1« Comment sommes-nous devenu ce que nous sommes, cet individu précis, parmi d’autres ? » (p. 11) : telle est la question, à la fois classique et ambitieuse, que pose Wilfried Lignier dans ce court essai. Contre les approches psychologiques ou psychanalytiques, le sociologue s’intéresse à la fabrique de l’intériorité, envisagée comme « le résultat d’une série, toujours en cours, de relations avec nos congénères » (p. 13). Ces relations prennent la forme d’interactions avec une ou plusieurs personnes, et sont médiées par des institutions sédimentées dans le temps. L’objectif de l’ouvrage est double. D’un côté, Wilfried Lignier propose de décliner la théorie de l’incorporation de Pierre Bourdieu en « propositions théorico-empiriques » (p. 18). D’un autre, il s’adresse à un lectorat non professionnel de la sociologie, auquel il tente de livrer des clefs pour l’auto-analyse. La démonstration s’appuie sur des exemples issus de recherches personnelles ou de relectures convaincantes d’autres travaux issus de cadres théoriques parfois éloignés du sien (par exemple p. 55, p. 141-145). Les exemples mobilisés portent de manière privilégiée sur l’enfance, notamment par souci de simplifier la démonstration : à cet âge, les individus ont vécu moins d’expériences sociales différentes et différenciantes. La critique fine et informée des approches psychologiques prolonge une réflexion de plusieurs années, que l’auteur a mené seul — sur les appropriations parentales du diagnostic de haut potentiel intellectuel (2012), l’incorporation du geste de préhension (2019), ou encore une ethnographie dans un laboratoire de neurosciences (2021) — ou collectivement, au sein du séminaire « Sciences sociales de l’enfance », qu’il a coanimé jusqu’en 2022 à l’École des hautes études en sciences sociales aux côtés d’Abigail Bourguignon, Kevin Diter, Holly Hargis, Hélène Œhmichen, Julie Pagis, Alice Simon et Julien Vitores.
2La thèse centrale de l’ouvrage est posée dès le premier chapitre : à partir du moment où des institutions et des interactions ont des effets sur la façon d’exister d’un individu, c’est-à-dire dès le début de son existence biologique, celui-ci est social. C’est pourquoi est préféré au terme de socialisation, qui selon l’auteur pourrait suggérer que l’individu ne serait pas d’emblée social mais le deviendrait progressivement, celui de sociogenèse, qui met l’accent sur les processus sociaux dans la construction individuelle (p. 14). La sociogenèse constitue « un processus temporellement ordonné, un emboîtement progressif et hiérarchisé, entre des dispositions qu’on peut qualifier d’élémentaires et des dispositions de plus en plus complexes » (p. 34). Cette dernière distinction ouvre des pistes originales pour analyser les temporalités de la socialisation, au-delà de la partition classique entre socialisations primaire et secondaire. Une disposition élémentaire constitue une « tendance à agir qui s’exprime quelle que soit la situation pratique », peu dépendante du contexte socio-historique ou de la division du travail social (p. 35). Il en va ainsi du geste de saisie d’un objet, que l’auteur étudie dans son précédent livre, Prendre (2019). Wilfried Lignier fait l’hypothèse que l’activation ou la mise en veille en fonction du contexte — une proposition formulée par Bernard Lahire (1998) — ne serait pas envisageable pour ce type de disposition.
3Dans la continuité des propositions de Pierre Bourdieu (1994), le deuxième chapitre montre comment les stratégies de reproduction participent à la formation d’habitus différenciés. Par exemple, les attentes des parents envers chacun de leurs enfants sont différenciées et complémentaires, comme s’iels géraient un « portefeuille reproductif » (p. 56), concept forgé sur le modèle d’un portefeuille financier. L’enjeu est de faire face à l’incertitude sur les positions sociales enviables futures, dépendantes des évolutions de la structure sociale. Sur ce point, l’analyse de Wilfried Lignier rappelle les travaux qui, à la suite de Sibylle Gollac (2013), ont étudié comment les contraintes temporelles, économiques, patrimoniales rendent les investissements parentaux rivaux. Soulignons que ce chapitre s’appuie sur une définition renouvelée de la reproduction, qui ne désigne pas tant la reproduction individuelle de la position sociale, ou celle de la structure sociale, mais plutôt la manière dont tout groupe social peut investir un individu (un·e patron·ne envers son employé·e, une secte envers sa ou son adepte ; p. 78). L’articulation entre théorie de la reproduction et âges de la vie se voit donc reformulée : au fil du temps, la formation de l’habitus est de moins en moins orientée par les parents ou par des agents en contact avec la personne (comme les professeur·es) au profit d’une plus grande diversité d’instances de socialisation.
4Les deux derniers chapitres du livre abordent les processus concrets de formation de l’individualité. Dans la sociologie bourdieusienne, ceux-ci reposent sur la mise en relation répétée, durable, souvent peu consciente avec des réalités principalement abstraites et symboliques, où les interactions « relayent et modalisent » (p. 85) la socialisation institutionnelle. Comment, alors, faire entrer la socialisation par un événement unique et soudain dans ce cadre analytique ? Prenant l’exemple du traumatisme, qui met l’accent sur le poids de la violence dans la formation de l’intériorité, l’auteur défend que ce type d’événement est en fait rarement unique, mais s’inscrit dans une série ; et qu’en outre, il est reconduit pratiquement dans les rêves, inscrit dans des choses, des lieux ou des discussions qui durent et se répètent. L’entreprise de sociologiser cette notion originellement psychanalytique et psychologique pour la réinscrire dans la sociologie de la socialisation ouvre des pistes particulièrement stimulantes, qui seront à développer et documenter. Enfin, le dernier chapitre s’attaque à l’articulation des processus d’ordre matériel (corps, gestes) et symbolique (parole). Selon l’auteur, ces deux dimensions ne doivent pas être opposées trop frontalement. La plupart des actes de parole partagent en effet les caractéristiques de la pratique au sens de la sociologie bourdieusienne : répétition, irrépressibilité, faible conscience. Dès lors, les mots et les histoires qu’un individu entend au cours de sa trajectoire sont non seulement le produit de sa socialisation, mais aussi socialisateurs en ce qu’ils contraignent sa manière de penser et d’agir.
- 1 Par exemple, le titre de l’ouvrage, La société est en nous, sonne particulièrement durkheimien.
- 2 À titre d’exemple, on peut citer les thèses de doctorat en cours d’Angèle Jannot (« Investir et s’i (...)
5L’ouvrage, foisonnant, ouvre donc de nombreuses pistes de recherche originales. Sa construction rigoureuse, qui articule arguments et exemples pour répondre à des problèmes clairement identifiés, rend le propos convaincant. Il constitue également une synthèse efficace de ce que serait une sociologie proprement bourdieusienne de la socialisation. Les développements propres à l’auteur ne sont pas toujours distingués avec clarté des idées de Pierre Bourdieu ou des acquis partagés des sociologues classiques1 ou contemporain·es de la socialisation, ce qui dilue l’originalité de la thèse. Citer plus systématiquement les travaux discutés aurait permis de mieux mettre en relief la force de l’ouvrage, de rendre sa lecture plus accessible aux non spécialistes de la socialisation et d’ouvrir davantage la discussion scientifique. En effet, si la proposition théorique est limpidement resituée vis-à-vis des approches psychologiques et de la sociologie de Pierre Bourdieu, sa position au sein des recherches sociologiques sur la socialisation, qui pour certaines s’appuient sur un appareil théorique très proche2, reste implicite. Quelques critiques sont bien adressées à des « sociologues de l’incorporation » (p. 101), mais en l’absence de citation elles demeurent allusives, et donc difficilement réfutables.
6Ces choix d’écriture peuvent s’expliquer par la largeur du lectorat auquel s’adresse Wilfried Lignier avec ce livre. La société est en nous constitue tout à la fois un geste théorique adressé aux pair·es, un manuel de sociologie bourdieusienne de la socialisation à destination des étudiant·es, et un « manuel de développement impersonnel » (p. 147) pour qui voudrait « se ressaisir sociologiquement » (p. 151). Livre exigeant pour un lectorat qui ne serait déjà pas familier du vocabulaire, des manières de penser et des théories sociologiques, La société est en nous propose d’enrichir, sur le versant théorique, une littérature florissante d’analyses sociologiques de soi (voir par exemple Lagrave, 2021).