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AccueilNumérosVol. 53 - n° 1Comptes rendusLes douleurs de l’industrie. L’hy...

Comptes rendus

Les douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, C. Moriceau

Éditions de l’EHESS, Paris (2009). 317 pp.
Viviane Claude
p. 131-133
Référence(s) :

Caroline Moriceau, Les douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, Éditions de l’EHESS, Paris (2009). 317 pp. 

Texte intégral

1Cet ouvrage livre les résultats d’une enquête historique de longue portée sur ce qui fut, un temps, appelé « hygiénisme industriel ». La formule est passée de mode mais, par diverses branches, le domaine qu’elle a désigné dès le milieu du xixe siècle, se prolonge dans ce qui fait aujourd’hui, soit la médecine du travail, soit l’inspection du travail, soit encore les commissions dites d’« hygiène et sécurité ». Les enjeux de connaissance et de filiation qui sont ici mises au jour intéressent les historiens, les sociologues, les politistes, les économistes, que leur objet porte sur le travail ouvrier, sur les actions mises en œuvre (au plan politique, juridique, technique), sur l’organisation des entreprises ou encore sur tout ce qui fait qu’un souci devient partagé, qu’il prétend se constituer en savoir et cherche à s’installer comme discipline. À partir de cette perspective pluridisciplinaire, annoncée et assumée par l’historienne Caroline Moriceau, trois questionnements sont ouverts : celui qui touche au travail concret, celui des connaissances qui le concernent et celui des relations quadrangulaires et fort mouvementées entre le monde ouvrier, le patronat, le milieu des « savants » (les spécialistes de l’hygiène « industrielle »/« professionnelle », l’ambiguïté demeure longtemps présente) et les sphères de l’État (la législation, les décrets, ce qui s’agite autour des « comités », « commissions », « offices », etc. tout comme les manufactures qui en dépendent directement : allumettes, poudrières, tabacs).

2L’auteur a donc travaillé sur un objet protéiforme. Le programme et la méthodologie retenus sont clairement exposés dans l’introduction. Elle y souligne les ellipses portant sur l’histoire de « l’hygiénisme industriel », cela en toute connaissance de cause (cf. les multiples publications sur l’histoire de l’hygiène publique, et en particulier ce que la revue Le Mouvement social a pu faire connaître sur la condition ouvrière, le droit du travail, etc. cela depuis plus de 30 ans). Partant de ce bilan, C. Moriceau s’est penchée sur un terrain resté en friche et dont le prologue fournit une excellente illustration. Celui-ci se présente comme une monographie sur la cristallerie de Baccarat, entreprise considérée comme exemplaire dans la seconde moitié du xixe siècle. Cette étude de cas attire l’attention à plusieurs titres. D’abord nombre de thèmes traités dans la suite trouvent ici leurs points d’appui, notamment les corps au travail. À partir de ce que livrent des archives, rarement « sensibles », elle signale toutes les « douleurs de l’industrie » : des corps, des gestes, des mouvements en même temps que les matières et outils manipulés — les reproductions photographiques et les quelques explications fournies en témoignent. Sur un autre registre, il est question des mesures prises par le patronat local sur une question délicate et de longue portée : comment assurer le développement de l’entreprise sans mettre à mal ce qui est attendu des forces de la main‑d’œuvre ? Enfin pour un lecteur, dont les connaissances en chimie seraient rudimentaires, ou celui qui serait peu au fait des péripéties touchant aux sources de ce qui est placé aujourd’hui sous le terme d’ergonomie, cette entrée en matière fournit des repères précieux. Arrivé à la fin de l’ouvrage, le lecteur prend pleinement conscience de la force de ce prologue et du souci de l’auteur : qu’est-ce que subit le corps au travail dans des industries dites insalubres et progressivement reconnues pour être les plus néfastes à la santé (avec le plomb, l’arsenic, le mercure, le phosphore « blanc », etc.. .) ? La suite de l’ouvrage est en effet parsemée de cas de fabriques (verres, allumettes, peintures.. .) où les ouvriers sont exposés à de tels produits toxiques. Le cas Baccarat n’est pas si singulier ; on le retrouve plus loin.

3Suite à ce prologue, sept chapitres s’appuient à chaque fois sur des enquêtes et des corpus précisément constitués. Les intitulés de ces chapitres font foi de l’intelligence qui traverse le propos. Il faut ici en fournir l’articulation générale. Le premier chapitre s’intéresse aux « Regards croisés sur l’ouvrier : les héritages » qui reprend les larges enquêtes de Louis-René Villermé, en 1840, et les limites qu’elles présentent pour les hygiénistes trente ans plus tard. Le deuxième chapitre cherche à comprendre la « Légitimation et spécification d’un genre », celui de la dite « hygiène industrielle », prise qu’elle est au cœur d’enjeux croisés entre les questions démographiques, politiques, économiques. Viennent en scène, dans le troisième chapitre, les protagonistes/propagandistes, leurs réseaux, leurs conflits professionnels et méthodologiques autour d’« Un milieu en voie de spécialisation ». La section intitulée « Dire et dénoncer les risques du travail » s’appuie sur l’exploitation de deux revues spécialisées où l’hygiène industrielle a trouvé place sur quatre décennies, de 1870 à 1910, et ce à quoi doit faire face la tradition clinique de la médecine : la chimie et la bactériologie. « Consciences et usages du corps » est un chapitre qui s’attache aux regards des patrons, des inspecteurs du travail, des hygiénistes, observateurs du travail ouvrier, mais s’intéresse aussi aux termes des « règlements d’atelier ». Cet aspect touche à ce que l’on appelle aujourd’hui l’encadrement. Le chapitre « Une pédagogie délicate » s’appuie donc sur une autre source, celle de la formation des ingénieurs (les dites « grandes écoles ») ; le Conservatoire national des arts et métiers après 1900 s’avère là particulièrement actif, en dépit des clivages entre médecins et ingénieurs, leurs préoccupations étant complètement disjointes. Le dernier chapitre intitulé « Défendre le droit à la santé. L’hygiène industrielle dans la lutte politique et syndicale » vient répondre aux attentes du lecteur : comment les organisations ouvrières se sont-elles mobilisées sur cette question de la santé au travail ? Leurs réponses furent tardives. C. Moriceau en explique les motifs — en dépit de sources difficiles à cerner — priorité donnée aux salaires, méfiance à l’égard de tout ce qui peut venir « mécaniser » le travail et pudeur qu’il y a dans le monde ouvrier à parler du corps.

  • 1 En particulier C. Topalov (Ed.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses r (...)

4Dans sa conclusion, C. Moriceau invite à des prolongements, avec des enquêtes précises dans les entreprises, par secteur d’activités ou par aire géographique, et à un élargissement de la focale en vue de comparer le cas français avec d’autres situations européennes. On est tenté d’ajouter à ce programme une troisième piste : les tensions repérées par l’auteur dans le carré entre ouvriers, patrons, hygiénistes et pouvoirs publics, gardent-elles leur vertu analytique dès avant la première guerre mondiale ? Venant au secours des « douleurs de l’industrie », les initiatives et les politiques sur tout ce qui fait le « hors-travail » ne se présentent-elles pas comme une sortie, ouvrant d’autres univers de savoirs et d’action (politiques de logement, d’équipements, sanitaires par exemple, ou d’aménagement de l’espace) auxquels nombre de chercheurs ont consacré leurs analyses1 ?

5Ce précieux ouvrage oblige à penser dans la longue durée les « douleurs de l’industrie » ou plus largement les « souffrances au travail » (Christophe Dejours y est cité). Posé dans le passé et instruit par les outils de l’historien d’aujourd’hui, il fournit matière à nombre de réflexions ; il répond par exemple, et de bien des façons, aux questions posées par Alain Cottereau, il y a plus de trente ans. Questions en forme d’interpellations que l’auteur rappelle dans son introduction (note 8, p. 14) : « À quoi bon étudier l’histoire des lois protectrices de la santé, si l’on ignore tout des conditions de santé que ces lois sont supposées influencer ? À quoi bon étudier les idéologies et les équipements hygiénistes ou médicaux, tant que l’on ne prend pas les moyens de connaître les pratiques sur le terrain ? Comment analyser les politiques de lutte contre les maladies professionnelles ou les accidents du travail, tant que l’abondante littérature parlementaire et juridique n’est pas confrontée aux situations et évolutions sur les lieux de travail, tant qu’elle n’est pas confrontée réellement aux pratiques et points de vue ouvriers ? ». À ces défis, C. Moriceau répond en 2009, tout en suscitant la construction de nouveaux objets de recherche.

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Notes

1 En particulier C. Topalov (Ed.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France 1880-1914, Éditions de l’EHESS, Paris, 1999.

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Pour citer cet article

Référence papier

Viviane Claude, « Les douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, C. Moriceau »Sociologie du travail, Vol. 53 - n° 1 | 2011, 131-133.

Référence électronique

Viviane Claude, « Les douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, C. Moriceau »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 53 - n° 1 | Janvier-Mars 2011, mis en ligne le 15 novembre 2018, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/7277 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.7277

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Auteur

Viviane Claude

Institut d’urbanisme de Paris, université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, 61, avenue du Général-de-Gaulle, 94010 Créteil cedex, France
viviane.claude[at]u-pec.fr

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