- 1 L’usage du masculin correspond au choix d’écriture de l’ouvrage et pointe la construction sexuée du (...)
1L’ouvrage de Sophie Bernard s’inscrit dans les recherches sur le développement du capitalisme de plateforme et sur les nouvelles formes d’emploi qu’il génère. Plutôt que de réduire la question au rapport entre une armée de réserve de travailleurs précaires1, « hybrides », assumant « les risques de l’activité [sans] l’autonomie associée au statut d’indépendant » (p. 11), et le management algorithmique, l’autrice mobilise la racialisation pour caractériser à nouveaux frais cette relation de travail. Cette notion permet de saisir l’assignation des travailleurs racisés « à une position matérielle et symbolique subalterne au sein de l’ordre social » (p. 100, citant Talpin et al., 2021, p. 8). La figure du chauffeur Uber racisé apparaît ici comme un avatar contemporain, dans l’histoire longue de la mise au travail des migrants postcoloniaux et de leurs descendants dans les emplois du bas de l’échelle.
2L’autrice a réalisé une enquête entre 2015 et 2019 à Paris, Montréal et Londres, où elle a conduit cent neuf entretiens ethnographiques avec des chauffeurs Uber. Malgré le manque de précision sur le proxy de l’origine migratoire pour constater la surreprésentation numérique des hommes racisés, on comprend, au fil des pages, qu’il s’agit à la fois de primo-arrivants et de descendants de l’immigration postcoloniale à Paris tandis qu’ils sont presque exclusivement des primo-arrivants originaires des ex-colonies britanniques à Londres et de pays du Sud global à Montréal.
3La première partie de l’ouvrage retrace la stratégie d’implantation d’Uber à partir de 2012. En mobilisant des investissements très importants, un lobbying intense et des innovations technologiques, l’entreprise contourne les réglementations locales dans le secteur du transport de personnes avec le soutien des pouvoirs publics, de l’opinion publique et parfois au moyen de procédures judiciaires.
4Dans les trois métropoles, cette « stratégie du chaos » prend la forme d’une « bataille morale menée au nom du progrès technologique et de la liberté économique » (p. 69) en instrumentalisant les chauffeurs qu’Uber mobilise contre les taxis. Son modèle économique fondé sur les effets de réseau vise à fidéliser massivement et rapidement la clientèle ainsi que des travailleurs éloignés du salariat et majoritairement racisés au moyen d’une rhétorique inclusive et d’une tarification initialement attractive. La plateforme constitue, ainsi, « un vivier de main-d’œuvre disponible et docile » (p. 98) pour asseoir une position quasi-monopolistique. Une fois cette position acquise, les conditions de rémunération et de travail se dégradent.
5La seconde partie de l’ouvrage revient sur les trajectoires des chauffeurs Uber et sur leur assignation à « un travail pour immigré », qui atténue néanmoins leur sentiment de déclassement grâce au capital social acquis dans cette activité ou dans le cadre d’une reconversion professionnelle. À Londres, il est envisagé comme un complément de revenu par les immigrés primo-arrivants diplômés en Angleterre pour contrebalancer leur déqualification dans l’activité salariée ou pour développer une activité entrepreneuriale transnationale. Il s’agit, également à Montréal, de compléter leur revenu pour des travailleurs immigrés déqualifiés, dont les diplômes obtenus dans le pays d’origine ne sont pas reconnus, ou pour des étudiants immigrés en quête d’autonomie financière.
6En acceptant ce « good bad job » (Rosenblat, 2018), les chauffeurs Uber racisés trouvent un moyen de contourner les discriminations raciales qu’ils rencontrent dans l’accès à l’emploi et aussi d’assurer leurs charges familiales dans une configuration conjugale de breadwinner. Améliorer leur condition répond à des attentes différenciées qui visent à échapper à trois spectres dans leurs trajectoires : le chômage qui touche davantage les travailleurs racisés jeunes ou seniors ; la pénibilité des emplois salariés non qualifiés servant de repoussoir par rapport au statut d’indépendant, le rêve d’autonomie qu’il alimente et la flexibilité temporelle qu’il rend parfois possible ; enfin, la pauvreté laborieuse, qui les fait adhérer à l’idéologie néolibérale stigmatisant le prétendu « assistanat » des populations immigrées et racisées (p. 173).
7La troisième partie se focalise sur le management algorithmique comme un nouvel instrument de pouvoir qui donne aux chauffeurs Uber « le sentiment qu’ils agissent librement alors même qu’ils ne font que répondre aux attentes de la plateforme », laquelle entend « contrôler et orienter les comportements de travailleurs théoriquement indépendants » (p. 186).
8Ce contrôle managérial prend la forme d’une extension de la durée de travail au profit de la plateforme, avec la baisse des tarifications. Cela conduit les travailleurs à privilégier les courses, les horaires et les jours (atypiques) et les zones d’attente les plus rentables. Cette « optimisation du temps de travail » (p. 209) produit des tensions avec leur vie personnelle et génère « une sélection par la santé » (p. 243), qui se traduit par un taux de rotation élevé.
9Le management algorithmique se reflète également dans l’enrôlement de la clientèle pour évaluer les chauffeurs. Ce pouvoir disciplinaire est d’autant plus asymétrique qu’il engage la subjectivité des client·es. Une évaluation négative peut conduire à désactiver le compte des chauffeurs ; il s’agit d’une sanction qui révèle leur subordination déguisée à l’égard de la plateforme. En revanche, quand les client·es sont évalué·es négativement à cause de propos racistes ou de faux témoignages d’agression pour obtenir une compensation, l’action d’Uber demeure opaque. De cette relation de travail marquée par une grande incertitude découlent des stratégies d’évitement de conflits serviciels. Les chauffeurs sont contraints de réaliser un « travail émotionnel » important (p. 272) qui renforce leur rapport de domesticité avec la clientèle.
10L’ouvrage propose une perspective innovante par rapport à la littérature en français sur le travail de plateforme en mettant en évidence comment, dans les trois villes, la standardisation du travail opère simultanément avec la racialisation des travailleurs, qui est « un principe d’organisation du capitalisme de plateforme » (p. 289). L’autrice montre ainsi, citant Dalia Gebrial (2022, p. 3), que les plateformes constituent « une innovation du capitalisme racial ».
11Cette perspective invite néanmoins à de nouveaux développements dans l’étude des chauffeurs Uber. Même si l’autrice considère que le ciblage de la main-d’œuvre par Uber en France « n’est pas démontré », en dépit d’« une politique d’entreprise explicite » (p. 98), le « recrutement » des hommes racisés des quartiers populaires va bien au-delà de logiques de cooptation (parrainages). Le discours stéréotypé des décideurs et les dispositifs comme le partenariat avec Pôle emploi 93 en 2016 font ressortir un ciblage racial indirect, par le biais du territoire, avec le soutien des pouvoirs publics. Cette approche semble cohérente avec le modèle d’affaire de l’entreprise californienne qui a capitalisé sur le refus ancien des taxis de servir la clientèle africaine-américaine pour vanter le caractère a priori moins discriminatoire de son outil (Schor et Vallas, 2021).
12En outre, le contrôle policier du travail des chauffeurs n’est pas étudié. La (vidéo)verbalisation fait pourtant partie de leur quotidien, que ce soit en raison des obstacles pour obtenir une autorisation de stationnement ou des contrôles d’identité qui ciblent davantage les hommes racisés. L’articulation de ces dispositifs avec le contrôle managérial, comme la reconnaissance faciale controversée mise en place par Uber en 2019, soulève de nouvelles questions y compris en termes de discrimination algorithmique.
13Enfin, il aurait été pertinent d’analyser les mobilisations des chauffeurs Uber évoquées au début de l’ouvrage (p. 17). Malgré leur caractère exceptionnel et minoritaire, elles mettent en évidence la façon dont la racialisation se manifeste par la marginalisation des chauffeurs Uber dans les organisations syndicales et plus largement dans des relations professionnelles dégradées par rapport au cadre salarial (Marchadour, 2023).