Alessio Motta, Sociologie des déclenchements d’actions protestataires
Alessio Motta, Sociologie des déclenchements d’actions protestataires, Éditions du Croquant, Vulaines sur Seine, 2022, 402 p.
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1Dans l’abondante littérature consacrée aux mouvements sociaux et aux actions collectives, le livre d’Alessio Motta a de quoi perturber, y compris, et peut-être plus particulièrement, les lecteurs avertis. Sur le plan théorique d’abord, les approches classiques de l’émergence des actions contestataires, telles que la « mobilisation des ressources » ou les « structures des opportunités politiques », sont délibérément mises de côté (l’auteur s’en explique dès l’introduction) au profit d’une perspective microsociologique empruntant tour à tour à l’interactionnisme goffmanien, aux théories du comportement collectif et, quitte à faire sursauter nombre de politistes et de sociologues, à la psychologie sociale. C’est que ce qui intéresse l’auteur, ce ne sont pas les mouvements sociaux de grande ampleur, généralement dotés d’organisations fortement institutionnalisées et composées de militant·es aguerri·es, mais les « actions incertaines » (expression préférée à celle de « mobilisations improbables »), des cas limites où, notamment parce qu’il s’agit de groupes de petite taille, « le simple fait de parvenir à déclencher une action collective ne va pas de soi » (p. 56).
2Sur le plan méthodologique justement, la diversité des mobilisations étudiées et des matériaux exploités est aussi foisonnante que déroutante par son hétérogénéité : des enquêtes par entretiens auprès de lycéen·nes ayant pris part en 2010 aux blocages de leurs établissements respectifs, l’un privé, l’autre public, ainsi qu’auprès d’étudiant·es en odontologie qui se sont mis en grève ; le dépouillement des archives du journal Le Progrès, dont l’analyse éclaire la routinisation progressive des émeutes en cas de « bavure policière » ; une observation participante expérimentale à travers laquelle Alessio Motta lui-même tente, non sans difficulté, d’initier une mobilisation de street riders pour s’opposer à un projet de rénovation visant le fameux spot de Paris-Bercy, lieu emblématique des sports de glisse urbains ; tout cela sans compter les mini-études de cas qui apparaissent par petites touches, comme la rétention des notes de travaux dirigés par des doctorant·es de Paris 1, une action concluante dans laquelle l’auteur joue à nouveau un rôle déterminant et sur laquelle s’achève l’ouvrage.
3Ce tableau impressionniste peut à première vue donner le tournis, mais il obéit en réalité à une mécanique bien huilée. Car si Alessio Motta fait feu de tout bois, c’est parce qu’il a une hypothèse audacieuse à défendre et qu’il entend l’éprouver sur des terrains variés. Les six chapitres du livre tournent tous, en effet, autour d’une thèse principale qui revient comme un leitmotiv au fil des pages : la certitude que l’action (protestataire) va avoir lieu n’est pas seulement une condition de possibilité de son déclenchement, elle en est la condition nécessaire et suffisante. Ce qui a tout l’air d’une tautologie n’en est pas une, et l’auteur s’en défend d’ailleurs à plusieurs reprises. Il faut comprendre la certitude au sens fort, doxique si l’on veut, c’est-à-dire une certitude qui opère sur le mode de l’évidence, de l’allant-de-soi, de sorte que le doute n’est plus permis, plus possible, plus pensable : l’action aura lieu. Or, pour atteindre ce « seuil », les mobilisations incertaines tiennent à des ressorts très différents de celles pour lesquelles, par exemple, l’appel à manifester émanant de plusieurs leaders syndicaux suffit à produire la certitude que la manifestation aura lieu.
4Dans le cas des mobilisations étudiées, il en est tout autrement. L’expérience de Bercy est à ce titre particulièrement stimulante et originale puisqu’elle sert à tester l’hypothèse « grandeur nature » (p. 165) et, pour ainsi dire, en partant de zéro. Peu enclins à se mobiliser, les skaters et autres street riders fournissent un terrain de jeu à Alessio Motta (lui-même amateur de roller et ancien habitué du spot de Bercy) pour mettre sa théorie à l’épreuve. Cherchant à les motiver, à les fédérer et à les coordonner autour d’actions communes, en particulier via une page (« Collectif de défense de Bercy ») et des groupes de discussion Facebook, il devient l’instigateur solitaire d’une mobilisation fantôme. Son but est simple : déclencher une action protestataire. Ne visant pas trop haut, l’organisation d’une manifestation étant jugée trop ambitieuse, il décrit ses manœuvres pour rameuter des compères à des sessions de collage. Il lui faut pour cela créer la certitude que l’action aura lieu. Après avoir effectué — seul car personne n’est venu — un premier collage de stickers dans le métro, il poste alors, sur la page Facebook conçue à cet effet, des photos de rames remplies d’autocollants « Touche pas à mon spot. Non à la destruction des spots de Bercy » en les accompagnant d’un message : « Tiens, qu’est-ce qui a poussé plein les métros parisiens ? Merci les gros ! » (p. 221). Cela peut paraître anecdotique. Il se trouve pourtant qu’à la session de collage suivante, deux autres membres du groupe, manifestement novices en la matière, se joindront (timidement) à Alessio Motta.
5C’est ce genre de choses, en apparence triviales mais aux conséquences importantes sur le déclenchement de l’action, dont il est question. L’auteur en vient ainsi à traquer les freins à la mobilisation (comme la crainte de ne pas tenir son rôle et de perdre la face, ou bien la peur du ridicule si l’on est amené à se retrouver seul le jour J) et, à l’inverse, les « facteurs de probabilité » (explicites ou tacites) inspirant la confiance des acteurs : les petits « calculs », les « effets de seuil » et de « cascade » qui font que telle ou telle performance contestataire finit par aller de soi — autant de signes annonciateurs de la certitude, chez les participant·es potentiel·les, que l’action adviendra. On l’aura compris, la focale microsociologique adoptée détourne le regard des logiques structurelles, mais aussi des profils et des socialisations des individus, pour se fixer sur les logiques de situation, les interactions et les opérations de cadrage qui ponctuent les moments successifs en amont de l’action protestataire proprement dite.
6De ce point de vue, une approche davantage dispositionnaliste aurait pu, tout en conservant la même échelle d’analyse, enrichir le tableau en mettant au jour d’autres ressorts et d’autres conditions de possibilité de l’action. Là où par exemple la division entre les lycéen·nes « déter’ » (celleux qui s’impliquent et s’appliquent avec sérieux dans l’organisation du blocus) et les « blasés » (celleux qui y participent de manière plus légère et désenchantée) est interprétée comme une gestion de façade dans la continuité de leurs rôles de « bons » et « mauvais » élèves (p. 94-111), on pourrait tout autant y voir l’œuvre de dispositions (ascétiques et disciplinées versus hédonistes et indisciplinées) transférées de la sphère scolaire vers des formes différenciées d’engagement contestataire — et ce quand bien même, Alessio Motta le rappelle à juste titre en se référant à Bernard Lahire, « la transposabilité des schèmes d’action ne coule pas de source » (p. 36). Dans un autre registre, l’auteur évoque à plusieurs reprises l’influence des « clichés » dans les modalités d’(in)action, par exemple lorsqu’il remarque la dérision avec laquelle une partie des pratiquant·es du spot de Bercy considère que les riders n’ont de toute façon « “pas le niveau” pour prendre au sérieux l’idée de “se mobiliser” » (p. 181-182) ou quand il montre comment, à partir des années 1990, la croyance dans le fait qu’une « bavure policière » déclenchera une « émeute » tend à produire, de façon performative, une réaction collective routinisée (p. 312-329). Mais ses analyses ne prennent peut-être pas toute la mesure de l’effet d’assignation, notamment médiatique, qui porte des groupes peu pourvus en ressources (militantes) à se conformer à des représentations d’eux-mêmes — et, au moins dans le second cas, à des actions protestataires — typifiées.
7De manière plus générale, et pour le dire sommairement, à trop chercher dans « l’infiniment petit », Alessio Motta semble parfois oublier que « l’infiniment grand » est toujours présent, et qu’il persiste dans sa pesanteur et ses lignes de force. Cela n’enlève rien à l’originalité à la fois théorique et empirique de l’ouvrage, et c’est sans doute le lot des recherches novatrices que de susciter des interrogations (et parfois des désaccords) épistémologiques. Il est en effet plus que nécessaire de sortir des sentiers battus de la sociologie politique pour explorer de nouvelles voies problématiques et ainsi nourrir l’imagination scientifique. C’est ce qu’est parvenu à faire Alessio Motta qui, si on tire son fil au-delà des seules initiatives protestataires, invite en somme à reconsidérer, dans une veine plutôt phénoménologique, le poids de nos certitudes dans les ressorts de nos actions.
Pour citer cet article
Référence électronique
Colin Robineau, « Alessio Motta, Sociologie des déclenchements d’actions protestataires », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 66 - n° 4 | Octobre - Décembre 2024, mis en ligne le 15 décembre 2024, consulté le 09 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/47352 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12zj1
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