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AccueilNumérosVol. 60 - n° 4Comptes rendusRenaud Crespin, Dominique Lhuilie...

Comptes rendus

Renaud Crespin, Dominique Lhuilier et Gladys Lutz (dir.), Se doper pour travailler

Érès, Toulouse, 2017, 352 p.
Céline Goffette
Référence(s) :

Renaud Crespin, Dominique Lhuilier et Gladys Lutz (dir.), Se doper pour travailler, Érès, Toulouse, 2017, 352 p.

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Texte intégral

1L’ouvrage collectif Se doper pour travailler traite des liens entre usages de substances psychoactives (SPA) et activités professionnelles. Dix-huit contributeurs ont participé à la réalisation de cet état des lieux, parmi lesquels des chercheurs issus de disciplines variées (psychologie, sociologie, science politique, ergonomie et droit), des acteurs du soin et de la prévention et un représentant du monde syndical. Le livre s’ouvre sur le constat suivant : les pratiques de prévention de ces usages en milieu professionnel ont jusqu’ici été marquées par un « triple réductionnisme : une focalisation sur un produit, l’alcool, sur les consommateurs excessifs, et sur les dégâts occasionnés par cette consommation » (p. 8). Dès lors, les quatorze chapitres qui composent l’ouvrage partagent une double ambition : restituer le sens de ces consommations en milieu de travail, en ne les réduisant pas à des choix individuels sans lien avec le contexte professionnel, et se déprendre d’un discours normatif et moralisateur. Outre l’alcool, l’ouvrage s’intéresse à la consommation de divers produits psychoactifs : tabac, amphétamines, cannabis, cocaïne, héroïne, caféine, psychostimulants, analgésiques, médicaments psychotropes. Il faut noter d’emblée que les pratiques de « dopage » auxquelles fait référence le titre de l’ouvrage doivent être entendues dans un sens large : il ne s’agit pas seulement de consommations visant à améliorer les performances, mais plus généralement de stratégies adaptatives permettant de « tenir » physiquement et psychiquement.

2L’ouvrage est composé de quatre parties traitant successivement des thèmes suivants : les représentations, les actions publiques, les usages professionnels des SPA, et les actions menées au sein de l’entreprise.

3Dans l’unique chapitre que compte la première partie, Marie-France Maranda décrit les représentations sous-jacentes aux pratiques d’intervention et de prévention, à travers l’exemple de recherches menées au Québec. Elle propose une typologie distinguant quatre modèles : « l’employé problème », « la relation employé-travail problème », « la culture problème » et « le travail problème », et montre qu’il est souhaitable que les chercheurs et praticiens s’interrogent sur la nature de leurs représentations pour mieux appréhender l’usage des SPA en milieu professionnel.

4La deuxième partie débute par une description du cadre général de la prévention contemporaine, avant de se concentrer sur les actions publiques de prévention et de lutte contre l’usage de drogues en milieu professionnel. Selon Patrick Peretti-Watel, les campagnes de prévention s’adressent à un individu idéal (homo medicus), dont le souci serait sa santé à long terme, et stigmatisent son opposé (homo addictus), qui serait sous contrôle des substances qu’il consomme en privilégiant irrationnellement sa jouissance à court terme. Ce faisant, ces campagnes empêcheraient de véritablement comprendre les conduites à risque, en occultant leurs fonctions sociales. Les contributions successives de Renaud Crespin et de Charline Robinaud traitent toutes deux du dépistage de l’usage de drogues dans le cadre du travail. En mettant l’accent sur la dimension individuelle des prises de risques, les pratiques de dépistage permettraient aux entreprises de s’exonérer de toute responsabilité. Si cette partie révèle que les politiques publiques de prévention ont tendance à ne pas explorer les liens entre l’usage de SPA et le travail, Éric Beynel, syndicaliste, note à juste titre que les individus eux-mêmes associent spontanément ces usages de SPA « à des fragilités individuelles, à des situations personnelles compliquées ou conflictuelles ou au mauvais caractère, etc. » (p. 101).

5L’un des chapitres de la troisième partie fait écho à cette idée, en soulignant l’origine multi-causale des addictions : Maria Elizabeth Antunes Lima montre que si le travail ne peut à lui seul les expliquer, il peut contribuer « au surgissement, au maintien ou à l’aggravation » de conduites addictives (p. 202). L’usage de SPA peut constituer un « outil de travail » aux fonctions professionnelles multiples (s’anesthésier, se stimuler, récupérer ou s’intégrer), mais le glissement de l’usage fonctionnel vers l’usage dysfonctionnel (addictif) mêlerait déterminants professionnels et individuels. Plusieurs chapitres de cette partie illustrent par ailleurs la diversité des usages professionnels des SPA, notamment chez les sportifs professionnels et chez les ouvriers de l’assistance aéroportuaire.

6La dernière partie est consacrée aux actions de régulation, soins et prévention menées au cœur de l’entreprise. Elle est composée de trois contributions, dont deux portent sur des expériences spécifiques : d’une part, des interventions menées en Aquitaine pour le maintien en emploi des personnes atteintes de maladies chroniques, qui peuvent être déclinées pour les individus concernés par une addiction ; et d’autre part, un exemple de prise en charge par la médecine du travail d’un conseiller financier ayant développé une dépendance à l’alcool. Le dernier chapitre, signé par Marc Loriol, montre, à partir d’observations sociohistoriques et ethnographiques de différents mondes professionnels, que la consommation de SPA peut prendre des formes variées en fonction des cultures professionnelles et de l’organisation des collectifs de travail. Par exemple, l’alcool a longtemps été un « support identitaire de classe » chez les ouvriers, tandis que l’usage de médicaments résulterait plutôt d’une « forme de gestion individuelle de la souffrance » chez les infirmières hospitalières.

7Cet ouvrage est susceptible d’intéresser aussi bien les chercheurs étudiant les usages de SPA que ceux qui analysent les conditions de travail, et constituera sans nul doute un ouvrage de référence pour ceux qui s’intéressent spécifiquement aux liens entre consommation de SPA et activité professionnelle. L’objectif du livre, qui est de montrer que les SPA peuvent constituer des ressources en milieu professionnel, et que leur consommation ne dépend donc pas uniquement de déterminants individuels, est pleinement atteint. Les nombreux travaux présentés révèlent que les SPA peuvent aider les individus à s’adapter aux exigences du travail et de ses transformations actuelles. Le caractère pluridisciplinaire de l’ouvrage offre une intéressante comparaison de points de vue, et apportera au lecteur sociologue de nouvelles pistes de réflexion, ainsi qu’une ouverture vers une littérature située hors du champ de la sociologie.

8On regrette toutefois que cet ouvrage ne donne pas plus d’éléments quantitatifs sur les usages de SPA en population générale. L’introduction fournit quelques éléments de cadrage sur la consommation de SPA en France, mais d’une part ces éléments assez succincts ne permettent pas de saisir véritablement les évolutions, et d’autre part ils ne sont pas croisés avec la situation professionnelle (Marc Loriol décrit cependant rapidement les consommations par groupe socioprofessionnel et par sexe, en recourant aux résultats du Baromètre Santé 2005). Il est vrai que rares sont les enquêtes statistiques qui recueillent des informations à la fois sur les usages de SPA et sur les caractéristiques de l’activité professionnelle. Un important travail avait cependant été mené par l’Institut de veille sanitaire à partir des données de l’Enquête décennale santé 2002-2003 de l’Insee et avait permis de décrire la prévalence du tabagisme et l’intensité de la consommation de tabac par catégorie socioprofessionnelle et secteur d’activité (Lauzeille et al., 2009). Restreinte à un seul produit, cette riche analyse montrait, pour la première fois en France à un niveau de détail aussi fin, des disparités importantes selon le secteur d’activité. On ne peut que regretter que de telles sources, accessibles aisément et gratuitement aux chercheurs par le biais de Quetelet Progedo Diffusion, demeurent sous-exploitées.

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Bibliographie

Lauzeille, D., Marchand, J.-L., Ferrand, M., 2009, « Consommation de tabac par catégorie socioprofessionnelle et secteur d’activité. Outil méthodologique pour l’épidémiologie », Rapport, Institut de veille sanitaire, 208 p.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Céline Goffette, « Renaud Crespin, Dominique Lhuilier et Gladys Lutz (dir.), Se doper pour travailler »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 60 - n° 4 | Octobre-Décembre 2018, mis en ligne le 29 novembre 2018, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/8530 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.8530

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Auteur

Céline Goffette

CREST – ENSAE, Laboratoire de Sociologie Quantitative
5, avenue Henry Le Chatelier, TSA 96642, 91764 Palaiseau Cedex, France
celine.goffette[at]ensae.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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