun de concentrer les données dans des structures cohérentes et ordonnées (Chamoux, 2017 ; Clair, 2017) et d’externaliser les tâches productives standardisées (Casilli, 2019). Enfin, lorsque les systèmes numériques sont générés sans redéfinition des contours des qualités professionnelles attendues, le rapport au travail peut être réduit à la représentation produite par les bases de données (Stiegler, 2016). Ce point saillant du travail d’extraction est présent dans tout process de transformation des données qui ne prendrait pas en compte le contenu même de l’activité et de l’expérience métier (Bounfour et al., 2015).

3Au-delà des risques, les recherches en sciences sociales ont mis en perspective les différents registres de changement induits par la transformation numérique. Le premier registre interroge la capacité de la technologie à engendrer des organisations flexibles, agiles et collaboratives. Depuis les premiers travaux consacrés aux effets de l’informatique (Gollac et Kramarz, 2000), le rapport entre technologie et organisation montre à la fois le rôle des intentions rationalisatrices (Benghozi, 2001), les usages effectifs de ces technologies (Saint Laurent-Kogan et Metzger, 2007) et leurs « impacts » organisationnels (Segrestin, 2004). Sans céder à un déterminisme technologique simpliste, ces travaux soulignent dans leur ensemble la capacité de ces outils à porter ou accompagner l’émergence de nouvelles formes organisationnelles. Néanmoins, leur intégration révèle la coexistence d’éléments en tension : contrôle et autonomie, centralisation et décentralisation, bureaucratie et flexibilité (Muhlmann, 2001 ; Mallard, 2014). Pour illustrer ces tensions, les approches empiriques consacrées à l’intégration des technologies ont insisté sur le poids des contextes en nuançant la capacité des outils à engendrer de nouvelles formes d’organisation (Muhlmann, 2001 ; Benedetto-Meyer et Klein, 2017). Un second registre porte sur la nature des acteurs, leur rôle et leur façon d’appréhender la transformation. En tant que « phénomène social », la transformation numérique peut conduire à des issues antinomiques en fonction du projet initial porté par la direction de l’entreprise. Celle-ci oscille entre une logique d’optimisation, visant à prescrire le travail, et une logique centrée sur le développement de l’autonomie (Bobillier Chaumon et al., 2019). Le regard porté par Marie Benedetto-Mayer et Anca Boboc (2019) sur les acteurs de terrain qui accompagnent la transformation digitale souligne le relais effectif de ces acteurs dans le sens et la cohérence qu’ils donnent au changement. Les formes d’argumentation sur le numérique s’inscrivent aussi à la croisée de logiques professionnelles, productives ou gestionnaires dont le ressort dépend des marges laissées à l’encadrement intermédiaire (Benedetto-Meyer, 2019). Enfin, un dernier registre concerne les effets sur l’exercice professionnel. La digitalisation peut, dans certaines circonstances, constituer un facteur d’enrichissement du travail (Boboc, 2017), mais cette appropriation est à comprendre au regard des trajectoires personnelles et professionnelles et des représentations que l’on se fait du métier, des caractéristiques de l’activité et des modes de fonctionnement déjà en place : types de coordination, types d’acteurs impliqués dans la collaboration, niveau d’interconnaissance et de confiance entre eux… Par conséquent, la réussite de l’appropriation du numérique repose pour beaucoup sur la qualité des interactions et des contextes d’intégration (Benedetto-Meyer et Boboc, 2021). Néanmoins, lorsque la collaboration est érigée en nouvelle injonction du travail contemporain, la connexion physique ou numérique à l’ensemble de l’organisation requiert d’être définie à l’aune d’une bonne connaissance de l’activité. Ainsi, les phénomènes de dispersion (Datchary, 2004) liée au numérique et de surmobilisation réinterrogent les pratiques professionnelles des acteurs et leur capacité à articuler différents rythmes de travail (Datchary et Gaglio, 2014).

  • 1 L’écriture inclusive est utilisée pour marquer la mixité dans cet article, sauf pour des termes gén (...)

4Ces modalités de changement invitent à considérer la transformation numérique comme un processus dynamique dont l’itinéraire dépend fortement des visées initiales, des marges données aux acteurs et de la prise en compte des pratiques professionnelles. En effet, derrière la promesse de transformation associée au numérique, se jouent un ensemble de changements multidimensionnels qui génèrent des effets très différenciés en fonction des contextes. Cet article propose d’interroger le processus de transformation numérique en mobilisant la démarche proposée par Anselm Strauss (1985) dans son ouvrage intitulé Social Organization of Medical Work. Il y distingue le cours de la maladie, qui correspond au processus physiologique, et sa trajectoire, c’est-à-dire la manière dont s’organise le travail pour prendre en charge son évolution en terme de contexte et d’actions (Carricaburu et Ménoret, 2004). Au sein de ce processus, certains acteurs occupent une place prépondérante en fonction du cours suivi par la maladie et des actions qu’ils entreprennent. La forme que prend la trajectoire de gestion de la maladie dépend des interactions qu’engagent les praticien·nes avec les malades, mais également des contextes dans lesquels se déroulent ces actions1. Par conséquent, pour chaque phase de la trajectoire, de nouvelles évolutions se dessinent en fonction des choix adoptés et des niveaux dans lesquels se décident les changements. La perspective interactionniste (Strauss, 1992) suggère par conséquent d’analyser la transformation numérique en intégrant des niveaux de changement et les relations internes qui y concourent, et en prenant en compte la temporalité qui scande l’implémentation de la technologie (Benedetto-Meyer et Boboc, 2019 ; Ughetto et al., 2021). L’objectif est de distinguer la transformation visée des « trajectoires situées » (Saint-Georges, 2008) dont l’itinéraire dépend des contextes, des intentions réformatrices des acteurs en présence et de la façon dont se conduit l’intégration de la technologie.

5À partir d’une enquête conduite au sein du secteur de l’habitat social, la démarche de recherche s’appuie sur une analyse « par la trajectoire » (Louvel, 2008) d’une transformation numérique conduite par deux bailleurs. Il s’agit de reconstituer les modalités d’intégration de la technologie en présentant quatre phases charnières au cours desquelles se jouent des différences dans la prise en charge des changements (Glaser et Strauss, 1967). En partant de l’hypothèse que la transformation relève d’un processus de changements itératifs, la première partie de l’article présente les enjeux associés à la transformation numérique dans le secteur de l’habitat social en resituant le contexte des deux bailleurs. La deuxième partie met en perspective le rapport entre l’organisation et l’introduction des outils numériques. La troisième partie interroge les modalités de circulation des données dans les relations entre entités centralisées et décentralisées. La dernière partie questionne les effets de l’introduction de ces outils sur les pratiques professionnelles des employé·es des agences.

Encadré 1. Une enquête itérative conduite dans deux organismes d’habitat social
La démonstration repose sur une étude empirique consacrée à la transformation numérique dans l’habitat social et menée durant cinq ans. Les phases de changement présentées suivent le cours temporel d’introduction des outils dans le but de rendre compte du processus graduel d’intégration et d’appropriation des outils.
Le démarrage de l’étude a été initié en 2016 par l’Union sociale pour l’habitat qui souhaitait caractériser pour le secteur différents modèles organisationnels issus de la transformation numérique. Le présupposé initial reposait sur l’idée que le numérique pouvait changer les organisations et potentiellement introduire de l’agilité dans les fonctionnements administratifs. Une première enquête, en réponse à la demande de l’Union sociale pour l’habitat et conduite pendant deux ans (2016-2017) dans six organismes, a porté sur les doctrines élaborées dans le secteur ainsi que sur la déclinaison du discours dans les contextes de chaque bailleur. Trente entretiens ont été conduits auprès des comités de direction des organismes et des équipes techniques pour identifier les attentes des bailleurs et leur façon de concevoir les enjeux du numérique. Cette première recherche n’ayant pas permis d’observer les changements effectifs mais uniquement d’appréhender les intentions stratégiques et les contextes d’action, une seconde enquête (2017-2018) a été réalisée avec l’accord de deux bailleurs initialement engagés dans la première phase. Celle-ci a concerné les acteurs en charge de l’intégration du numérique et la façon dont ils appréhendaient les changements organisationnels. La participation à des comités de direction ainsi que la conduite d’entretiens approfondis avec les chargé·es de mission a permis de comprendre leurs modalités d’action. Une troisième enquête (2018-2019) appuyée par la conduite de trente entretiens dans chacun des deux organismes et concernant trois fonctions d’agence (responsable d’agence, chargé·e de clientèle, gestionnaire de site) a questionné, une fois les outils implantés, l’accès aux données et leur circulation entre entités. Le quatrième moment de le recherche (2019-2021) visait à caractériser l’évolution des pratiques professionnelles sur les trois fonctions précédemment citées. Des ateliers de travail ont été organisés dans chacun des deux organismes dans le but d’identifier les changements effectifs constatés dans la conduite des activités de proximité. Compte tenu du caractère sensible des discours recueillis, ces témoignages se sont prolongés au travers de vingt entretiens individuels qui permettaient une plus grande liberté d’expression sur le rapport au travail et son évolution. Ce sont principalement ces entretiens qui ont été exploités pour l’analyse.
Au cours de la période de cinq ans, les acteurs rencontrés ont varié en fonction de l’avancement du projet de transformation numérique. Sur les phases de choix et d’introduction des technologies, la direction générale et l’équipe projet ont constitué les interlocuteurs cibles pour appréhender le contexte et la manière de conduire le projet. Pendant les phases de déploiement et d’intégration des outils dans l’activité de gestion des logements, ce sont les professionnel·les d’agence, directement concerné·es par l’usage des outils, qui ont été sollicité·es pour l’enquête. Le ou la gestionnaire de site qui a la charge de l’entretien du patrimoine peut être amené·e à travailler avec la maquette numérique, le ou la chargé·e de clientèle peut établir l’instruction de dossiers locataires en mobilisant des services en ligne, et le ou la responsable d’agence est en charge d’une unité de gestion et a la possibilité de piloter la qualité de service au moyen d’extraction de données sur son territoire. La prise en compte de l’évolution de ces fonctions a permis de caractériser l’intégration effective des outils dans les usages et de mettre en perspective les différences observées.

1. Les promesses de la transformation numérique à l’épreuve des contextes stratégiques

6Dans une première phase, la promotion de la transformation numérique dessine un grand mouvement uniforme dans le secteur de l’habitat social. Toutefois, les contextes locaux participent à spécifier les intentions stratégiques entre optimisation et déploiement de nouveaux services (Bobillier Chaumon et al., 2019).

1.1. Les promesses de la transformation numérique dans le secteur de l’habitat social

7En France, la politique du logement social date du XXe siècle, avec notamment la loi sur les limitations de loyer en 1948 et la loi sur les habitations à loyer modéré (HLM) en 1949. Après une phase de construction de grands projets, la politique de la ville a progressivement développé des programmes de gestion urbaine, localement déclinés par les bailleurs sociaux autour de la gestion de proximité (Stébé et Marchal, 2003). Celle-ci désigne à la fois la décentralisation d’entités de gestion (agences, antennes) pour répondre aux problématiques d’entretien du parc et les services délivrés aux locataires dans une logique de gestion territorialisée. Les choix d’organisation requièrent une très forte articulation entre des situations singulières rencontrées sur les territoires et leur inscription dans des standards de gestion, ce qui constitue l’enjeu majeur de régulation de ces organismes. Cette gestion de la proximité suscite depuis une vingtaine d’années un processus de structuration conjointe de la stratégie, de l’organisation et du travail (Ughetto, 2014). Plusieurs process sont emblématiques de la tension inhérente à la volonté de contrôler les activités de service dans une logique de standard tout en garantissant un certain niveau de co-production sur les sites (Tapie-Grime, 1998). Le suivi de la qualité (Ughetto, 2011), la mise en place de centrales d’appel et l’introduction d’indicateurs de performance sont autant de dispositifs intégrés au système d’information et qui génèrent des interfaces numériques entre les territoires et les sièges administratifs.

8À partir de 2010, l’introduction du terme « transformation numérique » dans le secteur de l’habitat social vise principalement l’accélération des relations fondées sur des connexions numériques. La dématérialisation des modes de travail concourt à modifier les interfaces avec les prestataires et avec les acteurs publics, et se traduit dans le milieu professionnel par l’introduction de plateformes qui vont se superposer aux progiciels de gestion existants, introduisant des questionnements sur les services en ligne. De surcroît, la connexion directe aux dossiers des locataires suscite de nouvelles alternatives et apporte un panel de solutions techniques pour mesurer la qualité de service, renouveler les formes de participation des locataires aux projets de site ou encore gérer à distance l’ensemble des activités liées à l’occupation du logement. Un tournant s’opère à partir de 2015 avec l’arrivée sur le marché d’outils qui répondent aux enjeux d’interface des bailleurs en offrant de nouvelles briques susceptibles de s’intégrer aux progiciels de gestion existants : la maquette numérique (BIM) et l’agence en ligne. Ainsi, le discours se construit principalement autour de deux innovations numériques censées prendre en charge la gestion du patrimoine et la relation clientèle. Le BIM, qui vient de l’anglais Building Information Modeling et qui signifie « modélisation des informations » (ou des données), englobe les infrastructures liées au bâtiment. Il constitue une suite de processus ou de méthodes de travail utilisées tout au long de la conception, de la construction et de l’utilisation d’un bâtiment. Le BIM peut, en fonction des organismes, associer les services centraux en charge du patrimoine mais également les professionnels de proximité (gardiens, gestionnaires de site) responsables de l’entretien courant (Chaudet, 2020). L’agence en ligne permet de réaliser les opérations en lien avec la gestion du logement (paiement du loyer, traitement des réclamations, demande de logements) via une plateforme destinée aux usagers. L’ensemble de ces opérations s’inscrit dans le déploiement d’un service aux locataires fondé sur la prise en charge en temps réel des demandes et sur la traçabilité des requêtes.

9Le rapport consacré par l’Union sociale pour l’habitat à la transformation en 2016 donne assez clairement la visée attendue :

« Le numérique permet d’englober de nouveaux services pour les demandeurs et les locataires, fluidifie les relations avec les fournisseurs et les prestataires et est un levier puissant d’amélioration de la gestion interne » (Union sociale pour l’habitat, 2017, Cahiers de l’Institut, p. 12).

  • 2 Extrait de la plaquette des offres d’un cabinet de conseil destinée aux bailleurs sociaux en 2016.

10En complément de la question de la fluidité, les thématiques du retard et d’une potentielle concurrence privée sont mobilisées pour justifier de l’adoption urgente de ces outils en capacité de « transformer » les modalités de gestion. « Digitalisation de la relation client, nouvelles offres de services et de produits adaptés aux transformations sociétales, création d’écosystèmes innovants réunissant collectivités, locataires et partenaires »2, tel est également le vocabulaire utilisé par les cabinets de conseil auprès des bailleurs sociaux afin d’accélérer le mouvement. Ce couplage entre outils numériques et exigence gestionnaire contribue à occulter la réflexion sur les nouveaux modèles de services et à faire fi des problématiques de territoires.

1.2. Une transformation numérique à l’épreuve de contextes stratégiques différenciés

11L’enquête conduite auprès des deux bailleurs sociaux, que nous appellerons Logeterre et Logemer, met en perspective en 2016, au début du projet de transformation numérique, des contextes fortement différenciés, à la fois dans les objectifs et dans la constitution des équipes projet. Logemer est un office public départemental d’habitat qui gère 90 000 résidents sur 192 communes et comprend 850 collaborateurs, dont 400 sont localisés dans 8 agences. La stratégie affichée par le comité de direction vise à déployer une transformation numérique dans l’objectif de fluidifier l’ensemble des relations avec les partenaires comme avec les locataires, tout en pilotant l’ensemble des activités depuis le siège administratif. Le spectre large d’intervention du bailleur sur le territoire suscite la volonté de gagner en efficacité au moyen de relations numérisées. Le directeur porte la volonté de « transformer » en mettant la question de l’optimisation et de la gestion de flux au cœur du déploiement du numérique. Ce contexte vise une efficacité renouvelée avec un pilotage budgétaire accru et une plus grande visibilité sur les indicateurs de gestion. La stratégie repose sur le contrôle des flux, et la transformation numérique est présentée comme le moyen d’accompagner cet objectif :

« La stratégie, c’est plus d’agilité avec une plus forte maîtrise des coûts. Les activités des bailleurs doivent se centrer sur une meilleure gestion, et la transformation numérique permet de changer de modèle. Avec la collecte de data, nous allons pouvoir anticiper et mieux travailler en appliquant des standards de qualité et nous centrer sur le traitement des données, c’est un changement radical qui demande à tous un changement de comportement » (Directeur, Logemer, 2016).

12En terme d’équipe projet, le directeur des systèmes d’information est en charge du déploiement rapide des briques technologiques afin de changer les modalités de gestion du bailleur. L’automatisation et les gains de temps sont cités par celui-ci pour, à la fois, rationaliser les process et déployer un ensemble d’outils numériques :

« La stratégie de transformation digitale vise à changer notre modèle. L’objectif est de gagner du temps en supprimant un ensemble d’interfaces et de temps inutiles. L’idée est que le locataire puisse réaliser ses tâches courantes en se passant d’un contact physique. Cela permet d’avoir une activité centrée sur les résultats. Le BIM va constituer une plateforme collaborative en charge d’opérer toutes les transactions pour les appels d’offre, la maintenance, le suivi de travaux » (Directeur des systèmes d’information, Logemer, 2017).

13Le contexte d’introduction des outils numériques se caractérise, du point de vue de la stratégie, par la recherche d’une productivité accrue et d’un pilotage des activités du secteur (patrimoine et gestion locative) opéré au travers des technologies de collecte et traitement de l’information.

14Logeterre, le deuxième bailleur, est une entreprise sociale pour l’habitat qui gère 75 000 résidents sur 257 communes et comprend 780 collaborateurs dont 620 sont localisés dans 8 agences. Au sein de Logeterre, la transformation numérique accompagne avant tout la stratégie de développement de l’organisme, fondée sur la construction de nouveaux logements sur un espace territorial plus vaste, la mise en œuvre de services différenciés et le maintien d’une proximité physique avec les locataires. La réflexion engagée en 2016 ne porte pas directement sur une stratégie de déploiement du numérique mais plutôt sur une meilleure prise en compte des besoins des locataires sur site. Le directeur fait le constat que l’organisme a connu une forte croissance en construisant de nouveaux logements, avec un risque de perte de réactivité dans les délais de traitement et d’intervention sur site. La démultiplication du nombre de mails est pour la direction le signe probant d’un risque de bureaucratisation des échanges qui nuit à la qualité, comme l’explique ici le directeur :

« Il faut rester très vigilant sur la façon dont nous agissons. Nous ne sommes pas des administrateurs de logements mais bien un acteur au service du territoire. En intervenant au plus près des locataires, notre organisme gagne en délai de traitement, cela désamorce des réclamations, des requêtes qui engorgent le système d’information » (Directeur, Logeterre, 2016).

15Le déploiement des outils est confié dans une première phase au secrétaire général, qui place l’enjeu du service de proximité au centre de sa gestion de projet :

« Il y a beaucoup de demandes de personnes en état d’urgence, notamment des personnes âgées. Il faut être en capacité de revoir notre offre pour être au plus près des besoins » (Secrétaire général, Logeterre, 2017).

16Par ailleurs, l’articulation entre le déploiement des nouveaux outils et leurs usages par les professionnel·les localisé·es en agence est citée comme la manœuvre adoptée en amont même de l’introduction des technologies numériques.

« Quand on a déployé le logiciel de la relation client, on a tout de suite anticipé les impacts sur la charge de travail. On voulait éviter un surcroît de travail et l’on a cartographié les impacts sur chaque entité concernée pour éviter les effets d’engorgement. On souhaitait que les chargés de clientèle puissent avoir des marges dans les modalités de réponse aux locataires. En amont de chaque changement, il y a beaucoup d’échanges dans les services, ça ne tombe pas du ciel, c’est anticipé et géré dans la concertation » (Secrétaire général, Logeterre, 2017).

17Dans ce contexte, le déploiement du BIM et de l’agence en ligne est d’emblée associé à la logique d’ancrage sur le territoire qui comprend à la fois l’outillage numérique et la présence physique sur les sites gérés.

2. Le travail d’implémentation du numérique entre introduction mécanique et refonte de l’organisation

18Cette deuxième phase caractérise la nature du changement organisationnel engagé pour favoriser l’implémentation du numérique au sein des deux organismes. Ainsi, la trajectoire organisationnelle (Cordelier et Marie-Montagnac, 2016) oscille entre une application quasi-mécanique des outils et une refonte de l’organisation.

2.1. Logemer et l’introduction mécanique du numérique

19Au sein de Logemer, la transformation numérique vise à automatiser les opérations liées à la gestion des logements dans le but de souligner l’avance du bailleur en matière de progrès technologique. Le vocable centré sur l’innovation technologique reprend les éléments de langage de l’Union sociale pour l’habitat en mettant en exergue l’agilité permise par le numérique. Urgence, promesses liées au numérique et avantages concurrentiels font partie de l’argumentaire déployé par la direction de l’organisme. De manière sous-jacente, l’introduction des outils est perçue comme un changement en tant que tel qui, de façon mécanique, produira des effets positifs.

20Le directeur part de l’idée que les nouveaux outils auront un impact direct sur l’organisation en lui conférant de l’agilité et de la fluidité :

« Nos locataires pourront voir en temps réel les dernières informations, réponses et mises à jour et ainsi, avoir une vue globale sur la situation de leur ménage. Ils pourront réaliser leurs réclamations, démarches via un espace personnalisé qui leur est propre au travers de l’agence en ligne. Nos modes d’organisation sont rigides, le numérique va nous permettre de fluidifier notre gestion » (Directeur, Logemer, 2017).

21La « transformation » est confiée à un chargé de mission recruté dans le but de d’implémenter les outils dans le progiciel existant. Le projet est piloté depuis le siège administratif en lien avec les deux principales directions concernées, le patrimoine et la gestion locative, qui déploient le BIM et l’agence en ligne. Deux data scientists sont en charge de la nomenclature des données requises ainsi que de leur classification. Sur le patrimoine, le BIM est utilisé pour automatiser via une plateforme les interfaces avec les fournisseurs et les entreprises en charge de la maintenance. Les données sont numérisées avec des requêtes adressées aux agences pour compléter les informations manquantes. La visibilité sur l’outil est à la main de la direction du patrimoine, qui poursuit l’objectif de piloter la maintenance et les travaux d’entretien courant.

22Le chargé de mission « transformation numérique » associe l’introduction des outils avec un changement effectif dans les processus et les pratiques. Six mois après l’implémentation des outils, l’effet auto-porté de ceux-ci est réaffirmé avec force :

« Nous avons développé un ensemble d’outils de collaboration numérique pour fluidifier les échanges, nous avons toujours été en avance sur le déploiement du numérique. Nous essayons d’automatiser les tâches simples et de travailler des plateformes de données pour traiter les dossiers. Le pilotage va être simplifié et la stratégie va pouvoir s’appuyer sur les données extraites » (Chargé de mission transformation numérique, Logemer, 2018).

23Dans les faits, la transformation numérique donne lieu à un vaste chantier de numérisation des données orchestré depuis le siège. L’ensemble du patrimoine fait l’objet d’un inventaire, et les relations avec les fournisseurs transitent par une plateforme qui dématérialise la gestion des devis et des factures. Le projet d’agence en ligne, de son côté, automatise les tâches liées à la gestion du dossier locataire. Ces opérations instaurent une dynamique de centralisation des données vers le siège et d’extraction des informations via des requêtes adressées aux agences. Le développement vise également à changer l’organisation de Logemer en faisant le pari que cette extraction participe à supprimer les coûts de coordination inter-services ou encore les temps passés à répondre aux locataires. Pour le directeur du patrimoine, l’intérêt du BIM est de pouvoir piloter son parc de logements et de gérer les appels d’offres au moyen de relations standardisées :

« Tous nos fournisseurs qui veulent répondre à nos appels d’offres passent par une plateforme et une application dédiée. Cela permet de standardiser les réponses et de générer automatiquement des réponses ainsi que la facturation » (Directeur du patrimoine, Logemer, 2018).

24Le directeur de la gestion locative souligne comment l’agence en ligne donne un accès immédiat aux services de l’organisme et facilite les interactions :

« Les locataires peuvent émettre leur avis sous différentes formes. Ils donnent leur perception du service et communiquent des réclamations éventuelles. Nous avons permis cela dans la perspective d’une agence interactive » (Directeur d’agence locative, Logemer, 2018).

25Dans ce contexte, l’expertise des services du siège est réaffirmée au nom de la maîtrise de l’outil. Au niveau du siège, chaque direction développe son équipement spécifique sans nécessairement penser l’activité de façon transverse, et le changement porte ici sur une intégration par « briques » (Kholer et Weisz, 2018). Le changement effectif sur l’organisation est proche d’une numérisation qui se déploie en conservant le caractère siloté de l’organisation initiale.

2.2. Logeterre, un changement organisationnel initié en amont

26Au sein de Logeterre, le numérique s’inscrit dans une volonté de gagner en proximité avec les locataires dans la relation de service. En amont de l’introduction des outils, l’organisation fait l’œuvre d’un changement structurel qui porte à la fois sur les échelons hiérarchiques et les circuits de décision. Afin de gagner en simplicité et de donner plus d’autonomie aux agences, les circuits décisionnels sont raccourcis et le comité de direction est réduit à un collectif composé de quatre personnes. Deux lignes « métier », la construction et la gestion locative, sont organisées par process, les services supports étant considérés comme au service des activités phares. Un ensemble de procédures, articulé autour des relations entre services, est établi dans le but d’améliorer la coordination des activités. En agence, l’organisation par équipe polyvalente est déployée afin de favoriser la mise en place d’un service de proximité. Ce changement organisationnel, initié en 2016, précède l’introduction des outils numériques.

27Le secrétaire général en charge de la réflexion considère l’introduction des innovations numériques comme un moyen de renforcer la qualité de service aux locataires :

« Notre secteur marqué par sa mission d’intérêt public doit faire évoluer son offre de service pour améliorer l’expérience client. Nos outils numériques doivent s’inscrire dans ces objectifs, mais ils ne sont pas la solution absolue ; c’est un levier pour organiser de nouveaux canaux de relations, mais ils doivent arriver en soutien et en complément de la présence et du contact physique avec les locataires » (Secrétaire général, Logeterre, 2018).

28Par conséquent, le déploiement des outils numériques constitue le corollaire d’une logique de service qui donne le primat à la présence sur site. BIM et agence en ligne sont destinés à constituer des registres d’intervention pour répondre aux besoins de territoires. Le BIM, en premier lieu, est introduit dans l’organisation comme un outil au service de la maintenance continue du patrimoine. S’il se traduit tout d’abord par la numérisation du patrimoine, sa conception s’appuie sur un dispositif associant les services concernés, c’est-à-dire les professionnels de proximité et les services de conception. Dans son développement, il se présente comme un outil « à la main » de l’ensemble des collaborateurs afin que ceux-ci accèdent à des données techniques relatives au patrimoine et qu’ils renseignent également la base à partir des retours du terrain. Ce mode de déploiement fait du BIM un outil partagé, au service de la collaboration interne. Concernant l’agence en ligne, l’outil est conçu comme un moyen de rendre plus simple la relation physique avec les locataires et vise une action rapide et adaptée aux besoins. Deux chargé·es de projet sont délégué·es temporairement sur les projets de BIM et d’agence en ligne afin de collecter les besoins opérationnels des futurs utilisateurs. Déployés de façon concomitante, les deux outils sont destinés à améliorer la proximité avec le locataire.

29Ces deux témoignages illustrent comment, en amont, l’intégration des deux outils suscite de multiples discussions transverses sur son usage. La chargée de projet BIM décrit les modalités de travail organisées autour du recueil des besoins :

« Avant de développer le numérique, on a lancé des discussions très opérationnelles sur les besoins issus de l’activité, et le point d’entrée a été la proximité pour régir plus vite et de façon concrète aux besoins des locataires. On a travaillé avec les agences pour fiabiliser la donnée. On a privilégié la dimension très opérationnelle pour que le BIM devienne un outil que chacun puisse utiliser. Cela doit être un moyen d’avoir une connaissance partagée du patrimoine en interne » (Chargée de projet BIM, Logeterre, 2018).

30Le chargé de projet « agence en ligne » initie une même démarche dans le but de renforcer la relation avec les locataires et de déployer le numérique comme un répertoire d’actions pour la proximité :

« Dans les projets développés en interne, la priorité est donnée au contact physique avec la personne et le numérique vient en appui de cela. Dans le projet d’agence en ligne, il n’y a pas d’automatisme créé autour de la réponse. Dans le groupe de travail dédié au service de proximité, le mot d’ordre exprimé par les agences a été de se mettre à la place du locataire et de toujours privilégier un point de contact personnalisé et physique » (Chargé de projet agence en ligne, Logeterre, 2018).

31Ce deuxième temps de la transformation au sein de Logeterre met en exergue la tactique initiée par la direction. Celle-ci opère comme demi-tour numérique (Houy, 2018), au sens où le changement organisationnel précède l’introduction des outils. En privilégiant la collecte des besoins des utilisateurs et l’animation de groupes métiers, les chefs de projet utilisent le numérique comme un outil dont la configuration requiert la mise en discussion de l’activité.

3. La circulation des données entre centralisation et articulation fluide entre sièges et agences

32Cette troisième partie présente les façons de gérer la circulation des données et l’accès à l’information en identifiant deux modalités distinctes de changement. Tantôt les acteurs en charge de la transformation re-centralisent les bases de données, tantôt ils cherchent à mieux articuler les relations entre siège et agence dans une logique de coopération accrue.

3.1. Logemer : une centralisation des données et un pilotage distancié

33La poursuite de la transformation numérique chez Logemer s’exerce au travers d’une prescription faite aux agences qui vont devoir fournir les données aux directions du patrimoine et de la gestion locative. L’introduction mécanique des nouveaux outils se superpose aux dispositifs existants sur le mode de l’empilement. L’organisation du flux de données participe à cloisonner fortement l’information qui, de fait, épouse les canaux organisationnels d’origine. Nombre des innovations numériques déployées au niveau du siège génèrent des requêtes sur les territoires, opérées sur le mode de la commande. Une nouvelle activité liée aux réponses à fournir aux services du siège crée un sentiment de « mise au pas » et de déploiement d’un système de gestion fondé sur le « relevé de compteurs ».

34Pour les gestionnaires de site et responsables d’agences, il s’agit à la fois de répondre aux requêtes liées aux dossiers clients et d’alimenter les données dans le cadre de la numérisation du patrimoine. L’empilement des outils crée un phénomène d’emballement des demandes exercées depuis le siège :

« Cela s’est détérioré en très peu de temps, on est sollicité en temps réel pour alimenter des bases de données. On est passé d’un travail relationnel de terrain à un travail posté. Tout se réduit à de la donnée que l’on renseigne plusieurs fois pour des services différents » (Gestionnaire de site, Logemer, 2019).

35L’absence d’articulation entre la captation des données exercée au siège et les fonctions localisées sur les territoires renforce l’idée d’un management sans prise avec le réel et dont la légitimité tient à sa capacité d’extraire de l’information. Les salarié·es de proximité évoquent un « déversement de tâches et de renseignement de données » sur les agences. Localement, dans les agences, cette prescription nouvelle prend le pas sur la connaissance physique du territoire, comme l’explique ce responsable d’agence :

« Chaque service déploie sa plateforme, son outil, sans se soucier de ce que fait l’autre service. Du coup, tout est traité par donnée mais personne ne se pose la question de la circulation de l’information. Tout se décline de façon verticale et, au bout du compte, ce sont les opérationnels qui doivent sans cesse alimenter les bases de données » (Responsable d’agence, Logemer, 2019).

36En conséquence, un clivage au sein de l’organisation s’opère très nettement entre les entités en charge de la remontée d’informations et celles qui la produisent. Un an après le lancement des deux outils, la mise à jour des données requiert une mobilisation très forte des agences qui vivent cette forme de coordination comme un contrôle supplémentaire. Une division non discutée dans l’ordonnancement des données se met tacitement en place entre les directions qui pilotent l’activité et la fourniture de données par les agences. Cette évolution des relations entre le siège et les agences constitue une rupture forte dans les relations internes et institue de fait une nouvelle division du travail autour du recueil et de l’utilisation des données.

37En l’absence d’acteurs relais (Benedetto-Meyer et Boboc, 2019) et de discussion sur le sens des données fournies, les professionnel·les d’agences ressentent cette évolution comme une perte dans les ressources dont ils et elles disposent pour agir sur les territoires. Ce gestionnaire de site, une fois les deux outils déployés, doit faire face à un ensemble de sollicitations dont il ne voit pas la finalité :

« Je ne vois pas où on va et jusqu’où. Si on passe notre temps au bureau devant l’ordinateur, quel est l’intérêt d’être sur les territoires ? Demain, on pourra nous remplacer par un robot pour répondre aux requêtes. Je suis venu dans ce secteur pour le contact avec les locataires mais cet élément part à une vitesse incroyable. On se démène avec des outils qui changent tous les jours et on passe plus de temps à comprendre le système qu’à travailler réellement » (Gestionnaire de site, Logemer, 2019).

38En agence, la mise à jour des données via les requêtes participe à créer un système orienté vers la pure gestion de données. Pour ce responsable d’agence, l’absence d’interlocuteur renforce le sentiment d’un travail « à la commande » déployé pour gérer les territoires à distance :

« On passe un temps incroyable à se connecter, à répondre aux requêtes, mais on n’évalue jamais les gains réels de ce type d’outils numériques. On ne sait pas qui est l’interlocuteur qui orchestre tout cela. Le chargé de transformation, il nous dit que son rôle est technique et que son périmètre n’est pas de nous dire à quoi ça sert » (Responsable d’agence, Logemer, 2019).

39Faute d’articulation, la relation siège-agence se réduit à une remontée d’informations organisée sur le mode de la prescription. Ce défaut d’intermédiation induit une nouvelle frontière dans la relation siège-agences en opérant une division du travail entre fournisseurs de données et prescripteurs.

3.2. Logeterre : l’autonomie professionnelle comme principe d’action

40Au sein de Logeterre, les outils numériques sont mobilisés dans une logique de ressources pour gérer les opérations au plus près du terrain. Ainsi, les chargés de projet organisent des réunions de travail afin de recenser les besoins opérationnels avec les professionnel·les d’agences et les personnels de support. Ces discussions visent à simuler l’usage des outils numériques et à qualifier les rôles de chacun dans le process. D’un point de vue pratique, cela se traduit par l’ouverture de « droits à agir » sur les données et leur qualification. Le principe retenu n’est pas celui de l’expertise mais bien celui de la légitimité issue de la connaissance du ou de la locataire ou du logement. Le travail « sur » l’outil consiste à ajuster en permanence les besoins de standardisation et de formalisation des modes opératoires pour faciliter la collaboration interne et externe (« 90 % des procédures sont écrites »). Les besoins de différenciation sont également pris en compte pour répondre à des logiques d’action « orientées service » et centrées sur la relation avec les locataires. Ainsi, les outils sont configurés pour répondre à des enjeux de présence territoriale. Compte tenu du cadre spatial relativement étendu, les problématiques de coordination, de coopération et de mobilité sont mises au centre des débats internes.

41Dans ses process internes, l’organisme maintient un service aux locataires personnalisé tout en formalisant les interfaces entre le siège et le terrain pour définir les niveaux de réponse. Cette exigence paradoxale est rendue possible grâce à l’autonomie accordée aux professionnel·les de proximité et au positionnement des services du siège, configurés pour opérer la maintenance du service. Le chargé de projet BIM explique comment les données liées au patrimoine ont été mises à disposition des agents de proximité :

« Sur la maintenance et le service aux locataires, la capacité à apporter une réponse physique sur place a été le fil rouge. Du coup, les données ont été organisées pour servir d’appui aux besoins des territoires : connaître l’antériorité d’un logement pour un gardien, pouvoir connaître l’ensemble du dossier locataire pour un chargé de clientèle, c’est la base pour disposer de marges d’action » (Chef de projet BIM, Logeterre, 2018).

42Concernant l’agence en ligne, la priorité est de spécifier les situations des locataires dans le but de fournir un service adapté à chaque situation. Localement, les professionnel·les ont la capacité de renseigner les dossiers des locataires pour éviter une standardisation des réponses apportées. Pour ce responsable d’agence, ce sont les modalités de travail qui se sont transformées :

« Ces dernières années, on essaie d’être de moins en moins dans l’administratif mais de proposer des projets autour de la qualité de vie. On a par exemple un dispositif spécifique pour les personnes âgées que l’on a fait inscrire dans l’agence en ligne pour permettre d’envoyer des courriers au lieu des mails, et l’on a cartographié les logements adaptés dans le BIM. Tout cela est mené de façon transverse, on ne nomme pas un expert dédié mais on a l’habitude de compter sur la contribution de la proximité avec l’adaptation des services d’appui » (Responsable d’agence, Logeterre, 2018).

43Par ailleurs, les deux chargé·es de projet se positionnent comme acteurs en charge de l’articulation (Strauss, 1985) entre le système d’information et la gestion opérationnelle de l’activité. La question de l’« épure » est posée, notamment dans les réunions transverses, pour penser les risques éventuels d’une superposition des outils. Les discussions internes se structurent autour de la simplification et de l’accès des acteurs de terrain aux données. L’exemple relaté par ce responsable d’agence illustre comment chaque déploiement d’outils fait l’objet d’une anticipation des risques associés :

« Dans les projets numériques, on cherche toujours à simplifier et non pas à superposer. Cela demande de travailler en inter-services et de réorganiser nos façons de travailler à chaque fois que l’on impulse quelque chose de nouveau. Pour chaque projet, on fait des simulations pour éviter les redondances de saisie, anticiper les droits à renseigner les bases de données, cela évite de se trouver face à des outils réservés à un pilotage. Ici, c’est l’opérationnel qui est visé » (Responsable d’agence, Logeterre, 2018).

44La prise en main des outils numériques est mentionnée comme une façon d’expérimenter de nouvelles activités, comme par exemple les projets de site ou de territoire. Ce gestionnaire de site présente l’autonomie accrue dont il dispose pour proposer des initiatives construites avec les locataires :

« Il y a des façons de travailler propres aux territoires, mais le cadre général est partagé. Localement, on nous donne la main pour construire des projets par site. Cela a été permis car on a pu réinvestir le terrain en évitant de rester dans nos bureaux. Les outils dont on dispose nous permettent de rester très présents auprès des locataires et de les accompagner dans la vie du quartier » (Gestionnaire de site, Logeterre, 2019).

45L’autonomie et l’initiative accordées aux équipes de proximité configurent une articulation forte entre les scénarios d’usage et le déploiement des outils. Celle-ci se décline entre agences et services centraux, mais également au niveau du territoire entre les professionnels de proximité et les locataires.

4. L’évolution des pratiques professionnelles entre appauvrissement et enrichissement du travail

46Cette quatrième partie de l’analyse présente la façon dont les visées réformatrices, la nature du changement organisationnel et les nouveaux modes de relation entre entités impactent les pratiques professionnelles (Metzger, 2001) et la conduite des activités de proximité. Les pratiques professionnelles issues du processus de changement sont tantôt caractérisées par l’appauvrissement des tâches et tantôt par un élargissement des missions réalisées dans les agences.

4.1. Logemer : des pratiques professionnelles engorgées par la gestion de données

47Au sein de Logemer, les pratiques professionnelles sont fortement impactées par l’intégration mécanique des outils et l’absence d’articulation entre siège et agences. Si le déploiement massif des outils depuis les services fonctionnels produit une bureaucratisation de l’activité, il provoque également de façon plus insidieuse une division du travail entre services experts et services polyvalents.

48En effet, en l’absence d’équipements numériques nomades, les chargé·es de clientèle et gestionnaires de site sont contraint·es de répondre aux prescriptions en restant posté·es. Par ailleurs, les personnes exerçant ces métiers ne disposent pas des droits requis pour accéder au BIM comme à l’ensemble du dossier locataire. En conséquence, la qualité majeure du travail de proximité, à savoir le contact avec les locataires, devient secondaire, voire absente de toute forme d’évaluation de l’activité. L’alimentation des bases de données, pilotée par les services du siège, agit comme un système à la commande qui prend le pas sur le contact physique.

49Ce chargé de clientèle doit faire face à des réclamations produites par un même locataire sur différents canaux : l’agence en ligne qui recense les demandes et les adresse aux agences sous la forme de requêtes ; une centrale d’appel ; le site internet du bailleur social.

« On a plein de donneurs d’ordre en interne : le commercial, le patrimoine, la com, le data scientist. Tout le monde constitue sa base de données pour donner à voir sa production, mais on en oublie que derrière toutes ces données, il y a des logements habités, des quartiers qu’il faut maintenir en bon état. Le système devient hors sol. Le locataire n’a plus aucune possibilité de nous contacter en physique et tous les canaux mis à sa disposition sont redondants. Il en devient fou et nous aussi » (Chargé de clientèle, Logemer, 2020).

50Ce gestionnaire de site dont l’activité repose sur le suivi d’un ensemble de logements fait face à un changement important dans son organisation de travail, à savoir le renseignement continu des bases de données :

« Cela s’est détérioré en très peu de temps, on est sollicité en temps réel pour alimenter des bases de données. Avec la traçabilité des réponses installée dans toutes les applications, on est fliqué sur les délais de réponse. Pour une même demande, le locataire peut le faire sur plein de supports, du coup, on est sollicité sur n’importe quoi sans avoir de contact direct. On en arrive à répondre “nous avons pris en compte votre demande”, mais sans avoir le temps de l’étudier correctement. On est dans une gestion purement superficielle, on fait de la com » (Gestionnaire de site, Logemer, 2021).

51La distance progressive qui s’instaure avec les locataires contribue à appauvrir le contenu du travail. En effet, toutes les pratiques tantôt de coopération interne, tantôt de contact direct avec les locataires, deviennent secondaires voire subordonnées au système technique.

52Les deux cas évoqués ci-dessous soulignent la tension exercée par l’absence de contact physique. Ce gestionnaire de site décrit la circulation de l’information et les multiples tâches qu’elle suscite au nom d’une meilleure qualité de service qui fait fi de la satisfaction des locataires :

« On voit les locataires s’énerver parce qu’ils ne nous voient plus. Tout passe par des systèmes centralisés. Ce qui pouvait se régler par un échange devient une procédure complexe qui demande X mails et requêtes pour se solder. On perd en réactivité et surtout en qualité de service, les locataires le voient bien et ils ont l’impression d’avoir affaire à une boîte déshumanisée » (Gestionnaire de site, Logemer, 2020).

53Cet autre exemple cité par un chargé de clientèle illustre l’absence de discussion collective sur les données qui sont collectées et l’absence de retour auprès des professionnels qui les collectent :

« Nous n’avons jamais de retour ou de discussion sur les données que nous fournissons. La prise en compte de notre travail ne tient plus que sur le retour de données, tout le contact avec le locataire est devenu complètement invisible, tout comme la connaissance des partenaires. En très peu de temps, tout a basculé vers un nouveau modèle que l’on n’a pas vu arriver » (Chargé de clientèle, Logemer, 2021).

54Ce dernier point pose avec force les effets pervers du numérique lorsqu’il est au service d’une simple entreprise d’extraction de données sans vision de la valeur du travail et du sens de l’activité.

4.2. Logeterre : le renouvellement des pratiques d’intervention sur les territoires

55En termes de pratiques professionnelles, l’évolution majeure observée chez Logeterre concerne la capacité des professionnel·les à réinvestir la présence physique sur les territoires. Loin de constituer un outil de gestion à distance, le numérique est déployé pour réinvestir la relation et se départir des tâches administratives. En agence, les salarié·es développent, grâce à la numérisation des données, des capacités d’intervention plus larges que précédemment.

56L’impact direct est une polyvalence accentuée et la prise en compte de nouvelles capacités d’action sur les sites gérés. Les retours positifs liés au numérique exprimés par les salariés portent sur un « équipement numérique » qui permet d’exercer l’activité en mode nomade au fil des réclamations de client·es. La connexion 4G et la tablette sont autant de moyens mobilisés pour réinvestir les territoires et développer des modalités d’intervention directe, en interface avec les locataires. Ce gestionnaire de site explique comment les outils nomades couplés à l’accès au BIM permettent de fournir des réponses immédiates dans l’interaction avec les locataires :

« Quand on est interpellé par un locataire pour des questions diverses, cela peut être une fuite d’eau, un problème de clé, des questions de voisinage, on peut répondre en direct car on a à la fois les renseignements sur tout ce qui concerne le logement mais aussi le dossier locataire » (Gestionnaire de site, Logeterre, 2021).

57Pour cette chargée de clientèle, disposer d’une gamme de données accessibles permet de désamorcer un ensemble de tensions et de pouvoir instruire des demandes avec un regard global sur la situation du ou de la locataire :

« Depuis que l’on dispose de toutes les données sur le logement ou le dossier locataire, on est beaucoup plus précis et les locataires nous voient davantage car on fait la plupart des démarches sur site. Cela fait beaucoup diminuer les tensions éventuelles et l’on connaît beaucoup mieux les quartiers, cela donne une connaissance plus sensible de la façon dont les quartiers vivent » (Chargée de clientèle, Logeterre, 2021).

58Ainsi, dans la pratique, l’usage du BIM et de l’agence en ligne concourent à réinvestir la relation physique avec les locataires. En effet, les salarié·es d’agence rencontré·es expriment leur souhait de déployer des compétences relationnelles plus étendues et en prise directe avec les besoins des quartiers.

59L’usage des deux outils en mode nomade réoriente l’exercice professionnel vers une logique d’intervention sur les sites. En effet, au-delà d’une activité de gestion, la relation facilitée avec les locataires et l’accès à un ensemble d’informations est largement citée par les salarié·es de Logeterre. Cette nouvelle pratique suscite un pouvoir d’agir (Clot, 2008) étendu, comme l’évoque ce gestionnaire de site :

« Depuis la mise en place du BIM ou de l’agence en ligne, on dispose de toutes les infos pour pouvoir répondre au locataire. Sur une fuite d’eau, on peut avoir le contrat de maintenance, c’est très important pour réagir vite mais aussi pour se sentir légitime quand on nous pose des questions. Notre présence au bureau a radicalement diminué pour privilégier la présence sur site, on est un peu comme des vigies, on s’assure que les prestataires sont bien présents sur place, on connaît bien les associations locales, on échange pas mal d’infos avec elles, tout cela nous rend beaucoup plus en phase avec la vie des quartiers » (Gestionnaire de site, Logeterre, 2021).

60La prise en charge directe des demandes des locataires comme de la maintenance reconfigure les projets collectifs au niveau du territoire. Sur les métiers d’agence, le travail se conduit sur un mode polyvalent, avec des responsabilités transverses. Si chaque fonction garde ses prérogatives, la prise en charge directe des demandes locataires a comme effet de fortement diminuer la gestion administrative. Ces responsabilités croisées permettent également la mise en place de projets de territoire qui s’appuient sur le collectif d’agence. Un des responsables d’agence rencontrés explique comment l’agence est passée d’une fonction de gestion à celle d’une entité en charge de projets territoriaux :

« Le mot d’ordre donné aux agences est de traiter chaque demande sur un mode polyvalent, et les outils numériques dont on dispose nous permettent cela. Avec ce temps dégagé, toutes les agences se sont spécifiées pour développer des projets fondés sur les besoins des habitants et en lien avec les collectivités. Cela va d’un parc de panneaux solaires installés pour diminuer la facture énergétique à la prise en charge des portages de repas pour les personnes âgées. Ce sont des nouvelles missions qui soudent le collectif et qui font sens. Les locataires ne nous regardent plus comme de simples administratifs » (Responsable d’agence, Logeterre, 2020).

61Par conséquent, les dispositifs numériques accompagnent une nouvelle forme d’autonomie dans les pratiques professionnelles. Celle-ci s’incarne autour de capacités d’intervention plus larges et par le développement de projets collectifs construits avec les locataires.

5. Deux trajectoires pour une même promesse de transformation

62L’analyse comparée de deux transformations numériques sous le prisme de la trajectoire permet de distinguer ce qui relève des discours sur le numérique et les changements observés à l’aune de contextes (Saint-Georges, 2008). Ainsi, les effets d’une transformation s’évaluent en tenant compte d’une succession de phases au cours desquelles se façonnent des changements graduels (Bezes et Palier, 2018) et des moments charnières qui conditionnent la conduite du projet. Le tournant observé à l’appui de l’analyse des deux cas concerne la prise en charge du changement organisationnel, qui constitue la condition sine qua non d’une nouvelle forme de coopération entre siège et agence, notamment dans la circulation des données. Ce moment « charnière » qui s’opère uniquement chez Logeterre permet de créer les conditions de l’autonomie et de développer de nouvelles pratiques professionnelles. En l’absence de moment consacré à l’organisation, l’introduction des technologies génère uniquement une superposition d’outils qui représente une activité potentiellement chronophage pour les personnels assignés à la stricte remontée d’informations. Dans l’un des cas la trajectoire s’arrête une fois les outils intégrés au système d’information, alors que dans l’autre cas elle concerne les coopérations internes et l’évolution des pratiques professionnelles. À ce titre, chaque trajectoire est singulière et questionne la nature même de la transformation numérique, qui est souvent présentée comme une simple intégration d’outils dans un système technique à un moment donné.

63Par ailleurs, l’analyse par la trajectoire illustre deux faces extrêmement différentes de la transformation visée et nuance les approches sectorielles de la trajectoire (Bouba-Olga et al., 2008). Une première trajectoire, centrée sur la capacité des outils numériques à optimiser la gestion, conduit à centraliser les données et à renouveler des formes classiques de contrôle et de division du travail entre des services experts et des services en charge de l’exécution. En l’absence d’acteurs relais (Benedetto-Meyer et Boboc, 2019), l’implémentation reste concentrée au niveau de siège dans un objectif d’automatisation de gestion des données et des flux d’information (Durand, 2012). Le paradoxe de cette évolution est qu’elle s’opère à bas bruit, sans discussion sur la nature de la mission de proximité et sans évaluation de l’impact de l’introduction des outils sur l’exercice professionnel. L’invisibilisation du travail relationnel au profit du « travail de clic » (Casilli, 2019) constitue le corollaire d’une conception du changement centrée sur l’introduction mécanique du numérique. La seconde trajectoire, centrée sur les usages et les pratiques professionnelles, illustre la façon dont, loin d’être une fin en soi, l’introduction du numérique constitue le démarrage d’un processus de changements multidimensionnels. La particularité de cette trajectoire centrée sur le déploiement de nouvelles formes de services aux locataires sur les sites est d’articuler l’introduction du numérique avec une réflexion sur les conditions de son utilisation. Ainsi, en focalisant la réflexion sur la proximité avec les locataires, la pace dévolue à la technologie reste celle d’un outil à la main des professionnels. C’est à cette condition que l’outil devient collaboratif (Boboc, 2017) au sens où il soutient la présence physique sur le territoire et la capacité d’intervention sur site.

64Comme le montre le tableau 1 ci-dessous, la transformation déclinée autour de quatre niveaux de changement induit une première trajectoire centrée sur le numérique et une seconde orientée par les pratiques professionnelles. Enfin, ces deux trajectoires invitent à questionner la notion même de transformation. Au regard des enjeux initiaux de la transformation numérique dans le secteur professionnel de l’habitat social, à savoir la fluidité des relations avec les partenaires comme avec les locataires, ce sont en effet en définitive deux modalités très différentes de déclinaison du numérique qui se dessinent. L’une à travers un prisme techno-centré incarne un changement dans lequel le « système technicien » (Ellul, 1977) non seulement crée en interne une fracture entre agents opérationnels et fonctionnels, mais de surcroît organise l’abandon tacite de la dimension relationnelle de l’activité. Un des effets pervers de l’introduction mécanique des outils est de standardiser des réponses gestionnaires dans un secteur où le temps de la relation constitue un élément non réductible à de la donnée (Ughetto, 2011). L’autre modalité, qui relève d’un processus d’amélioration continue et dont la dynamique repose sur une articulation forte entre stratégie, organisation et pratiques professionnelles, illustre la capacité à incarner une gestion de site au moyen d’innovations technologiques centrées sur la relation physique (Ughetto, 2014). Cette évolution, qui ne relève pas tant d’une transformation numérique que d’un changement adaptatif lié à des enjeux de qualité de service, vise en définitive la prise en charge du cadre de vie (Mille, 2021), au-delà du cadre gestionnaire. C’est probablement cette orientation qui constitue l’amorce d’une transformation effective, puisqu’il s’agit d’adopter des modes d’organisation capables de répondre aux spécificités des locataires comme des territoires. En revanche, vouloir transposer des réponses technologiques et standardisées à cet enjeu spécifique conduit de fait à appauvrir la part d’investissement collectif que requiert la gestion des territoires.

Tableau 1 : Niveaux de changement et caractérisation des deux trajectoires

 

Trajectoire numérique

Trajectoire
socio-professionnelle

Contexte stratégique

Recherche d’optimisation

Services personnalisés

Changement organisationnel

Pas de changement organisationnel

Réorganisation en amont

Relations entre entités

Centralisation des données au sein des services centraux

Autonomie dans l’accès aux données en agence

Évolution des prati­ques professionnelles

Appauvrissement des pratiques de proximité

Renouvellement des formes d’intervention sur site

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Notes

1 L’écriture inclusive est utilisée pour marquer la mixité dans cet article, sauf pour des termes génériques comme « les acteurs », « les collaborateurs », « les utilisateurs » ou « les résidents », et à l’exception des extraits d’entretiens qui ont été reproduits tels qu’ils ont été prononcés. Lorsqu’un groupe de personnes rencontrées durant notre étude est désigné au masculin dans le corps du texte, c’est que ce groupe est composé d’hommes.

2 Extrait de la plaquette des offres d’un cabinet de conseil destinée aux bailleurs sociaux en 2016.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sophie Bretesché, « La transformation numérique au prisme de la trajectoire. La double face d’une même promesse »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 4 | Octobre - Décembre 2024, mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/46956 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12zih

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Auteur

Sophie Bretesché

Laboratoire d’économie et de management Nantes Atlantique (LEMNA)
IMT Atlantique – Département de Sciences sociales et de Gestion
La Chantrerie, 44300 Nantes, France
sophie.bretesche[at]imt-atlantique.fr

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