1Conformément au projet de la collection, le livre de Thierry Pillon présente Problèmes humains du machinisme industriel de Georges Friedmann en trois grandes parties : ses sources, ses principaux arguments et ses prolongements. Le parcours et les influences de cet auteur majeur pour les sciences sociales sont donc tout d’abord retracés. Vient ensuite un résumé linéaire commenté de l’ouvrage, avant de décrire, dans un dernier temps, ses prolongements au sein de la sociologie du travail de l’après-guerre. Contrairement à ce que pourrait laisser croire la couverture, il ne s’agit donc pas d’une réédition du texte de G. Friedmann, mais d’un commentaire à travers son inscription dans le champ des sciences sociales de l’époque.

2Comme le rappelle T. Pillon, le parcours de G. Friedmann est marqué par son appartenance à différents réseaux qui l’orientent vers une démarche pluridisciplinaire, articulant psychologie, histoire et sociologie. Il fréquente ainsi aussi bien le centre de documentation sociale de l’École normale supérieure, que des cercles marxistes et les historiens de l’École des Annales. La rencontre avec ces derniers l’éloigne de la perspective durkheimienne perçue comme abstraite et spéculative, au profit d’une approche empirique et de thèmes d’actualité. De là vient également son intérêt pour les représentations et les mentalités. On voit apparaître dès cette époque ce qui deviendra par la suite le thème central de ses recherches : le fait que l’individu, ses manières de voir, de sentir et de comprendre se modifient lorsque les conditions de son environnement technique changent. C’est ce que l’on constate notamment à travers des travaux tels que La Crise du progrès (1936), et 7 études sur l’homme et la technique (recueil d’articles écrits autour de la guerre et rassemblés en 1966).

3T. Pillon retrace ensuite les théories des sciences du travail développées depuis la fin du xix^e siècle, sur lesquelles s’appuie l’ouvrage de G. Friedmann. La vision « réductrice et appauvrie » de l’ouvrier développée par le taylorisme y est vivement dénoncée. Les travaux de physiologie, tels que ceux de Jules Amar, soulignent une méconnaissance de la complexité des mouvements et de la fatigue. Les psychotechniciens, autour de Jean‑Maurice Lahy et Henri Wallon, insistent quant à eux sur la nécessité de prendre en considération les phénomènes psychologiques pour dépasser une motivation uniquement expliquée par le salaire. L’homme doit être appréhendé comme totalité physique, sociale et morale.

4Le résumé de l’ouvrage de G. Friedmann, reprenant l’articulation originale du texte, débute sur ce point : la vision « techniciste » de Frederick Winslow Taylor se trouve contredite par les sciences de l’homme qui lui opposent le « facteur humain ». T. Pillon rappelle que ces critiques s’appuient néanmoins elles aussi, d’après G. Friedmann, sur une vision de l’homme comme individu isolé, facteur de production parmi d’autres. Elles sous-estiment ses liens avec l’environnement et le collectif. C’est ce qui constitue « les limites du facteur humain ». Les questions du rythme, du travail à la chaîne ou de l’automatisme permettent de complexifier ce point de vue. Le sentiment de monotonie est notamment décrit par des études anglo-saxonnes comme dépendant des conditions générales de l’entreprise, mais également de la vie sociale et personnelle de l’ouvrier. G. Friedmann s’intéresse particulièrement à l’habileté de l’ouvrier et constate un mouvement général de polarisation de la main‑d’œuvre dans l’industrie moderne, entre un nombre réduit d’ouvriers professionnels et une masse de manœuvres. Anticipant des débats encore en vigueur aujourd’hui, il préconise par ailleurs une formation des ouvriers alliant compétences techniques et explications théoriques, ou culture générale, de façon à permettre la polyvalence et à lutter contre le chômage des jeunes.

5Ces réflexions conduisent alors, toujours selon G. Friedmann, au développement d’une approche plus globale portée par le mouvement des relations industrielles. La psychosociologie de l’entreprise observe les méfaits psychologiques de la rationalisation, ainsi que les conséquences positives d’une meilleure intégration des ouvriers dans l’entreprise et de leur participation aux décisions les concernant.

6T. Pillon souligne qu’en dépit de la progression des sciences humaines dans la compréhension du travail industriel, le bilan du machinisme pour G. Friedmann reste mitigé. S’il reconnaît qu’il libère l’ouvrier de certaines tâches pénibles et crée de nouvelles fonctions de contrôle et de surveillance des machines, sollicitant des capacités d’attention et de précision, il estime qu’il s’accompagne également de la multiplication de tâches appauvries et répétitives.

7L’auteur rappelle enfin l’influence du livre de G. Friedmann sur les sciences sociales de l’après-guerre. Peu commenté à sa sortie, celui-ci a en revanche un impact important en termes de créations institutionnelles et de programme de recherche. La sociologie du travail se développe dans les années qui suivent sa parution avec la création de centres de recherches tels que le Centre d’études sociologiques, l’Institut des sciences sociales du travail, ou encore le Centre de sociologie des organisations.

8L’ouvrage de T. Pillon réussit le pari de présenter en les mettant en cohérence, le parcours de G. Friedmann, son livre Problèmes humains du machinisme industriel et la naissance de la sociologie du travail. On regrettera peut-être cependant le format adopté, qui, en dissociant les sources de l’ouvrage (première partie) de son résumé (deuxième) conduit à certaines redondances. En effaçant le point de vue de l’auteur pour mieux retraduire celui de G. Friedmann, la lecture suivie du texte égare parfois le lecteur qui ne sait plus lequel des deux s’exprime. Concernant aussi bien la souffrance au travail que la formation, les réflexions amorcées par G. Friedmann n’en demeurent pas moins d’une grande actualité et justifient pleinement l’intérêt renouvelé pour son œuvre.