Navigation – Plan du site

AccueilNumérosVol. 66 - n° 4Comptes rendusCaroline Perraud, Travail, handic...

Comptes rendus

Caroline Perraud, Travail, handicap et coopération en ESAT. Vers un dispositif émancipateur

Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2022, 284 p.
Fanny Jaffrès
Référence(s) :

Caroline Perraud, Travail, handicap et coopération en ESAT. Vers un dispositif émancipateur, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2022, 284 p.

Entrées d’index

Haut de page

Texte intégral

couvertureAfficher l’image
Crédits : P. U. Rennes
  • 1 Source : Insee, enquête Emploi 2021.

1L’ouvrage de Caroline Perraud est issu d’une thèse de doctorat en sciences de l’éducation soutenue en 2018. Son originalité tient à sa volonté de s’emparer des questions concrètes que soulève l’objectif d’inclusion des personnes handicapées en milieu ordinaire. L’idée que les personnes handicapées devraient pouvoir travailler comme les autres si elles le souhaitent fait l’objet d’un large consensus dans les discours des acteurs de l’action publique ; mais dans la pratique, l’intégration des travailleurs et travailleuses handicapé·es butte contre des difficultés très concrètes. Aussi, comme l’a notamment mis en évidence Anne Revillard (2019), les personnes handicapées se trouvent doublement marginalisées de l’emploi et dans l’emploi, c’est-à-dire qu’elles sont davantage concernées par l’inactivité (le taux d’activité des personnes reconnues handicapées est de 44 % contre 73 % pour l’ensemble de la population) et par le chômage (15 % contre 8 %)1, et que celles en emploi restent confinées aux marges du marché du travail. Ces difficultés sont particulièrement importantes pour les personnes déficientes intellectuelles, c’est-à-dire celles présentant des difficultés de réflexion, de mémorisation, de conceptualisation, de communication et de décision. De ce fait, les personnes déficientes intellectuelles qui travaillent sont majoritairement intégrées en Établissements et services d’accompagnement par le travail (ESAT), des institutions médico-sociales proposant des activités à caractère professionnel aux adultes handicapé·es. Malgré l’injonction à l’inclusion en milieu ordinaire aujourd’hui omniprésente, les ESAT apparaissent encore comme les seuls en France à adapter les organisations du travail et à développer les mesures de compensation nécessaires pour que les personnes en situation de handicap éloignées du marché du travail puissent travailler. Or, les ESAT n’offrent pas un statut de salarié·e régi par le Code du travail mais un statut d’usager·e d’établissement ou service médico-social régi par le Code de l’action sociale et des familles. Du fait de leur statut, les travailleureuses d’ESAT ne touchent pas un véritable salaire mais une « rémunération garantie » comprise entre 55 % et 90 % du salaire minimum de croissance (SMIC). Peut donc se poser la question de savoir comment adapter le travail en milieu ordinaire aux besoins des personnes handicapées afin qu’elles aient accès à un emploi de droit commun.

2L’ouvrage de Caroline Perraud propose une immersion dans la mission d’aménagement du travail et des consignes aux besoins des travailleureuses d’un ESAT afin de donner des pistes concrètes pour la mise en œuvre de l’objectif d’inclusion. S’appuyant sur son expérience d’enseignante spécialisée, elle s’est associée à l’ESAT Apei Ouest 44 pour développer un projet de recherche-action participative visant à permettre aux travailleureuses handicapé·es de mieux travailler et de développer leurs compétences notamment de lecture et de comptage. Le parti pris méthodologique de ce travail est très stimulant : rompre avec les hiérarchies entre sachant et apprenant, entre chercheuse et enquêté·e, entre personne handicapée et personne valide, en partant du principe que ces hiérarchies sont mouvantes et que chacun va être tantôt celui qui apprend, tantôt celui qui fait apprendre. Caroline Perraud nous raconte avec beaucoup de détails comment elle a mis en place cette recherche collective et participative autour de l’acquisition de compétences qui s’est étalée sur plus de deux ans, entre 2014 et 2016. L’ouvrage s’appuie sur une enquête que l’autrice qualifie d’« ingénierie coopérative ». Ainsi, elle s’est appuyée sur ses qualifications en sciences de l’éducation pour travailler avec les différent·es professionnel·les de l’ESAT et dix travailleureuses autour de situations concrètes afin de comprendre comment permettre à ces dernier·es de mieux agir, comment les rendre plus autonomes dans la compréhension et l’application des consignes de travail. L’enquête est participative au sens où les professionnel·les et les travailleureuses de l’ESAT ont non seulement participé à l’enquête, mais ont aussi contribué à l’élaboration du protocole d’enquête.

3L’ouvrage est structuré en cinq parties. Les deux premières restituent le contexte dans lequel est né le projet de recherche et les principes méthodologiques sur lesquels il s’appuie. La troisième partie explique le déroulement concret de la recherche et la façon dont les travailleureuses handicapé·es s’y impliquent progressivement. À partir d’exemples concrets, la quatrième partie montre comment le dialogue entre la chercheuse, les professionnel·les et les personnes accompagnées permet d’apporter des solutions aux problèmes rencontrés. La cinquième et dernière partie raconte comment les outils développés dans le cadre de la recherche-action continuent d’être utilisés et améliorés sur le terrain deux ans après la fin de la recherche. En s’appuyant sur des exemples concrets, racontés dans le détail afin de donner à voir les subtilités sur lesquelles repose le processus, l’ouvrage permet de comprendre à quelles conditions les personnes présentant une déficience intellectuelle parviennent à mobiliser leurs compétences et à en acquérir de nouvelles en situation de travail. Les situations de travail sont appréhendées comme des « jeux didactiques » et les activités de mise en accessibilité comme des « jeux d’ingénierie » (Sensevy, 2011). Partant des problèmes rencontrés, des problèmes réels remontés par les acteurs, elle expérimente et trouve des solutions permettant de les dépasser. L’étude nous donne ainsi à voir la nature du travail nécessaire à la mise en accessibilité des tâches de travail. Beaucoup de tâches souvent pensées comme irréalisables pour des personnes présentant une déficience intellectuelle sont dans cette étude rendues possibles. À titre d’exemple, on découvre comment des devis adressés à l’atelier « espaces verts » de l’ESAT ont été rendus accessibles y compris pour des non-lecteurs ou non-lectrices. Les solutions ont été élaborées collectivement, mises à l’épreuve puis rediscutées et ajustées afin de correspondre au mieux aux besoins de travailleureuses. Ce faisant, Caroline Perraud réhabilite le savoir pratique des travailleureuses handicapé·es. Quand les personnes handicapées ne parviennent pas à faire le travail attendu, elle invite à interpréter cette situation non pas en lien avec le handicap des personnes mais du fait que les personnes ne connaissent pas encore la pratique qui est attendue. Ainsi, alors que la parole des personnes en situation de handicap — a fortiori de celles présentant une déficience intellectuelle — est souvent décrédibilisée, elle montre au contraire qu’elles sont les mieux à même de savoir ce dont elles ont besoin, qu’elles peuvent elles aussi participer aux échanges au même titre que les moniteurs et monitrices et que la chercheuse. Elle soutient que ce dialogue où les différentes paroles sont à égalité est la condition même d’une recherche efficace de solutions.

4Les travaux existants sur la prise en compte de la parole des personnes handicapées mettent en évidence de fortes inégalités selon les capacités intellectuelles des personnes concernées. Ainsi, les travaux sociologiques de Jérôme Bas (2019) portant sur les étudiant·es ayant un handicap moteur montrent bien l’importance de l’obtention d’un diplôme pour pouvoir revendiquer l’égalité sans être pris comme un objet de pitié, tandis que les travaux de Godefroy Lansade (2019) portant sur les adolescent·es et jeunes adultes désigné·es comme « handicapés mentaux » mettent en évidence la difficulté à être reconnu·e « capable » et « compétent·e » quand on présente une déficience intellectuelle. Face à ces constats, les travaux de Caroline Perraud ouvrent des pistes de réflexion intéressantes pour tendre vers plus d’égalité.

5Sans tout à fait le dire ainsi, Caroline Perraud insiste sur les facteurs environnementaux du handicap et défend l’idée que toute tâche de travail peut être rendue accessible. On pourrait rêver que cette idée se diffuse très largement — au sein des ESAT mais également au-delà — afin que l’objectif d’inclusion des personnes handicapées en milieu ordinaire soit effectivement mis en œuvre. Cela étant dit, il convient de noter que cet ouvrage s’adresse à des initié·es des sciences de l’éducation. Le vocabulaire employé et le mode de raisonnement appliqué sont en effet très spécifiques à cette discipline et peuvent considérablement alourdir la lecture pour les non-expert·es. La quantité de détails techniques dont recèle l’ouvrage fait à la fois sa richesse pour les initié·es des sciences de l’éducation et sa difficulté pour toutes les personnes étrangères à cette discipline. On attend donc avec impatience que Caroline Perraud publie dans des revues de sciences sociales généralistes et/ou qu’elle développe des supports de diffusion de cette recherche au grand public.

Haut de page

Bibliographie

Bas, J., 2019, « Qui parle pour les handicapés  ? », Savoir/Agir, n° 47, p. 23‑31.

Lansade, G., 2019, « De la difficulté à être reconnus “capables” et “compétents”. Des adolescents et jeunes adultes désignés handicapés mentaux en quête d’autonomie », Alter, n° 13, p. 29‑42.

Revillard, A., 2019, Handicap et travail, Presses de Sciences Po, Paris.

Haut de page

Notes

1 Source : Insee, enquête Emploi 2021.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Fanny Jaffrès, « Caroline Perraud, Travail, handicap et coopération en ESAT. Vers un dispositif émancipateur »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 4 | Octobre - Décembre 2024, mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 21 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/47247 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12zix

Haut de page

Auteur

Fanny Jaffrès

École des hautes études en santé publique (EHESP), département SHS
15, avenue du professeur Léon Bernard, CS 74 312, 35043 Rennes cedex, France
fanny.jaffres[at]ehesp.fr

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search