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Notes de lecture

François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression

Paris, La Découverte, 2021, 247 p.
Françoise Hickel
Référence(s) :

François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, 2021, 247 p.

Texte intégral

1Le 30 octobre 2020, soit deux semaines après le meurtre de Samuel Paty par un jeune djihadiste tchétchène, François Héran publiait dans la revue en ligne La Vie des idées une « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie, ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression ». Il répondait là à une demande d’un certain nombre d’entre eux, cherchant des ressources et des pistes de travail pour les cours d’éducation civique et morale qu’ils devaient dispenser à la rentrée, en rendant hommage à Samuel Paty, assassiné pour avoir commenté en classe des caricatures de Mahomet. L’ouvrage ici présenté est une reprise développée et argumentée de cette lettre, répondant à certaines critiques et objections qu’elle avait suscitées. En chercheur expérimenté, François Héran fonde cette argumentation sur les acquis historiques par un retour aux textes fondateurs sur l’obligation scolaire et la laïcité, sur le respect de toutes les croyances, sur les conditions d’apparition de la notion de droits de l’homme et de liberté d’expression en France, en Europe et dans le monde. Il reprend l’histoire des caricatures politiques et religieuses. Il complète ces apports par ceux, les plus récents, de la recherche en sciences humaines et sociales, notamment dans les approches intersectionnelles, concernant l’existence de l’islamophobie et des discriminations raciales structurelles. Il construit et exerce ainsi une pensée qui s’adresse autant aux chercheurs qu’à l’ensemble des professionnels concernés par les apports de la recherche dans la formation ou l’action éducative, que ce soit à l’Éducation nationale, en protection de l’enfance, à la PJJ, etc.

2Sociologue, anthropologue et démographe, François Héran est actuellement titulaire de la chaire Migrations et sociétés au Collège de France, après avoir dirigé le service d’enquêtes et d’études démographiques de l’INSEE, puis l’INED. Il travaille sur les thématiques de recherche liées à la migration internationale, aux dynamiques démographiques et aux discriminations. La Vie des idées est une revue publiée sur Internet, hébergée au Collège de France, codirigée par François Héran et Pierre Rosanvallon, historien et fondateur de la revue. Rattachée à l’Institut du monde contemporain au Collège de France, cette revue se veut « une coopérative intellectuelle, lieu de débat et atelier du savoir », réseau de compétences international, au croisement de champs disciplinaires, « accessible au plus grand nombre », favorisant « dialogues et débats » à propos des « grands enjeux de notre temps1 ». C’est donc à partir de ce cadre et dans cet état d’esprit d’irrigation du corps social par la recherche que François Héran rédige son ouvrage sur la liberté d’expression. Il y encourage les professeurs, et plus largement tous les éducateurs concernés, à ne pas enfermer élèves ou jeunes dans des vérités toutes faites, mais à leur apporter les éléments de débat sous différentes facettes afin de pouvoir réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression.

3François Héran construit son ouvrage en cinq parties, ce qui lui donne l’occasion d’exercer toute une série de contextualisations très documentées pour réfléchir sur cette notion.

4Dans un premier chapitre, « Crime et boniments », il s’attelle à resituer et à analyser finement le sens d’événements et d’expressions utilisées ou invoquées de manière souvent binaire dans les discours publics et dans les polémiques ministérielles ou journalistiques durant les semaines qui ont suivi le meurtre de Samuel Paty. Il note les diatribes et affrontements qui se sont succédé autour de la laïcité et de la nécessité ou non de réformer la loi de 1905, autour de la structure chargée de formation sur la laïcité dans les administrations, autour de la mise en cause de la liberté académique et de l’impartialité requise à l’égard des débats universitaires. Il en resitue les sources et leur diffusion. Il fait ceci dans l’objectif de libérer la réflexion sur la liberté d’expression, cette dernière étant devenue centre de toutes les attentions et mises en scène sociales et politiques. Il entame ensuite un retour historique aux textes fondateurs, en commençant par la lettre de Jules Ferry aux instituteurs du 17 novembre 1883, dans laquelle ce dernier insiste sur le respect de toutes les croyances au sein de l’école laïque durant les cours de morale. Il fait ensuite observer que la loi sur la liberté d’expression n’apparaît qu’en 1948 dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, couplée à la liberté d’opinion, avant d’apparaître seule dans l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme de 1953. La liberté d’expression a été précédée dans la législation française par la liberté de la presse de 1881, et par des textes consacrant la liberté d’opinion ou de conscience. Tous ces textes contribuent ainsi à faire de la liberté d’expression un des fondements essentiels d’une société démocratique, y compris lorsque les idées propagées peuvent choquer ou inquiéter l’État ou une partie de la population. Mais chacun de ces textes introduit un pendant à cette liberté d’expression, qui comporte aussi des devoirs et des responsabilités, ainsi que des limites définies par la loi. Ainsi, selon l’article 8 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. À une interprétation offensive de la liberté d’expression, où toute parole ou image, même offensante, alimente le débat public, s’oppose une autre interprétation du droit de libre expression, qui prend au sérieux le principe de non-nuisance affirmé dès 1789, le principe de respect des croyances posé en 1883 par Jules Ferry, et rappelé dans la constitution de 1958. Cette dernière interprétation est foncièrement pluraliste, étant entendu que le pluralisme n’est pas synonyme de relativisme, mais constitue une valeur fondamentale de la démocratie. François Héran s’appuie sur le philosophe Paul Ricœur qui défend la pluralité des valeurs de la manière suivante : « … Nous évoluons dans une société pluraliste, religieusement, politiquement, moralement, philosophiquement, où chacun n’a que la force de sa parole […]. Préparer les gens à entrer dans cet univers problématique m’apparaît être la tâche de l’éducateur moderne. […] Il doit aider les individus à s’orienter dans des situations conflictuelles, à maîtriser avec courage un certain nombre d’antinomies » (p. 15). Trois antinomies sont citées à titre d’exemples : préserver l’autonomie de chacun tout en entrant dans un espace public de discussion, appartenir à une tradition vivante sans exclure la présence d’autres traditions, avoir des convictions personnelles tout en pratiquant une ouverture tolérante à d’autres positions que la sienne. C’est dans ce type d’enracinement qu’il est possible de sortir d’une binarité vaine, entre l’affirmation de l’unicité de la République, source exclusive de toute valeur, et l’idéologie politique de l’unicité en islam, poussée à l’extrême.

5Dans un second chapitre, intitulé « L’insoutenable paradoxe de la liberté obligée », François Héran souligne la nécessité de desserrer « l’étau politique et moral qui consiste à invoquer la liberté d’expression pour forcer l’adhésion à des thèses qui ne vont pas de soi » (p. 44). Pour cela, il propose de faire l’histoire de la caricature politique et religieuse, ce qui lui permet de désacraliser les caricatures et d’exercer un esprit critique. Car l’enjeu est là : absolutisée, sans contrepartie, la libre expression ne tolère plus l’esprit critique. F. Héran compare à titre d’exemple la caricature de Cabu parue dans Charlie Hebdo le 8 février 2006, où l’on voit le prophète s’écrier en pleurant : « C’est dur d’être aimé par des cons ! », accompagnée d’une légende surimprimée – « Mahomet débordé par les intégristes » –, avec la caricature de Coco dans le même Charlie Hebdo le 26 septembre 2012, intitulée « Une étoile est née », où le prophète est représenté nu, en prière, avec vue sur son postérieur. Dans le premier cas, la cible de la caricature est clairement définie, dans le deuxième cas, en faisant de la position de la prière musulmane une posture obscène, hors contexte, l’islam entier et l’ensemble des musulmans sont visés. Or, c’est cette dernière caricature qui est défendue bec et ongles au nom de la libre expression. F. Héran décèle dans cette défense absolue de la liberté d’expression une forme de paternalisme, selon laquelle heurter les consciences se justifie par le fait que c’est agir pour le bien des personnes concernées, ces dernières ne pouvant le définir par elles-mêmes. Il fait remarquer que, de surcroît, ce type de message peut être mal interprété quand il s’adresse à une population issue du monde musulman, et qu’il émane d’une ancienne puissance coloniale prétendant donner des leçons de liberté aux peuples qu’elle avait colonisés. En contrepartie, F. Héran défend une philosophie libérale, où nulle autorité ne peut garantir les droits inaliénables de la personne en aliénant sa liberté. Pour lui, la liberté d’expression n’a plus de sens lorsqu’elle devient une injonction. Il prône en conséquence le discernement et la capacité à mettre en tension des principes concurrents : liberté d’expression, liberté de conscience et respect de la dignité des personnes. Et il souligne que ces questions sensibles ne peuvent pas être abordées sans tenir compte du profil des élèves ou des personnes auprès desquelles la réflexion sur la liberté d’expression est menée : âge, maturité, origines migratoires, culture religieuse, expérience des discriminations, etc.

6Dans une troisième partie, « Liberté de conscience, liberté d’expression : le défi des tours jumelles », F. Héran replace ses analyses dans le cadre juridique, historique et comparatif des déclarations des droits et des conventions internationales. Les principes fondamentaux ne changent pas. La liberté de conscience et la liberté d’expression forment un couple inséparable, ce qu’il nomme de manière imagée et volontairement évocatrice « les tours jumelles » (p. 97-98), à la fois solidaires et distinctes, complémentaires, mais pouvant entrer aussi en conflit. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 associe ainsi la liberté définie comme le droit de pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions, y compris religieuses, et la défense de la libre communication des pensées et opinions comme droit fondamental. La liberté de la presse y est alors conçue comme liberté de critiquer les hommes de pouvoir, qu’ils soient dignitaires religieux, ministres ou membres de la famille royale. Mais ces grands principes n’ont trouvé leur traduction concrète que dans la loi sur la liberté de la presse de 1881, introduisant ainsi un dispositif concret dans le système judiciaire français : les pouvoirs publics ne peuvent intervenir qu’en cas d’« outrage aux bonnes mœurs » (p. 117). Plus tard, la Déclaration universelle des droits de l’homme reconnue à l’Assemblée générale des Nations unies en 1948 aura une portée symbolique mais ne sera pas non plus contraignante juridiquement. La garantie des droits au niveau européen se traduira par la constitution successive du Conseil de l’Europe en 1949, de la Convention européenne des droits de l’homme en 1950, et enfin de la Cour européenne des droits de l’homme qui rendra ses premiers arrêts en 1961. La France ne ratifiera la Convention européenne des droits de l’homme qu’en 1974. Au sein de cette Convention, chaque liberté a son article, et chaque article énonce deux propositions, celle du principe lui-même et celle que ce principe doit s’exercer dans les limites de la loi. C’est à la jurisprudence qu’il revient de veiller à limiter les limitations à la liberté. Cet ensemble est complexe, mais c’est ainsi que liberté de conscience et liberté d’expression peuvent contribuer à faire démocratie. Or, l’examen de la jurisprudence européenne notamment montre que la liberté d’expression n’est pas absolue, que la critique des religions a pour limite acceptable de ne pas offenser gravement et gratuitement les croyances et les croyants, ce qui implique d’apprécier le dommage éventuel avec discernement.

7F. Héran poursuit sa réflexion dans une quatrième partie intitulée « Croit-on les croyances détachables des croyants ? ». Il y discute et remet en cause la séparation entre croyances et croyants mise en avant par les défenseurs inconditionnels de la liberté d’expression. La liberté d’expression offrirait à chacun le droit de railler les croyances à outrance, pourvu qu’on ne touche pas à la personne des croyants. Religieuses ou non, les croyances ne constitueraient pas une composante intime de la personnalité. Or, il n’y a pas de croyances sans croyants : la foi est une adhésion des personnes à un corps de convictions, qui s’inscrivent dans le temps et dans l’espace, et qui par ailleurs n’empêchent nullement l’exercice critique de la raison. Cet exercice critique peut d’ailleurs s’exercer sur les textes fondateurs des différentes traditions de foi ou philosophiques, et conduire aussi bien à transformer les croyances qu’à les dissiper. Pour F. Héran, élever un mur entre croyances et croyants est une solution commode pour résoudre à bon compte les tensions inévitables entre liberté de conscience et liberté d’expression. Or, ce sont bien les tensions entre ces deux principes contradictoires qui garantissent la démocratie. En outre, détacher les croyances des croyants ne resserre pas le lien social, lorsque la liberté d’expression est protégée d’office et que la liberté de conscience est protégée a minima. F. Héran alerte sur le danger pour une démocratie d’absolutiser le droit d’expression et, au nom d’un certain rationalisme, de soumettre les croyants à ce que l’on pense bon pour eux, dans une forme de paternalisme déjà dénoncée. Il oppose à ce qu’il nomme une « règle de fer » la « règle d’or » des philosophes : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. Il opère également une distinction entre critique, qui peut aller jusqu’à une ferme condamnation, et outrage et avilissement. Il fait par ailleurs observer que la Charte de la laïcité affichée dans les écoles, collèges et lycées depuis 2013 proclame que la laïcité « repose sur une culture du respect et de la compréhension de l’autre » (p. 167), incluant le respect des convictions philosophiques et religieuses, comme composante à part entière des relations de fraternité, une des valeurs de la République, concernant tout le monde.

8Enfin, pour F. Héran, recréer du lien social autour du respect mutuel suppose de ne pas rester dans le déni de phénomènes actuellement bien documentés. Dans un cinquième chapitre, « Histoire coloniale et discriminations : le double déni », il nous invite en premier lieu à ne pas dénier ce qui s’est produit pendant la colonisation, où la conquête des territoires s’est accompagnée de courants islamophobes aujourd’hui bien repérés par les historiens. Il existe ainsi une tradition française de l’islamophobie, s’étendant de la colonisation aux années 1990, en passant par la Restauration, le second Empire et la troisième République. Le monde musulman dans son ensemble ne l’a pas oublié, et des chercheurs comme Jean-Pierre Luizard peuvent considérer que nombre de malentendus entre Islam et République française puisent leurs racines dans cette histoire. En second lieu, il s’agit de ne pas dénier les discriminations ethnoraciales subies par les jeunes générations issues des migrations, qui commencent aujourd’hui à être bien documentées par les approches intersectionnelles. Une discrimination systémique ne suppose pas d’intention délibérée mais consiste pour une institution ou une entreprise à laisser ses agents recourir de façon fréquente et diffuse à des façons de faire qui désavantagent certaines catégories de façon illicite, sans rien faire pour y mettre fin. Les discriminations se distinguent ainsi des persécutions. Les études de l’INED et de l’INSEE par exemple ont pu mesurer les discriminations exercées en France en matière d’embauche ou de surveillance policière. Et la combinaison de facteurs tels que le genre, l’origine migratoire, la religion, le milieu social, l’habitat, etc. rendent d’autant plus vulnérables les personnes se trouvant à leur intersection. Cela a été bien montré en matière de santé et de suivi de soins. Au final, ce que l’ensemble de ces études montrent, c’est que les valeurs de la République ne peuvent être indifférentes aux différences : décrire et dénoncer les processus diffus qui mènent à ces discriminations, ce n’est pas faire éclater la République, mais c’est œuvrer à la recherche de solutions communes pour toutes les composantes de la société et viser ainsi la concrétisation de ses valeurs.

9En contextualisant historiquement la notion de liberté d’expression, en replaçant sa construction progressive en France dans un contexte européen et mondial qui a contribué à la façonner, en mettant en relief les apports de la recherche en sciences humaines et sociales autour des différentes dimensions de cette question et du public auquel on s’adresse, l’ouvrage de François Héran offre de nombreuses pistes de travail aux professionnels de l’éducation, qu’ils soient chercheurs, formateurs ou professionnels de terrain. Le site transdisciplinaire de La Vie des idées, ouvert à tous, peut également constituer une porte d’entrée pour chercher des ressources scientifiquement établies de toutes sortes : éléments de référence, pistes de débat, résultats de recherche, morceaux d’histoire, articles, etc. Ces ressources peuvent s’avérer indispensables à la construction d’une réflexion menée sur la liberté d’expression et ses conditions, mais aussi sur la laïcité, et la vie commune en institution.

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Notes

1 Voir le site internet https://laviedesidees.fr/, rubrique « Qui sommes-nous ? ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Françoise Hickel, « François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression »Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], 29 | Printemps 2023, mis en ligne le 15 septembre 2023, consulté le 22 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/sejed/12220

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Auteur

Françoise Hickel

Docteure en sciences du langage et en sciences de l’éducation, ancienne éducatrice et formatrice de la PJJ. En tant qu’éducatrice praticienne chercheure, elle a notamment travaillé sur la reconnaissance des pratiques langagières comme ressources et manifestations de compétences langagières, et a contribué en tant que formatrice à la mise en place d’une formation sur la lutte contre la radicalisation pour les personnels de la PJJ. Elle participe aujourd’hui à une nouvelle recherche en sociolinguistique et didactique sur l’apprentissage du français en contexte de migration en tant que chercheure associée à l’ENPJJ et au DILTEC.

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