2Le premier chapitre pose le cadre théorique, méthodologique et empirique : l’analyse des pratiques et des croyances engagées quotidiennement par les intervenants dans leurs activités. La démarche s’inspire de la théorie de la pratique de Pierre Bourdieu, bien qu’il soit ici fait un usage un peu lâche de cet arsenal théorique, et insiste sur le caractère routinisé des pratiques professionnelles en question. Les habitudes de travail qui en découlent et les mécanismes de transmission par lesquels elles s’imposent aux nouveaux entrants de la communauté forment l’horizon de leurs systèmes de représentation et de leurs discours. L’ouvrage tente une analyse critique des conditions de production des missions internationales de maintien de la paix, et montre l’irréductible distance qui sépare les populations ciblées par l’aide et les agents censés administrer cette dernière.

3La première partie du livre traite de la production et de la transmission des croyances et des connaissances ayant cours à Peaceland, auxquelles s’articulent les pratiques professionnelles des peacebuilders. Les modalités de recrutement, les contrats de courte durée, le peu de temps de préparation des missions, ainsi que la politique de rotation et de promotion des personnels des ONG favoriseraient la domination d’une expertise généraliste au détriment d’une connaissance localement constituée sur les enjeux que les peacebuilders affrontent. Au-delà de l’idéal de coopération qui organise leur rhétorique professionnelle, l’enquête révèle la structure du rapport de domination qui tend à couper les intervenants de leurs interlocuteurs locaux, qu’il s’agisse de la population — source d’information et cible de l’action — ou des élites, soutiens et supports des programmes. S. Autesserre éclaire le découplage et l’abîme qui en résulte parfois entre, d’une part, la situation vécue par les populations locales et, d’autre part, les représentations que les intervenants s’en font via les instruments et grilles d’analyse qu’ils emploient.

4L’inscription de ce découplage dans l’organisation de la vie quotidienne des intervenants est l’objet de la seconde partie. La « bunkerisation » de leurs lieux de résidence et de travail, ainsi que leur circulation transnationale régulière, participeraient à la production d’un « entre-soi » dont l’autrice montre la force de cloisonnement. Le mode de financement de Peaceland, qui place les intervenants dans des temporalités de courte échéance, et l’organisation du travail dans laquelle ils sont situés, les pousserait à rendre des comptes prioritairement aux donateurs et à s’adonner à une frénétique quantification de leur activisme sur le terrain, plutôt que de suivre les projets et de participer à leur réalisation concrète auprès des bénéficiaires de l’aide. Doublement coupés des populations qu’ils sont censés aider, les peacebuilders finissent par vivre leurs missions dans une « bulle » dont il leur serait extrêmement difficile de s’extraire.

5Si l’enquête livrée ici semble solidement étayée par plusieurs terrains, la restitution des matériaux ethnographiques est finalement décevante. Le recours à l’observation directe et la défense d’une approche ethnographique nourrissent l’attente d’un voyage intellectuel prometteur qui n’est pas tout à fait rencontrée. Certes, la posture empirique revendiquée par l’autrice — qui évite la myopie méthodologique souvent caractéristique des travaux relevant du domaine des relations internationales — est bienvenue et originale, et invite à un fructueux dialogue avec la sociologie du travail et la sociologie du militantisme. Quittant les salons et les couloirs moquettés des sièges des organisations internationales et de leurs états-majors, S. Autesserre replace dans leurs contextes une partie des pratiques qui participent quotidiennement à la production des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix. Mais, paradoxalement, l’ambition de synthèse de nombreux terrains fait écran à une fine restitution des données. Si les anecdotes et extraits d’entretiens attestent des conditions d’enquête par observation directe, leurs mobilisations sont plus illustratives que démonstratives. Le dénombrement minutieux des matériaux, rappelés à différents endroits, n’apporte pas grand-chose aux arguments : la quantité de terrain ne permet guère l’administration de la preuve dans la démarche ethnographique. Alors que le premier chapitre laisse espérer des descriptions détaillées et fouillées des pratiques professionnelles des peacebuilders, ces dernières ne sont finalement décrites qu’à la fin de l’ouvrage. Ainsi, plutôt que de porter sur les pratiques de ces professionnels, l’ouvrage décrit plus particulièrement les principaux traits de leurs conditions de vie et de travail en opération, et nous montre comment ils sont pris entre des contraintes de sécurité militaire et de résultats immédiats pour leurs donateurs. C’est sous cet angle que l’argument de l’ouvrage est le plus probant selon nous.

6On quitte les rivages de la lecture de Peaceland avec une impression ambivalente, convaincu d’avoir saisi la structure des enjeux qui le traversent et d’en avoir parcouru les sites les plus typiques, mais sans pouvoir bien les relier les uns aux autres ni connaître finement la sociologie des agents qui le peuplent et l’animent.