Gorz, A., 1964, Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Le Seuil, Paris.
Sholz, T., 2017, Le coopérativisme de plateforme. 10 principes contre l’ubérisation et le business de l’économie du partage, FYP éditions, Limoges.
Trebor Scholz, Own this! How Platform Cooperatives Help Workers Build a Democratic Internet, Verso, London & New York, 2023, 240 p.
Afficher l’image1Cet ouvrage est le troisième que Trebor Scholz, professeur à la New School et associé au Centre Berkman Klein de Harvard aux États-Unis, signe sur le coopérativisme de plateforme. Ayant initialement contribué à la littérature sur le digital labor, il introduit cette notion dans un article publié en 2014 sur Medium, qu’il élabore ensuite dans un essai intitulé Platform Cooperativism: Challenging the Corporate Sharing Economy, traduit en plusieurs langues (Scholz, 2017). L’auteur y présente le coopérativisme de plateforme comme une alternative au capitalisme de plateforme basée sur un nouveau modèle de propriété pour les travailleurs et travailleuses de l’économie numérique. Environ dix ans plus tard, son dernier ouvrage fait état de ce que lui-même, ainsi que d’autres chercheur·euses et professionnel·les de ce domaine, qualifient d’un mouvement, global et multiforme, réunissant principes coopératifs et plateformes numériques. Selon l’auteur, ce mouvement permettrait de répondre, sous forme de « bricolage de modèles organisationnels » (p. 7) dont les syndicats et les coopératives syndiquées (union co-ops) font aussi partie, aux enjeux d’absence de démocratie au travail et d’exploitation posés par l’économie numérique1. Une des intentions de l’auteur est ainsi de convaincre les « sceptiques » (p. 45) du bien-fondé de ce modèle, notamment en termes d’amélioration de conditions de vie et de travail, en présentant une série d’expériences de celles et ceux qui l’auraient adopté.
2Il convient alors de rappeler la dimension non académique de l’ouvrage, assumée par l’auteur, ainsi que la position de ce dernier. Trebor Scholz fonde en 2016 le Platform Cooperativism Consortium, un hub réunissant des personnes engagées dans la création, l’analyse et le soutien de diverses initiatives liées au coopérativisme de plateforme. Dans son ouvrage, il rapporte leur parole et leur vécu, dans le but de « chercher des alliés » (p. 21) « financiers, institutionnels et politiques » (p. 45) susceptibles de contribuer au déploiement d’un mouvement qu’il appelle de ses vœux. Destiné à un public large, cet ouvrage donne ainsi à voir, dans une perspective située et normative, ce coopérativisme de plateforme et les enjeux stratégiques qui le traversent en matière de transformation sociale à l’échelle globale.
3L’ouvrage s’organise en sept chapitres thématiques et un épilogue à portée pratique sur la création d’une plateforme coopérative. Le premier s’ouvre sur la description d’une rencontre avec un ancien chauffeur Uber sud-africain et de sa lutte contre la plateforme jusqu’à sa tentative de création d’une coopérative dans le même domaine. De telles anecdotes structurent l’ensemble du texte et sont détaillées selon les arguments développés par l’auteur, en l’occurrence une critique du modèle de propriété privée fondé sur du capital-risque qui domine dans l’économie numérique. Ce premier chapitre revient en outre sur la genèse de la notion de coopérativisme de plateforme et la trajectoire intellectuelle de son auteur, et propose une définition « dynamique et évolutive » (p. 8) d’une plateforme coopérative (ou coopérative de plateforme, selon la traduction littérale de platform cooperative). Celle-ci désigne « un projet ou une entreprise qui utilise principalement un site Web, une application mobile ou un protocole pour vendre des biens (par exemple des données) ou des services, et qui s’appuie sur la prise de décision démocratique et la propriété partagée de la plateforme entre les travailleur·euses et usager·es » (p. 8). À partir d’exemples comme celui de la Drivers Cooperative à New York et de la définition que l’Alliance Coopérative Internationale donne du terme « coopérative », l’auteur donne un aperçu de « l’écosystème global de plateformes coopératives » (p. 10) que composent des organisations aux statuts juridiques, tailles et secteurs divers. Le deuxième chapitre porte plus précisément sur les différents modèles de propriété coopérative dans l’économie numérique et développe plusieurs exemples de coopératives de travail et d’usager·es, comme celle de ménage à domicile Up & Go à Brooklyn, ou SEWA, une fédération coopérative et syndicale de femmes en Inde. Ces exemples permettent à l’auteur de démontrer les avantages matériels du modèle coopératif, en matière de revenu et de dignité au travail surtout. L’invitation à l’expérimenter — au niveau d’une entreprise, d’une plateforme ou des données — s’appuie par ailleurs sur le constat qu’il est à même d’améliorer les vies des groupes marginalisés (en fonction de leur statut migratoire, caste, classe, genre ou « race »), les plus particulièrement invisibilisés et précarisés dans le travail de plateforme.
4Le troisième chapitre s’engage dans un débat concernant le passage à l’échelle des plateformes coopératives, rappelant ses enjeux, notamment par rapport à la confrontation aux monopoles et modèles dominants, y apportant des clarifications conceptuelles et défendant une stratégie de changement d’échelle par la « fédération internationaliste » (p. 57) d’entités locales. Selon Trebor Scholz, la version numérique de la coopérative a comme avantage, par rapport à sa version traditionnelle, de pouvoir plus facilement changer d’échelle, par le biais du numérique. En écho aux critiques qui réduisent la notion de changement d’échelle à celle de croissance économique, et répondant à celles qui discréditent les coopératives du fait de leur marginalité, le quatrième chapitre s’attache à revisiter les critères de mesure de la valeur des plateformes coopératives. L’auteur y propose une approche fondée sur les besoins des travailleur·euses et usager·es, évoquant sommairement des approches féministes du design de plateforme et des exemples dans le domaine du soin (care), de l’art, la ruralité et les médias.
5Le cinquième chapitre porte sur les coopérations possibles et effectives entre syndicats et plateformes coopératives, et offre un bref aperçu de l’histoire commune entre coopératives traditionnelles et syndicats, ainsi qu’une section entière sur les Chevaliers du travail (Knights of Labor)2 et leur héritage vis-à-vis du mouvement ouvrier. Au vu de l’affaiblissement du syndicalisme, en particulier dans le cadre de l’économie numérique, Trebor Scholz invite ici à considérer le modèle de la plateforme coopérative comme ayant la capacité de renouveler les luttes syndicales et, inversement, à reconnaître le rôle de ces dernières dans le soutien aux plateformes coopératives. Le sixième chapitre, « L'avènement de la démocratie des données », traite des questions de gouvernance et de collecte démocratique des données. Il met en avant le modèle émergent de coopérative de données, dont le rôle est de permettre la gestion et l’utilisation de données par et pour ses membres, afin de leur fournir des services, de produire de la recherche ou encore de générer des revenus. Le dernier chapitre prend la forme d’une lettre, écrite en 2035, qui répond à l’injonction qu’André Gorz formulait dans Stratégie ouvrière et néocapitalisme, à savoir la nécessité de « définir tout à la fois une alternative globale positive et des “objectifs intermédiaires” (des médiations) qui en préfigurent dès a présent le sens » (Gorz, 1964, p.10). Elle présente ainsi, de manière fictive mais avec un ancrage pragmatique dans le présent tel que le perçoit l’auteur, un scénario dans le futur proche de l’écosystème de plateformes coopératives. Celui-ci présente entre autres un Forum économique mondial et des gouvernements de divers pays, notamment au niveau municipal, qui soutiendraient de manière symbolique et matérielle les coopératives et les plateformes coopératives, dans la lutte contre la pauvreté et les urgences climatiques en particulier.
6Outre son invitation à réfléchir aux stratégies de résistance et de construction d’alternatives aux modèles d’entreprises dominants dans le domaine du numérique, cet ouvrage a pour apport principal d’offrir un large panorama d’expérimentations participant à un tel mouvement dans des pays des Nords et des Suds, dans des contextes parfois peu étudiés dans la littérature sur le coopérativisme de plateforme. À la lecture de l’ouvrage se pose néanmoins la question des positions des travailleur·euses qui auraient été mises en avant, ainsi que des potentiels conflits ou écarts d’expériences vécues qui pourraient exister entre, par exemple, celles et ceux qui ont aussi fondé ces plateformes et les autres. Si la proposition de forme organisationnelle mise en avant par Trebor Scholz intéressera les chercheur·euses sur ce sujet, il reste à enquêter plus avant sur les potentielles tensions qui traversent cette « coalition globale lâchement tissée » (p. 19) qu’est le coopérativisme de plateforme et sur les difficultés que peuvent y rencontrer travailleurs et travailleuses de plateforme.
Gorz, A., 1964, Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Le Seuil, Paris.
Sholz, T., 2017, Le coopérativisme de plateforme. 10 principes contre l’ubérisation et le business de l’économie du partage, FYP éditions, Limoges.
1 Les traductions des citations de l’ouvrage sont celles de l’autrice du compte-rendu.
2 Les Chevaliers du travail (Knights of Labor) est une des premières grandes organisations du travail nord-américaines, fondée à Philadelphie aux États-Unis en 1869. Clandestine jusqu’en 1879, elle est ouverte à l’ensemble de la classe ouvrière et soutient entre autres la création de sociétés coopératives.
Haut de pageAnne-Pauline de Cler, « Trebor Scholz, Own this! How Platform Cooperatives Help Workers Build a Democratic Internet », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 4 | Octobre - Décembre 2024, mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 08 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/47147 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12zit
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