Aurélie Fillod-Chabaud et Laura Odasso [dir.], Faire et défaire les liens familiaux. Usages et pratiques du droit en contexte migratoire
Aurélie Fillod-Chabaud et Laura Odasso [dir.], Faire et défaire les liens familiaux. Usages et pratiques du droit en contexte migratoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020, 212 p.
Texte intégral
- 1 Claude Martin, « Changements et permanences dans la famille », dans Huerre (Patrice) et Renard (Lau (...)
- 2 Jean-Hugues Déchaux, « Parenté et démocratie : quelle régulation publique ? », Revue des politiques (...)
1Les mutations de notre société en termes de conditions de travail et d’emploi – féminisation, flexibilisation, précarisation – et les réformes de l’État social ont transformé la condition parentale et ainsi le regard porté sur les familles. Claude Martin souligne trois référentiels qui forgent les familles françaises aujourd’hui, « celui des aspirations démocratiques [accompagné d’une] demande d’émancipation, celui du souci de préservation du Bien commun, suscitant une volonté de restauration de l’institution, et celui de l’exigence de gestion publique des risques sociaux se manifestant par une demande de protection1 ». Toutes ces transformations sociales produisent des familles caractérisées, selon Jean-Hughes Déchaux, par des pluralismes : « pluralisme des pratiques familiales, des manières d’être et de vivre en famille, mais aussi […] pluralisme des représentations et des croyances concernant ce qui fait famille2 ». L’auteur explique que cette famille « démocratisée » n’a plus de configuration « naturelle » et conquiert la liberté d’expérimenter d’autres modèles. Mais ce « pluralisme » n’est pas dépourvu de règles et de garde-fous, comme le souligne le nombre important des nouvelles lois qui régissent la famille et qui visent à protéger les enfants. C’est surtout sur le volet législatif qu’Aurélie Fillod-Chabaud et Laura Odasso vont construire leur ouvrage, et plus précisément sur les imbrications entre État, nation, liens familiaux et migrations.
2L’ouvrage est né du colloque « Migrations familiales et usages du droit. Acteurs, normes et régulation de la circulation internationale des familles », qui s’est tenu à Marseille en février 2018, et interroge la façon dont les dispositifs juridiques façonnent les liens familiaux en contexte de mobilité et la façon dont les individus se saisissent du droit pour réussir, malgré diverses difficultés, à faire famille. Il s’agit pour les auteures d’« éclairer les différentes tensions qui se jouent entre la dimension intime de la mobilité et sa gestion politique et administrative » (Aurélie Fillod-Chabaud et Laura Odasso, « Introduction générale », p. 10). Dans cette quête d’apporter des pistes de compréhension à ces tensions, un premier intérêt de l’ouvrage tient à la diversité des points de vue et d’approches théoriques et méthodologiques empruntées à l’anthropologie, à la sociologie et au droit. L’ouvrage se situe aussi à l’intersection des champs de la sociologie des migrations et de la sociologie de la famille. Nous avons ainsi un ouvrage interdisciplinaire qui porte un regard critique relatif aux « usages du droit et leur portée sociale » (p. 10). Un deuxième apport fort de l’ouvrage relève de l’envie des auteures de comprendre le droit et ce que le droit fait aux familles à partir des principaux protagonistes, les individus eux-mêmes. Cela nous permet de saisir de près les différents enjeux, contraintes et stratégies mises en place par eux dans diverses situations.
3L’ouvrage, qui s’articule en trois parties, est composé de neuf chapitres et d’une postface. Chaque contribution apporte une pièce au puzzle complexe que sont les relations entre État(s), nation, liens familiaux et migration au prisme des usages du droit.
4La première partie, intitulée « Frottement des échelles juridiques : protection, limites et injonctions normatives », est composée de trois contributions qui mettent en avant l’inadéquation du droit aux situations vécues par les familles et étudie comment cette inadéquation peut augmenter la fragilité de ces familles déjà fragiles.
5Dans le premier chapitre, la juriste Sylvie Sarolea et la sociologue Laura Merla soulignent le traitement différentiel apporté en Belgique aux familles migrantes vis-à-vis de familles « sédentaires ». Pour cela, les auteures dressent une analyse fine de la directive européenne 2003/86/CE relative au droit au regroupement familial, de la loi d’immigration belge et des décisions de la justice européenne.
6Dans le deuxième chapitre, l’anthropologue Dani Kranz traite de la question de la migration et de la difficile inclusion des personnes non juives au sein de familles juives. L’auteure s’intéresse aux recours juridiques engagés par ces individus contre l’État d’Israël afin de reconnaître un conjoint ou enfant. Elle met l’accent sur la nécessité de contextualiser les dynamiques sociojuridiques afin de comprendre comment l’État et les familles dialoguent et comment les appartenances religieuses et d’ethnicité se croisent.
7Le troisième et dernier chapitre de la première partie aborde la question de l’enlèvement parental international comme « symptôme particulièrement éloquent des enjeux du “faire familleˮ dans un monde globalisé et fortement marqué par le pluralisme » (Olivier Struelens, « Le droit face à l’enlèvement parental international », p. 65). Olivier Struelens, sociologue, fait l’hypothèse que les tensions et les pluralismes peuvent être tempérés par la notion d’« intérêt supérieur de l’enfant », du fait de sa plasticité et de son flou sémantique, et sous couvert d’une « médiation familiale internationale ».
- 3 Patricia Ewick et Susan Silbey, The common place of law. Stories from everyday life, Chicago, The U (...)
8La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Consciences du droit et trajectoires familiales en contexte migratoire », se compose aussi de trois chapitres. On y perçoit la place centrale donnée dans cette partie aux réflexions en lien avec le cadre théorique des legal consciousness studies initiées par la socio-anthropologie du droit nord-américain3. Les trajectoires mobilisées soulignent l’importance du droit dans la réalisation des projets familiaux.
9L’anthropologue Xavier Briké s’interroge sur le vécu des familles faisant l’expérience du regroupement familial en Belgique et sur leurs parcours procéduraux semés d’embûches. Il souligne, entre autres, les difficultés qu’elles vivent face aux divers intervenants qu’elles rencontrent et qui, outre le fait de les juger, ont des demandes envers elles très différentes. Au manque de discours cohérent et homogène s’ajoute l’incompréhension, pour ces familles, des décisions prises, certaines situations familiales très proches étant traitées de façon divergente.
10Dans une tout autre aire géographique, Ferdinand Mben Lissouck, sociologue, cherche à comprendre les stratégies mises en place par les jeunes filles peuhles vivant dans un camp de réfugiés de Gado-Badzéré (à la frontière entre le Cameroun et la République centrafricaine) pour avoir le droit de disposer de leur corps, en sachant que ces jeunes filles sont soumises au mariage forcé. L’auteur montre comment, pour ces jeunes filles en quête de justice sociale, c’est la pratique prostitutionnelle qui leur permet de revendiquer ce droit à disposer de leur corps, malgré le fait que ce soit une pratique illégale et sanctionnée.
11L’article de Gaëlle Meslay clôture cette deuxième partie. Dans le cadre d’une recherche portant sur des hommes et des femmes mariés avec un conjoint de même sexe, la sociologue analyse les différentes stratégies mises en place face au droit par ces personnes pour devenir parents. Elle souligne que leurs choix, notamment celui de rester en France ou de partir à l’étranger, sont faits en fonction de divers paramètres et possibilités, comme les ressources économiques, le genre et leur situation familiale.
12Afin de prolonger les réflexions présentées dans les deux premières parties, nous retrouvons dans la troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Se jouer des frontières : migrations procréatives, accès à la nation et filiation », la présentation de trois recherches qui vont enrichir les réflexions sur la construction d’une famille en contexte de mobilité.
13Dans le premier chapitre, la juriste Marine Pouliquen revisite le droit français et explique à partir de là les stratégies des parents argentins et chiliens qui doivent partir à l’étranger pour concevoir un enfant et celles mises en place, pour certains, à leur retour.
14Melissa Blanchard, anthropologue, expose dans le deuxième chapitre les résultats d’une recherche ethnographique transgénérationnelle réalisée dans le Trentin (Italie) sur les familles d’émigrants et de descendants d’émigrants de retour d’Argentine et du Chili. L’auteure relate comment celles-ci sont dotées d’un « capital migratoire » important facilitant leurs mobilités, mais aussi comment certaines de ces mêmes mobilités seront limitées par des formes de discrimination et d’isolement auxquelles elles sont confrontées dans le nouveau pays de résidence.
15Katherine E. Hoffman aborde, dans le troisième chapitre, le traitement politique, diplomatique et social de la kafala. L’article analyse ainsi la possibilité de construire une famille en Occident à partir de l’accueil d’un enfant abandonné d’origine maghrébine par des parents kafils ayant pour tâche la protection, l’éducation et la satisfaction de l’enfant jusqu’à ses 18 ans pour les garçons et jusqu’au mariage ou l’indépendance financière pour les filles.
16Au terme de la lecture de l’ouvrage, et comme rappelé par Serge Slama, professeur de droit public, dans la postface, nous nous rendons compte de l’intérêt d’interroger la place du droit dans la construction de liens familiaux en partant du « bas », en plaçant l’analyse « à hauteur d’homme » (Serge Slama, « Postface », p. 196). La diversité et la complexité des cas présentés montrent aussi l’importance d’une réflexion théorique et méthodologique fine et profonde, placée dans un contexte politique et social précis, afin d’éviter des raccourcis, des interprétations imparfaites et la construction de causalités simplistes. L’ouvrage montre enfin la nécessité de faire dialoguer les disciplines, dans le but d’enrichir l’analyse des différentes facettes du questionnement.
Notes
1 Claude Martin, « Changements et permanences dans la famille », dans Huerre (Patrice) et Renard (Laurent) [dir.], Parents et adolescents, Toulouse, Érès, 2003, p. 34.
2 Jean-Hugues Déchaux, « Parenté et démocratie : quelle régulation publique ? », Revue des politiques sociales et familiales, n° 124, 2017, p. 13.
3 Patricia Ewick et Susan Silbey, The common place of law. Stories from everyday life, Chicago, The University of Chicago Press, 1998.
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Référence électronique
Vanessa Stettinger, « Aurélie Fillod-Chabaud et Laura Odasso [dir.], Faire et défaire les liens familiaux. Usages et pratiques du droit en contexte migratoire », Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], 28 | Automne 2022, mis en ligne le 01 décembre 2022, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/sejed/11914
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