• 1 « Le Pile à Roubaix, Pasteur à Villepinte, Les Tilleuls au Blanc-Mesnil, Le Mas-du-Taureau à Vaulx- (...)
• 2 Montréal-Nord.
• 3 « Shadwell, dans l’est de Londres » (p. 28).
• 4 « South Central à Los Angeles » (p. 28).
• 5 Au préalable, les entretiens réalisés par l’ensemble des chercheur·euses ont été « codés » (via un (...)
• 6 Un projet de jeunes chercheur·euses a été financé par l’Agence nationale de la recherche pour répon (...)

1L’épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires présente les résultats d’une enquête menée dans neuf quartiers – six en France1, un au Canada2, un en Angleterre3 et un aux États-Unis4 –, avec des taux de chômage et de pauvreté très largement supérieurs aux moyennes nationales. Cet ouvrage est le fruit d’une démarche collective, qui s’inscrit à contre-courant des logiques concurrentielles à l’œuvre dans la recherche et s’incarne dans des procédés d’écriture collective originaux : des pôles ont été constitués pour l’écriture de chacun des chapitres ce qui, in fine, a enrichi la réflexion sur la spécificité des différents terrains investigués et favorisé le dialogue entre les différentes parties du livre5. Cette démarche apparaît d’autant plus intéressante que cette enquête comparative est née de questionnements relatifs à la faiblesse apparente des mobilisations collectives sur les enjeux de discrimination sur certains territoires6.

• 7 Un questionnement relatif à la « distanciation sociale entre enquêteurs et enquêtés » (p. 353) est (...)
• 8 Houda Asal, Angéline Escafré-Dublet, Virginie Guiraudon, Camille Hamidi, Timothy Peace, Alexandre P (...)
• 9 Vaulx-en-Velin, Roubaix et, dans une moindre mesure, Villepinte.
• 10 Particulièrement à l’enquête Trajectoires et Origines (TeO), réalisée conjointement par l’Ined et l (...)

4Organisée en six chapitres, cette étude s’appuie sur des récits de vie recueillis par les sept auteur·trices7 de l’ouvrage, que viennent compléter les contributions de nombreux·ses chercheur·euses8 dans une optique de recherche collaborative et participative, avec un fort « engagement ethnographique » de ces dernier·ères. Sur certains territoires, elle se nourrit également de l’implication de plusieurs acteur·trices de terrain (collectifs militants, personnes interviewées)9. Elle offre un complément qualitatif précieux aux études statistiques10, permet d’enrichir la connaissance des phénomènes discriminatoires. C’est d’autant plus le cas que l’ampleur de l’étude – deux cent quarante-cinq récits de vie ont été recueillis – permet d’établir des ordres de grandeur ainsi que des profils-types des discriminé·es polititisé·es en France et ailleurs.

• 11 James C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris (...)

9Peu d’études françaises portent sur la confrontation, l’opposition aux expériences discriminatoires. Pourtant, deux tiers des personnes rencontrées par les enquêteur·trices se sont opposées au moins une fois aux discriminations. Les formes que revêt cette opposition sont étudiées dans le chapitre 4 : la violence physique, la confrontation verbale, le recours au droit et l’affirmation dans l’espace public. La violence physique est une expérience minoritaire que l’on retrouve chez des hommes percevant une attaque à leur virilité ou à celle du groupe auquel ils sont identifiés. Si la confrontation verbale est plus fréquente en France, le recours au droit est quant à lui peu courant, notamment du fait d’un contexte social, institutionnel et politique où les coûts réputationnels s’avèrent élevés, tandis que les bénéfices restent hasardeux. Pour autant, lorsque le rappel à une norme juridique est employé « dans une optique individuelle d’autodéfense, elle induit aussi une montée en généralité de par la dimension collective de la norme juridique » (p. 198). En France, cela reste le fait de personnes qui « ont souvent un lien privilégié avec le champ pénal, via leur spécialisation professionnelle ou leurs études » (p. 199). Enfin, l’affirmation de la présence dans l’espace public, notamment par des tenues vestimentaires qui témoignent d’une « résistance aux normes dominantes » (p. 209) ou par des pratiques d’appropriation de l’espace public (barbecue, piscines sauvages, expressions artistiques…), peut constituer une opposition relevant de l’infrapolitique, selon le sens que lui a donné James Scott, bien qu’éloignée de la discrétion des pratiques ethnographiées en Asie par l’anthropologue11. Ce chapitre s’intéresse également à l’articulation « cognitive et pratique » entre stratégies individuelles et engagement collectif, ainsi qu’au rôle que peuvent jouer « des intermédiaires » tels que les professionnels de la jeunesse à cet égard. Malgré la défiance largement exprimée à l’égard de l’action collective et, au-delà, des acteurs associatifs (p. 212), ce qui s’explique notamment par « la façon dont il a été utilisé pour pallier la désindustrialisation et le chômage de masse, contribuant à créer un rapport instrumental à l’engagement » (p. 213), des mobilisations sont identifiées sur les terrains de recherche. Ces engagements sont le fait de diplômé·es avec des trajectoires sociales ascendantes (leur engagement peut alors compenser un sentiment de trahison à l’égard du groupe) ou descendantes (il peut alors être nourri par des formes de frustration relative). Çà et là, la « forte porosité entre engagement associatif et politique » (p. 234) est mise en évidence. Ces mobilisations s’originent souvent dans le travail effectué par des intervenant·es sociaux·ales qui ont développé de forts liens de sociabilité dans les quartiers et/ou dans les « chocs moraux décisifs » (p. 219) que constituent les violences policières.

• 12 L’« antiracisme politique » (p. 243) où « tous partagent une interprétation décoloniale des discrim (...)

10Une dizaine de collectifs ont été suivis pendant plusieurs années pour appréhender comment la lutte contre les discriminations s’organise dans les quartiers populaires. Le chapitre 5 analyse les caractéristiques de ces luttes, souvent à l’initiative des habitants. Après avoir historicisé la lutte antiraciste en France et situé ses lignes de fracture12 en matière d’interprétation des discriminations, mais aussi de sociologie de ses leaders et de ses publics, les auteur·trices caractérisent « trois modes d’action principaux » observés sur leurs terrains : la visibilisation des discriminations, le travail de conscientisation et celui d’interpellation. Si les collectifs étudiés ne se définissent pas en fonction du clivage « antiracisme politique » versus « républicanisme » ou « universalisme » qui polarise l’espace des luttes antiracistes français, « classe, race et genre » sont toutefois au cœur des mécanismes d’identification collective de leurs membres, avec une place importante donnée « au récit personnel » (p. 252). L’étude de leur genèse témoigne du rôle central des centres sociaux et, plus spécifiquement, de « travailleuses sociales, d’origine populaire et parfois descendante de l’immigration post-coloniale » (p. 255). Les principales modalités d’action de ces collectifs relèvent de la conscientisation, le travail d’interpellation étant largement entravé par « la dépendance aux financements publics locaux » (p. 279).

• 13 « Même si les victimes des discriminations appartiennent à des groupes sociaux clairement identifi (...)
• 14 Voir notamment Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publ (...)

12Cette approche conduit, plus largement, à interroger le caractère individuel et singulier du vécu des discriminations et, au-delà, de l’expérience de la minoration. En s’attachant à identifier la politisation de ces expériences, les chercheur·euses mettent en débat les réflexions de François Dubet sur la « mutation vers l’individualisation des inégalités »13. Ils et elles s’appuient, dans cette optique, sur une définition extensive de la politisation tout en montrant comment les incidences biographiques des discriminations peuvent entraver la lutte contre ces inégalités. Les auteur·trices contribuent également au débat sur le possible recouvrement de la question sociale par la question raciale, des luttes sociales par les luttes contre les discriminations14. Si, soulignent-ils en conclusion, les discriminations liées à l’origine et à la religion, réelles ou supposées, ainsi qu’à l’adresse constituent un objet aujourd’hui mieux investi par les sciences humaines et sociales, ces évolutions ne tendent toutefois pas à gommer l’influence du milieu social. Elles permettent à la fois d’éclairer les rapports de domination dans leur pluralité, notamment en caractérisant l’épreuve des discriminations, comme de comprendre les configurations contemporaines des mobilisations collectives, et, peut-être, d’identifier de nouvelles perspectives en matière de politisation dans les quartiers populaires.