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AccueilNumérosVol. 53 - n° 2Comptes rendusRendre la réalité inacceptable. À...

Comptes rendus

Rendre la réalité inacceptable. À propos de « La production de l’idéologie dominante », L. Boltanski | La production de l’idéologie dominante, P. Bourdieu, L. Boltanski

Demopolis/Raisons d’agir, Paris (2008). 187 pp. | Demopolis/Raisons d’agir, Paris (2008). 158 pp. [première édition, 1976]
Beate Krais
p. 278-281
Référence(s) :

Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable. À propos de « La production de l’idéologie dominante », Demopolis/Raisons d’agir, Paris (2008). 187 pp.

Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, La production de l’idéologie dominante, Demopolis/Raisons d’agir, Paris (2008). 158 pp. [première édition, 1976]

Texte intégral

  • 1 Le texte a en effet été d’abord publié en 1976 dans la revue alors récemment fondée, les Actes de l (...)

1Pourquoi une maison d’édition dédiée en priorité aux débats actuels décide-t-elle de publier une recherche, parue pour la première fois il y a plus de 30 ans1, sur la production de l’idéologie dominante ? Et pourquoi donne-t-elle à lire en parallèle un deuxième ouvrage, écrit par l’un des co-auteurs de ce travail ? Le texte initial est-il apparu trop faible, peut-être trop situé historiquement pour se suffire à lui‑même ? À‑t-on cru nécessaire de l’accompagner d’un texte explicatif ?

2En anticipant sur les résultats de ma lecture, voici une première et brève réponse à ces questions : l’ouvrage de 1976 n’a pas besoin d’être commenté pour être lu avec profit, et son intérêt est loin d’être strictement historiquement situé. Il offre une critique sociologique percutante de l’idéologie dominante, précise et rigoureuse dans son analyse, pleine d’imagination dans sa forme, et qui n’a rien perdu, ni de sa fraîcheur, ni de sa force explicative. Et pourtant, le livre de Luc Boltanski propose tout à la fois, une suite, un complément et une critique lucide de La production de l’idéologie dominante. Il s’agit d’un texte scientifique et politique captivant qui est en même temps un témoignage rétrospectif émouvant. Chacune de ces deux publications pourrait se suffire à elle-même, mais les deux gagnent à être lues ensemble.

3Et maintenant, pour reprendre dans l’ordre : de quoi est-il question dans La production de l’idéologie dominante et qu’ajoute le texte de Luc Boltanski à ce livre remarquable ?

4La production de l’idéologie dominante s’intéresse aux discours de la classe dominante ou plus précisément de la fraction économique de la classe dominante. L’analyse présentée par Pierre Bourdieu et Luc Boltanski est, à plusieurs égards, inhabituelle et innovante. L’approche de l’objet est déjà en elle-même digne d’intérêt. Les auteurs considèrent en effet l’idéologie de la classe dominante dans la forme dans laquelle elle-même se présente, c’est-à-dire comme un amalgame d’idées reçues et de lieux communs, qui ne s’agrègent précisément pas en une vision du monde développée de façon systématique et formant un ensemble cohérent. Cette idéologie moderne des dominants connaît des variations, des discordances et des divergences. Elle est constituée d’une « succession souvent anarchique des thèmes et des variations » (p. 10), qui ne reposent sur aucun fondement explicite et ne se justifient que par de multiples références réciproques. C’est justement leur agrégation souple et approximative qui produit l’efficacité de cette idéologie. Elle apparaît comme pragmatique, ouverte à la diversité des opinions, pluraliste, en un mot : non-idéologique. Ces discours prônant la fin des idéologies laissent dans l’ombre et l’implicite ce qui est véritablement en jeu : la défense d’une vision du monde qui entraîne la « fermeture absolue de l’univers des possibles » (p. 83) et bride l’imagination quant à la possibilité d’une alternative à l’ordre existant. La vision du monde portée par ces discours est, selon les auteurs, particulièrement hostile à l’idée que la France moderne — et la société moderne de façon générale — soit une société de classes, c’est‑à‑dire une société qui, en raison même de sa propre représentation et de sa réalité quotidienne, incite à penser d’autres réalités et à élargir dans la pratique des agents l’horizon des possibles.

5Il apparaît clairement par cette position que Pierre Bourdieu et Luc Boltanski s’inscrivent en porte-à-faux par rapport à l’acception de la notion d’idéologie, telle qu’elle s’est répandue à gauche comme à droite, acception qui définit l’idéologie comme une construction élaborée en un système de dogmes et de préceptes, engendrée consciemment par des appareils idéologiques. Les auteurs développent, face à cette vision classique de l’idéologie, un instrument analytique qui prend en compte aussi bien la différenciation interne du champ du pouvoir que la pluralité du paysage médiatique — avec une attention toute particulière à l’imbrication des discours politiques et intellectuels, caractéristique de la société moderne.

6Font également partie de l’analyse ce que les auteurs nomment les « lieux neutres », ces lieux dans lesquels se rencontrent intellectuels, journalistes et hommes politiques et au sein desquels les « idées reçues » et « lieux communs » sont produits et diffusés. Dans la France des années 1970, il s’agit de ces lieux et moments qui mettent en scène la confrontation de différentes positions et opinions, et notamment du Commissariat au Plan ainsi que des institutions collaborant avec celui-ci, sans oublier les grandes écoles (ENA, Sciences Po), dans lesquelles une nouvelle utopie technocratique du progrès et de la modernité prend forme. Un rôle important est ici joué par la science économique, « science royale », qui engendre par ses concepts et ses schèmes de pensée une dépolitisation et une naturalisation du social (cf. le chapitre intitulé « la science royale et le fatalisme du probable »). L’analyse scientifique du monde social ne vise pas ici à comprendre, c’est‑à‑dire à mettre au jour les conditions et les conséquences de la pratique des agents, mais à prendre la mesure de l’irrévocable. Elle produit des statistiques, des modèles économétriques, des pronostics qui fonctionnent sur le modèle des prévisions météorologiques. En anticipant sur l’avenir, ces dernières donnent à chacun la possibilité de se doter d’un parapluie pour se protéger des averses — mais la pluie, elle, ne peut être arrêtée.

7Inhabituel est aussi l’angle sous lequel Pierre Bourdieu et Luc Boltanski considèrent l’idéologie dominante. La critique classique de l’idéologie est une critique de la domination telle qu’elle s’exerce du haut vers le bas, une critique qui s’intéresse principalement aux effets intentionnels, supposés ou effectifs de l’idéologie sur les classes dominées. Ici, l’idéologie dominante est analysée pour son rôle fonctionnel au sein de la classe dominante, comme un outil qui permet « de produire l’intégration logique et morale » de cette classe (p. 9). Cet outil est d’autant plus important que la classe dominante n’est pas présentée comme un bloc monolithique, mais comme un espace social différencié. Celui-ci connaît, outre la distinction entre le capital économique et le capital culturel, d’autres lignes de rupture au sein même de la fraction économique de la classe dominante, qui, comme l’a analysé Pierre Bourdieu dans d’autres ouvrages, a subi de profondes transformations dans les années 1950 et 1960. À noter aussi que les auteurs ne traitent pas l’idéologie dominante comme un phénomène purement mental ou « de conscience ». Le sens de l’idéologie dominante n’est pas de doter les dominants d’une conscience homogène mais plutôt d’agir sur leur action pratique : « le discours dominant sur le monde social n’a pas pour fonction seulement de légitimer la domination mais aussi d’orienter l’action destinée à la perpétuer, de donner un moral et une morale, une direction et des directives à ceux qui dirigent et qui le font passer à l’acte » (p. 94).

8Enfin, ce texte est inhabituel par sa forme : le matériel empirique est constitué de photographies, de notices biographiques de personnes centrales de l’époque, d’extraits in extenso d’œuvres majeures, d’annotations portées sur les copies de préparation au concours de l’ENA, de retranscriptions de dialogues télévisés, de statistiques, etc. Ces matériaux sont présentés dans le texte à titre d’exemple pour documenter l’analyse. L’idéologie dominante est présentée sous la forme « d’une encyclopédie des idées reçues et des lieux communs » (reprenant ainsi Gustave Flaubert) et est passée au crible d’une critique sémantique rigoureuse. Cet ensemble forme en définitive une analyse minutieuse mais pleine d’humour, qui produit par l’ironie mais également par un inventaire d’éléments de discours relevés dans les conflits sociaux et politiques des années 1930 à l’après‑guerre, un effet de dévoilement. En bref, ce travail, mené avec plaisir et passion par deux jeunes sociologues brillants et pleins d’esprit, renouvelle de façon stimulante l’approche sociologique des débats anciens sur l’idéologie.

9Ce livre à peine refermé, on aimerait se lancer sans plus attendre dans le travail d’identification des idées reçues et lieux communs de l’époque contemporaine, et dans le repérage des lieux neutres dans lesquels ceux‑ci sont produits — où sont les lieux neutres à l’heure où le Commissariat au Plan n’existe plus ou bien dans les pays dans lesquels cette institution n’a jamais eu de pendant, comme en Allemagne ? Quel rôle jouent aujourd’hui les média, les débats télévisés, les cabinets de consultants, les comités d’experts omniprésents et, tout particulièrement, les milieux académiques ?

  • 2 Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.

10C’est à ces questions que s’attaque Luc Boltanski. Son livre est en partie la continuation de l’analyse développée dans La production de l’idéologie dominante, avec le souci de repérer à l’époque actuelle les constantes et différences par rapport à l’analyse originelle. Il fait pour cela appel à une argumentation développée ailleurs2 et montre que l’idéologie dominante des années 1970 se trouvait dans une certaine mesure à mi-chemin de l’idéologie dominante actuelle. Il lui fallait encore à l’époque rompre avec les positionnements de la droite fasciste des années 1930 et 1940 et prendre en considération également les transformations apparues avec les mouvements sociaux de 1968. Cependant, elle commençait déjà à formuler ce qui deviendrait des lieux communs de notre époque, tels que le libéralisme de marché et la méritocratie. Enfin, Luc Boltanski développe un point resté implicite dans le texte de 1976. Si l’idéologie dominante ne vise pas en première ligne les dominés mais les dominants, c’est parce que la domination s’impose sur l’ensemble de la population par d’autres moyens : « par les politiques de l’emploi, par l’organisation du travail, par l’intermédiaire des marchés, notamment du marché de l’immobilier, par l’action policière, etc. » (p. 77).

11Luc Boltanski pose quatre questions principales : comment osions-nous mettre en cause des personnages et des objets qui avaient un caractère quasi-sacré ? Comment nous y prenions-nous ? Comment La production de l’idéologie dominante fut‑elle reçue à l’époque ? Quels sont les thèmes, aujourd’hui au centre des débats de société, qui manquent à l’analyse et pourquoi en sont-ils absents ? Il ne s’agit pas ici de résumer les réponses de l’auteur à ces questions, mais plutôt de renvoyer au texte lui-même, qui, par une argumentation précise et réfléchie, propose de nouvelles pistes de réflexion et mérite de ce fait une lecture en profondeur. Parmi les thèmes « oubliés » de l’ouvrage de 1976 et mentionnés par Luc Boltanski pour renouveler la critique de l’idéologie moderne, non-idéologique et non-centrée, des dominants, j’aimerais souligner la présence des rapports sociaux de sexe, de l’écologie et des migrations. À l’instar de La production de l’idéologie dominante, Luc Boltanski plaide avec passion pour une sociologie consacrée à un travail constant de dévoilement. Toutefois, si l’analyse de 1976 prenait pour point de départ « l’existence des classes sociales comme cause à défendre » (L. Boltanski, p. 121), on trouve ici une version moins tranchée de ce principe : il importe, face au réel toujours plus fragmenté tel qu’il est aujourd’hui construit par les dominants, de « rendre la réalité inacceptable », par la mise au jour de « ses contradictions, ses opacités et ses asymétries » (p. 178).

12La critique précise et rigoureuse d’une domination qui se passe d’appareil et de système idéologique cohérent fait du livre de Luc Boltanski une suite et un complément impressionnants de l’analyse réalisée dans La production de l’idéologie dominante. Ce livre touche, en outre, par son regard très personnel sur le contexte de réalisation de La production de l’idéologie dominante : le travail mené en commun avec Pierre Bourdieu, la fondation de la nouvelle revue, mais également les discours, contextes institutionnels et politiques de la France du début des années 1970, au sein desquels l’idéologie dominante alors était produite. Luc Boltanski dresse le paysage des relations de travail et des discussions qui ont permis la réalisation de La production de l’idéologie dominante et constitue de ce fait un modèle de réflexivité, plus instructif que n’importe quel manuel de méthodes en sciences sociales pour comprendre les conditions de production d’une recherche particulièrement innovante.

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Notes

1 Le texte a en effet été d’abord publié en 1976 dans la revue alors récemment fondée, les Actes de la recherche en sciences sociales.

2 Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.

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Pour citer cet article

Référence papier

Beate Krais, « Rendre la réalité inacceptable. À propos de « La production de l’idéologie dominante », L. Boltanski | La production de l’idéologie dominante, P. Bourdieu, L. Boltanski »Sociologie du travail, Vol. 53 - n° 2 | 2011, 278-281.

Référence électronique

Beate Krais, « Rendre la réalité inacceptable. À propos de « La production de l’idéologie dominante », L. Boltanski | La production de l’idéologie dominante, P. Bourdieu, L. Boltanski »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 53 - n° 2 | Avril-Juin 2011, mis en ligne le 01 juin 2011, consulté le 18 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/sdt/8173 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.8173

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Auteur

Beate Krais

Institut für Soziologie, Technische Universität Darmstadt, Residenzschloss, D-64283 Darmstadt, Allemagnekrais[at]ifs.tu-darmstadt.de

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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